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samedi 18 juin 2011

L'été grec de Jacques Lacarrière (citation)

Le masque d'Agamemnon

Retour de Grèce! Dans le musée national archéologique d'Athènes, j'ai découvert les trésors de la civilisation mycénienne. Les masques d'or, en particulier, qui recouvraient le visage des défunts sont absolument stupéfiants.  Constitués par une feuille d'or qui prend l'empreinte du visage et en épouse les creux et les reliefs, ils donnent l'impression d'une réelle présence. Derrière le masque, on devine l'homme. Ils exercent sur ceux qui les regardent une fascination qui ne tient pas de la morbidité mais d'un autre sentiment. Voilà ce qu'en dit  Jacques Lacarrière dans L'été grec.

A l'encontre des masques égyptiens d'or massif (qui ne sont jamais des portraits mais une représentation idéalisée du mort devenu Osiris), à l'inverse des portraits du Fayoum (si fidèles que l'on peut reconstituer à leur seule vue l'âge, l'appartenance sociale, les fonctions du défunt), ces masques mycéniens sont à la fois d'étincelants portraits et des allégories de la mort souveraine. Souveraineté rendue encore plus apparente encore par cet ultime effort pour préserver le visage des hommes des altérations du néant mais aussi souveraineté de la vie sur la mort car nul doute que ces rois, ces despotes brutaux gavés de guerre, de chasse et de razzia n'aient cru continuer de régner sur leur peuple depuis leur tombe. Ils continuent manifestement de régner, de chasser, d'ordonner quelque part, entre le monde des ombres et celui des vivants et cette pérennité fantomatique, cette survie posthume marquent encore la Grèce classique (l'oeuvre d'Eschyle notamment) plus de dix siècles après la fin du règne de Mycènes.
 (...)  Si l'on veut tuer un roi mycénien, il faut le tuer deux fois, comme vivant et comme mort,  en ligotant son ombre par des rites appropriés. Ainsi dans son Agamemnon, Eschyle fait-il de Clytemnestre, meurtrière de son mari, un être écartelé entre la joie de la vengeance et la terreur de savoir qu'à Mycènes les morts ne meurent jamais entièrement. Dans son effort, dans son espoir dément d'abolir le règne posthume de son époux, elle mutile son cadavre en lui tranchant le sexe. Mais même ainsi, elle ne pourra vraiment le tuer : l'ombre continuera de vivre dans la tombe mais de vivre impuissante, sans action sensible sur les vivants.

 Les enfants des tombes royales de Mycènes

Ces masques proviennent de tombes royales. Dans l'une d'elles, à côté des adultes, deux jeunes morts. Leurs  jambes et leurs bras ont été recouverts de feuilles d'or, ce qui nous donne un aperçu de leur taille respective. Deux petits enfants revenus de la mort, présences éphémères et fragiles, dont l'or dessine une silhouette imprécise mais émouvante.


 Merci à Chiffonnette

Edward Abbey : Le feu sur la Montagne

Billy, 12 ans, vient passer les vacances chez son grand père dans un ranch du Nouveau-Mexique. Il se fait une joie de retrouver le vieil homme, John Vogelin, et son ami, Lee, mais aussi la liberté  des grands espaces, les bêtes du ranch, les chevauchées dans la nature... une nature pourtant peu hospitalière avec ce climat semi-désertique, ces terres arides, cette chaleur implacable, toutes calamités qui permettent  à peine au grand père de subsister.  Oui, mais les paysages ont une beauté magique, les couchers de soleil sont sublimes, sans parler des rencontres palpitantes avec  les animaux sauvages, des veillées autour d'un feu de bois, des nuits à la belle étoile... Billy est enthousiaste; plus tard, il aimerait bien venir travailler ici. Pourtant, lorsqu'il arrive il ne tarde pas à deviner la menace qui plane sur leur tête. L'US Air Force veut racheter le ranch de grand père pour y installer un champ de missiles.  Mais John Vogelin va se battre jusqu'au bout pour garder sa propriété, épaulé dans ce combat par son petit-fils. On devine pourtant que cette lutte est bien inégale.

J'ai vraiment adoré ce livre. Son charme tient, bien sûr, à la description de cette nature à laquelle Edward Abbey voue un grand amour qu'il a l'art faire partager. Il me donne envie de galoper à côté de nos héros malgré la chaleur, la soif, les fesses tannées par le cuir de la selle, de vivre à la dure, enserrant les dents, pour paraître costaud, comme le fait le petit Billy! Quand je lis un roman convaincant, je suis souvent capable de telles prouesses, mourant de soif dans le désert ou les pieds gelés dans le blizzard du Grand Nord canadien. C'est tellement bon de vivre à l'extrême, confortablement installée dans un fauteuil! 
Et puis derrière cette beauté, apparaît la fragilité de cette nature, des animaux, d'abord, que l'homme déclare nuisibles et qu'il détruit sans discernement, de ces paysages splendides que l'on va sacrifier à la guerre, que l'on va livrer à la destruction. Il y a la dénonciation du pouvoir exorbitant de l'armée qui peut exproprier les gens, les envoyer en prison s'ils résistent. Edward Abbey, exprime ici un sentiment écologique et antimilitariste. Contestataire, il prône le refus d'obéissance, le recours à l'auto-défense qui n'a rien de pacifique d'ailleurs! C'est l'arme à la main que le vieux Vogelin entend défendre son domaine, dans le meilleur style des westerns.

J'ai aimé aussi les liens qui unissent le grand père et le petit fils, cette conformité d'humeur et de goûts, cette solidarité farouche de l'enfant envers le vieillard, cette tendresse pudique que l'un ou l'autre ne veut pas exprimer mais qui apparaît à tout moment dans un mot, dans un geste, dans leur complicité étroite. C'est à travers des dialogues pleins d'humour, assez pince-sans-rire, que se dessine le caractère de l'enfant, les principes d'éducation du vieil homme et ses contradictions, et aussi la belle amitié et le respect mutuel qui lient le vieil homme, l'enfant et Lee, autre personnage important du récit.

Les engoulevents montaient et plongeaient sur le rideau de l'aube naissante, conscients de l'imminence du jour. Des pies firent leur apparition, oiseaux affamés au plumage noir et blanc d'universitaires guindés, et se mirent à piailler et piailler comme des théologiens qui se  querellent. Un troglodyte s'éveilla et poussa son chant de chute d'eau cristalline.
-Le paradis peut-il être plus beau? demandai-je.
- Le climat  est un peu meilleur ici, répondit Grand-père
- Il y a moins d'humidité, dit Lee.



J'ai découvert ce livre et ai eu envie de le lire dans le blog de Mango

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et aussi Folfaerie

Andres Serrano : le Piss Christ ou le Christ recrucifié



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Le jour où je me suis enfin décidée à aller voir l'exposition de la Fondation Lambert  :Je crois aux miracles, j'apprends que le musée est fermé parce que l'oeuvre  Andres Serrano, le Piss Christ, a été vandalisée par un groupe de catholiques extrémistes.
piss-christ-endommage.1305887035.jpgC'est donc plus tard que j'ai pu visiter l'exposition. La vision de Piss Christ que le conservateur a choisi de montrer après sa partielle destruction m'a choquée. Le visage du Christ est martelé, défoncé, amalgamé aux débris de verre. L'image en acquiert une force décuplée. Elle est le témoignage de la violence, du fanatisme mais aussi de la sottise humaine, c'est le Christ recrucifié!
La première fois que j'ai vu cette photographie qui a déjà été exposée à la Fondation Lambert, j'ai été frappée par la spiritualité qui émane de cette image. Sur ce fond de sang, le crucifix trempé dans l'urine se détache, dorée, comme habitée par une lumière qui provient non d'une source extérieure mais du Christ lui-même. Et cette lumière est si intense que le corps crucifié semble se dissoudre, se dématérialiser devant nos yeux. L'effet est d'une grande beauté mais aussi d'une vraie religiosité. Les éléments organiques, sang et urine, qui  composent la photo créent un effet de matière, d'épaisseur, qui contraste avec cette impression de sacré et rappellent la dualité du  Christ, Dieu mais homme aussi.
Je ne connaissais pas du tout, à l'époque, les intentions de l'artiste et je me suis demandé ce que l'oeuvre signifiait.
Le sang et l'urine étaient-ils le symbole de la Passion du Christ  : le sang de la souffrance  sous la torture, la flagellation, la crucifixion; l'urine, symbole de l'humiliation, des insultes, du calvaire vécu par l'homme livré à l'animalité de la foule?
Ou bien, au contraire, Andres Serrano, signait là une oeuvre volontairement provocatrice, pour dénoncer les crimes de la religion chrétienne, ces siècles d'obscurantisme, de fanatisme, de haine qui ont fait fleurir en Europe les tribunaux et les bûchers de l'Inquisition, les autodafés, les lynchages, les croisades et autres ignominies?
Pour avoir la réponse, il faut lire l'interview de Andres Serrano paru dans La Provencelors du passage de l'artiste à Avignon après la destruction de son oeuvre : Je ne suis pas un blasphémateur dont voici un extrait :
- Quel est le message de "Piss Christ" ? 
A.S. : Vous savez, les artistes ne pensent pas vraiment au message, il faut préserver une part de mystère... Maintenant, si on parle de ce que dit cette oeuvre sur le Christ, je voulais rappeler ce qu'est vraiment une crucifixion. Parce qu'un crucifix, ce n'est qu'un objet en bois familier, dont on ne se rappelle pas vraiment le sens. Le Christ a été mis en croix, il a été battu, on lui a percé le flanc avec une lance, il a pissé, il a chié et il a saigné jusqu'à la mort... Je veux qu'en regardant "Piss Christ", les gens se rappellent de ça.

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Les autres oeuvres exposées dans la pièce avec le Piss Christ témoignent de cette même spiritualité. Parmi elles, la Pieta aux couleurs riches et somptueuses, semblable à une Vierge de la Renaissance, montre le visage vieillie, marqué par la souffrance de la Mère de Dieu qui tient dans ses bras son fils couronné d'épines. Que le Christ soit noir provoque un choc et donne une autre signification au tableau qui devient alors témoignage des souffrances du peuple noir. Une autre photographie intitulée Soeur Jeanne Myriam montre les mains humbles, ridées d'une religieuse se détachant sur l'aube blanche, symbole de foi et de pureté. Elle aussi a été stupidement endommagée par les intégristes qui non seulement ne comprennent rien à l'art mais dénient à l'artiste sa liberté de penser et de créer .
Ce sont les mêmes qui, il y quelques  siècles, brûlaient les oeuvres de Boticelli!

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Dimanche poétique : Charles d'Orléans, Las! Mort...


 Après avoir lu le beau roman de Hella H. Haasse, En la forêt de Longue attente qui retrace la vie de Charles d'Orléans, chef de la lignée d'Orléans, père de Louis XII et ... poète, voici une ballade dédiée à Bonne d'Armagnac, sa deuxième femme! Fait prisonnier à la bataille d'Azincourt par les anglais, Charles d'Orléans est resté vingt-cinq en exil et n'a jamais revu son épouse.  Il apprend sa mort lorsqu'il est en captivité, ce qui lui inspire ce poème.
 Las ! Mort, qui t'a fait si hardie

De prendre la noble Princesse

Qui était mon confort, ma vie,
 
Mon bien, mon plaisir, ma richesse !

Puisque tu as pris ma maîtresse,

Prends-moi aussi son serviteur,

Car j'aime mieux prochainement 
m
ourir que languir en tourment,

En peine, souci et douleur !



Las! de tous biens était garnie

Et en droite fleur de jeunesse!

Je prie à Dieu qu'il te maudie,
 
Fausse Mort, pleine de rudesse!

Si prise l'eusses en vieillesse,

Ce ne fût pas si grand rigueur;

mais prise l'as hâtivement,

Et m'as laissé piteusement

En peine, souci et douleur !



Las ! je suis seul, sans compagnie!

Adieu ma Dame, ma liesse !

Or est notre amour departie,

Non pourtant, je vous fais promesse

Que de prières, à largesse,
 
Morte vous servirai de coeur,
  
Sans oublier aucunement;

Et vous regretterai souvent

En peine, souci et douleur.



Dieu, sur tout souverain Seigneur,

Ordonnez, par grâce et douceur,

De l'âme d'elle, tellement

Qu'elle ne soit pas longuement

En peine, souci et douleur !


Les compagnons Troubadours du dimanche de Bookworm :
Alex : Mot-à-mots Alinea66 : Des Livres… Des Histoires…Anne : Des mots et des notes, Azilis : Azi lis, Cagire : Orion fleur de carotte, Chrys : Le journal de Chrys, Ckankonvaou : Ckankonvaou, Claudialucia : Ma librairie, Daniel : Fattorius, Edelwe : Lectures et farfafouilles, Emmyne : A lire au pays des merveilles, Ferocias : Les peuples du soleil, George : Les livres de George, Hambre : Hambreellie, Herisson08 : Délivrer des livres?, Hilde : Le Livroblog d’Hilde , Katell : Chatperlipopette, L’Ogresse de Paris : L’Ogresse de Paris, L’or des chambres : L’Or des Chambres, La plume et la page : La plume et la page, Lystig : L’Oiseau-Lyre (ou l’Oiseau-Lire), Mango : Liratouva, MyrtilleD : Les trucs de Myrtille, Naolou : Les lectures de Naolou,Oh ! Océane !, Pascale : Mot à mot, Sophie : Les livres de Sophie, Wens : En effeuillant le chrysanthème, Yueyin : Chroniques de lectures Océane :

Jorge Semprun, L'écriture ou la vie ( citation )


 L'écriture ou la vie


Je ne possède rien d'autre que ma mort, mon expérience de la mort, pour dire ma vie, l'exprimer, la porter en avant. Il faut que je fabrique de la vie avec toute cette mort. Et la meilleure façon d'y parvenir, c'est l'écriture. Or, celle-ci me ramène à la mort, m'y enferme, m'y asphyxie. Voilà où j'en suis : je ne puis vivre qu'en assumant cette mort par l'écriture, mais l'écriture m'interdit littéralement de vivre.
 

La vie était encore vivable. Il suffisait d'oublier, de le décider avec détermination, brutalement. Le choix était simple : l'écriture ou la vie. Aurais-je le courage- la cruauté envers moi-même- de payer ce prix?




La Mort qu'il faut

Une année à Buchenwald m'avait appris concrètement ce que Kant enseigne, que le Mal n'est pas l'inhumain, mais, bien au contraire, une expression radicale de l'humaine liberté.