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mardi 15 janvier 2019

Julio Llamazares : Lune de loups



Quatre jeunes gens traqués par la haine fratricide tâchent de survivre dans la montagne, cachés dans les cavernes et les bois. La guerre civile passe au fond de ce récit avec sa cohorte de détresse, de violence et de mort. Mais au fond seulement. L’histoire de ces hommes, de ces animaux nocturnes et solitaires, est plutôt celle d’un mauvais rêve, celle d’un voyage intérieur vers les sources mêmes du lyrisme et de la transfiguration poétique du réel. Loin de nous enfermer dans la nuit sans issue d’un maquis condamné, le récit ouvre sur un autre monde, moins visible et plus incarné à la fois, plus élémentaire et plus dense. (Quatrième de couverture)Lune de loups Julio LamazJ

Depuis toujours, me semble-il, je me suis intéressée à la guerre civile espagnole. Mon premier film  sur ce sujet, quand j’étais enfant, a été Pour qui sonne le glas et j’ai, par la suite, lu le beau  roman d’Ernest Hemingway. Il y eut aussi Tanguy de Michel del Castillo et puis Javier Cercas et les soldats de Salamine et actuellement Le Monarque des ombres, et  Le crayon du charpentier de Manuel Rivas, Faut pas pleurer de Lydie Salvayre et maintenant Lune de loups de Julio Llamazares. Tous de très beaux livres que j'ai beaucoup aimés ! Et toujours la même émotion vis à vis de cette terrible histoire de meurtres et de sang qui divise un peuple, toujours le même sentiment de solidarité envers les républicains. Pourquoi ce sentiment si fort, naissant de ce moment si complexe de l’Histoire d’Espagne? Peut-être est-ce par ce que ceux qui représentaient la liberté ont été vaincus et que leur peine ne s’est pas arrêtée à la fin de la guerre mais a perduré : des années de franquisme, des années de dictature, de privation de liberté, de domination des valeurs fascistes sous la férule d’une église hypocrite et puritaine, mise au service du pouvoir et des riches, des années d’exil, de délation et de mort. Peut-être aussi parce que la guerre d’Espagne nous fait comprendre combien la démocratie est faible et combien il est difficile de la défendre.
Mais revenons au livre de Julio Llamazares. Lune de loups  raconte l’histoire de quatre jeunes républicains, réfugiés dans les montagnes de Cantabrique, poursuivis par les fascistes qui les traquent  jusque dans leurs ultimes refuges, dans les grottes où ils se réfugient, les cabanes de berger abandonnées, dans les maisons du village qui entrouvrent (rarement) leur porte pour leur donner une aide. La délation règne, les familles des maquisards subissent de dures représailles.  La justice est expéditive, un coup de mitraillette règle tout, pas besoin de  jugement !
Le narrateur est Angel, l’instituteur, et ses compagnons d’infortune sont Ramiro, Juan et son jeune frère Gildo.
Le roman est assez différent de ceux que j’ai lus jusqu’à maintenant. Il s’attarde moins à l’Histoire elle-même et parle plus largement des conditions de vie des quatre jeunes gens, réduits à l’état de bêtes, de leurs souffrances morales et physiques dans une nature belle mais hostile à l’homme.

La nuit a éclaté comme un baril de poudre. Elle s’est changée en un tourbillon dévastateur et glacial. La neige, le vent, le crépitement des armes, les cris des gardes civils se fondent sous le manteau de la nuit pour dessiner une estampe floue et incompréhensible.

Le récit pourrait se dérouler n’importe où, dans un noman’s land de forêts, de neige et de froid,  lors d’une errance qui déshumanise et préfigure l’antichambre de la mort, la porte des Enfers.

Une lumière grise, de lune très lointaine – « Regarde, Ángel, regarde la lune : c’est le soleil des morts » – éclaire légèrement la ligne des montagnes et le frisson ému des arbres.

 Et cette errance va durer environ dix ans. En effet, le récit commence en 1937 et se termine en 1946.

C’est avec poésie et émotion que Julio Llamazares décrit les affres de la solitude,  l’aliénation de l’homme privé de sa famille, de  ses semblables,  la souffrance qui érode, qui sape chaque jour d’avantage ce qui le fait humain.

Cet homme à qui le miroir de la pluie, dans la montagne, rend cependant la mémoire de ce qu’il a toujours été : un être pourchassé et solitaire. Un homme traqué par la peur et par la vengeance, par la faim et par le froid. Un homme à qui l’on refuse même le droit d’enterrer le souvenir des siens.

Le style imagé et lyrique donne un ton particulier au récit, entre rêve et réalisme, et la lune brille sans cesse dans la nuit de ces hommes sur laquelle pèse la menace de la Mort, omniprésente.   Celle-ci s’incarne parfois comme dans ce passage où Angel prend la faux, dissimulé par l’obscurité, dans le pré de son père :

Toute la nuit millénaire de l’herbe et du fer, le zigzag vert et noir de la mort devant mes pieds et l’éclat solitaire de la lune d’Illarga. Toute la nuit, incliné sur le pré, la faux dans les mains et la mitraillette en bandoulière, afin que ma famille le trouve fauché quand le jour se lèvera.

La lune de loups, la lune des bêtes sauvages, rendues féroces comme eux par les mauvais traitements et qui sont, comme eux, solitaires et pourchassées.

Dans ces contrées, ils chassent encore les loups comme des hommes primitifs en les encerclant. (…) Ils le prennent vivant et, durant plusieurs jours le promènent à travers les villages afin que les gens puissent l’insulter et lui cracher dessus avant de le mettre à mort.

Un beau livre qui éclaire d’une manière émouvante, brillante et poétique, un moment de la guerre civile espagnole.

Merci à Dominique de m'avoir fait découvrir ce livre : ICI