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jeudi 9 février 2012

Civilisation : Une réponse de Montaigne

  

 
L’astrolabe d’Abû Bakr b. Yûsuf, XIIIe siècle.


 Civilisation : Etymologie : du latin civis, citoyen.

Sens n°1 :
Une civilisation est l'ensemble des caractéristiques spécifiques à une société, une région, un peuple, une nation, dans tous les domaines : sociaux, religieux, moraux, politiques, artistiques, intellectuels, scientifiques, techniques... Les composantes de la civilisation sont transmises de génération en génération par l'éducation. Dans cette approche de l'histoire de l'humanité, il n'est pas porté de jugements de valeurs.
Le sens est alors proche de "culture".
Exemples : civilisations sumérienne, égyptienne, babylonienne, maya, khmer, grecque, romaine, viking, arabe, occidentale...

Sens n°2 :
La civilisation désigne l'état d'avancement des conditions de vie, des savoirs et des normes de comportements ou moeurs (dits civilisés) d'une société. La civilisation qui, dans cette signification, s'emploie au singulier, introduit les notions de progrès et d'amélioration vers un idéal universel engendrés, entre autres, par les connaissances, la science, la technologie. La civilisation est la situation atteinte par une société considérée, ou qui se considère, comme "évoluée". La civilisation s'oppose à la barbarie, à la sauvagerie.
Le XXe siècle ayant montré que la "civilisation occidentale" (au sens n°1) pouvait produire les formes les plus cruelles de barbarie, il est indispensable de faire preuve de la plus grande modestie quant au degré de civilisation (sens n°2) atteint par notre société.
source


C'est déjà l'avis de Montaigne! En parlant des Cannibales du Nouveau Monde dans l'essai du même nom, Montaigne note que ceux-ci mangent leurs ennemis morts en signe de vengeance alors que les Portugais les torturent longuement et avec raffinement avant de les pendre!
Je ne suis pas marri que nous remarquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action*, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion)**, que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé.
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.


 *le cannibalisme
** Quand Montaigne écrit les Essais, la France est déchirée par les guerres de religion

Percival Everett : Désert américain





Désert américain de  Percival Everett est  livre peu banal ! Ce qui en fait  l'originalité, c'est que l'écrivain part d'un fait rocambolesque pour mieux nous présenter la réalité américaine.

Theodore Larue, époux peu fidèle de Gloria, père de deux enfants, Emily et Perry, et professeur d'ancien anglais à l'université de Californie du Sud meurt dans un accident de voiture. Et non seulement, il meurt mais en plus il est décapité. Sa tête est hâtivement recousue à son corps afin qu'il fasse un cadavre convenable dans son cercueil..  Oui, mais voilà que pendant la cérémonie religieuse le cadavre se dresse (provoquant une émeute) et force est de constater qu'il est vivant! Un choc pour sa femme et ses enfants et  pour l'intéressé lui-même.  Les médias s'emparent de l'affaire attirant l'attention sur lui.  Ted  est  alors embarqué dans une histoire complètement farfelue et à rebondissements.

Percival Everett manie l'ironie d'une manière assez féroce. Ted Larue  meurt dans un accident alors qu'il est en route vers son suicide à la suite de ses échecs professionnels et conjugaux. Le récit se teinte d'un humour noir assez savoureux et  plein de détails  scabreux : la tête est recousue par l'embaumeur "à gros points serrés au fil de pêche bleu de quinze", couture grossière qui gêne notre héros quand il redevient vivant (on le comprend!). L'écrivain se délecte à nous raconter la réaction de la foule hystérique dans l'église et les rues avoisinantes, celle du voisin hargneux qui s'évanouit..  Les portraits satiriques des personnages comme celle du directeur du département de Ted à l'université  ou celui du gourou Big Daddy sont très réussis!

Mais on peut se demander pourquoi cette fable. Pourquoi Perceval Everett prend il pour porte-paroles "un mort en vie" pour présenter sa vision de la société ? Au-delà du rocambolesque, l'écrivain  nous dit que son personnage qui est revenu de la mort a gagné en lucidité. Sa vision est devenue autre, plus profonde, plus large, plus complète. Faut-il aussi ne plus avoir rien à perdre pour avoir le courage de démasquer les impostures et les crimes ? La mort est-elle nécessaire pour  y voir plus clair? Autrement  dit, nous, les vivants, serions-nous aveugles  à ce qui nous entoure? 

Sa mort avait changé sa conception de la vie. Sa résurrection avait enrichi sa personnalité, le faisant accéder à une dimension jamais atteinte de son vivant(...) Son regard était différent, sa façon de pencher la tête quand il observait le monde autour de lui, de se tourner, de montrer du doigt.

Car au-delà de l'humour, Ted devient un prétexte à la dénonciation de la société américaine. Et tout d'abord des journalistes et des médias charognards dont Ted et sa famille deviennent la proie. L'université et son système aléatoire de titularisation sont aussi remises en question. Ted travaille depuis neuf ans, ses évaluations d'enseignements sont parfaites mais il n'a pas publié de livre  et est en passe d'être remplacé par une jeune femme  de manière tout à fait arbitraire.  Par contre, il ne sera pas inquiété pour ses fautes réelles, ses relations sexuelles avec son étudiante. Les services secrets américains, les sectes religieuses et leurs dangereuses dérives, le clonage (et pas n'importe lequel grâce à l'imagination sans limites de Percival Everett ! )sont aussi au coeur de cette critique qui montre une société malade où les faibles sont opprimés.

Quand il meurt pour de bon, Percival Everett répond aux journalistes qu'il n'a pas de message à transmettre sur la mort après la vie. Il n'est pas Jésus, ni un ange, ni Satan, comme on a pu le dire. "La mort n'est pas une mauvaise chose", affirme-t-il, et c'est pourquoi il ne faut pas en avoir peur.

Ce roman n'est pas sans me rappeler le Testament de Ben Ziom Avrohom de James Frey, écrivain qui a lui aussi choisi la fable et la provocation pour composer un tableau de la société américaine au cours d'un  récit complètement fou .  

Merci à Keisha pour ce livre qui continue à voyager. Qui le veut?