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lundi 8 septembre 2025

Stephen Greenblatt : Will le Magnifique

 

Will  le magnifique de Stephen Greenblatt est un livre à ne pas manquer pour tous les amoureux de Shakespeare mais  pour les autres aussi car le livre est un puits de science à la fois sur la vie et l’oeuvre du dramaturge mais aussi sur l’histoire anglaise du XVI siècle, sous le règne d’Elizabeth 1er et de Jacques 1er.

Stephen Greenblatt part du constat que l’on connaît peu la vie du personnage ( pas de lettres alors qu’il était séparé de sa famille restée à Stratford quand il vivait à Londres, pas de journal intime, pas de mémoires écrits par ses contemporains ) mais d’abondants documents rendant compte de sa vie officielle, acquisitions de propriétés, recettes des théâtres, certificats de mariage, de baptême, procès, testament et puis… bien sûr, il y a ces œuvres !  Et  si justement celles-ci rendaient compte de sa vie, révélaient ses pensées secrètes, ses sentiments, ses idées, bref ! Et si la biographie du grand dramaturge pouvait se lire à travers et par ses écrits ? C’est ce que va étudier Greenblatt et c’est ce qui rend cette étude si passionnante.

Enfin et pour une fois un biographe, Stephen Greenblatt, qui ne remet pas en cause la paternité des œuvres de Shakespeare mais qui, au contraire, met en lumière pourquoi elle est incontestable. Non qu’il veuille aborder cette question d’ailleurs. Son intérêt est ailleurs. Il part de ce postulat :

 « L’une des caractéristiques fondamentales de l’art de Shakespeare est de ne jamais se couper du réel. Shakespeare est un poète qui remarque que le lièvre traqué est « tout trempé de sueur » ou que l’acteur victime d’opprobre peut se comparer à la main indélébilement tachée du teinturier. »

William Shakespeare est né en 1564 et est mort en 1616. Il est l’aîné des enfants de John Shakespeare et de Mary Arden et a certainement fait ses études de l’âge de sept ans à 13 ans à la Grammar school de sa ville natale Stratford-upon-Avon. Des études entièrement dispensées en latin et consacrées à l’étude de textes religieux mais aussi d’auteurs latins, comme Plaute ou Terence. Les troupes itinérantes qui s’arrêtaient à Stratford ont pu aussi lui donner le goût du théâtre. Mais il n’a pu aller à l’université car son père - qui était gantier et bailli de la ville - ruiné, n’avait plus la fortune nécessaire pour l’y envoyer. Quand il arrive à Londres pour y exercer le métier d’acteur et se mettre à écrire Shakespeare doit se faire un nom. Il fréquente alors le cercle des écrivains et dramaturges, souvent de mauvais garçons, buveurs, ripailleurs, mais aussi espions, voleurs, qui tournent autour du théâtre dont Marlowe, son plus grand rival avant sa mort violente dans une rixe. Le théâtre a cette époque est plus que jamais un commerce et la concurrence y est rude, il faut gagner la protection d’un haut personnage pour survivre et les épidémies de peste qui ferment tous les lieux de loisir plongent souvent la plupart des troupes dans la misère. Ces  poètes sont tous diplômés d’Oxford et de Cambridge forment une caste qui ne doit rien à la fortune ou à la noblesse mais bien au prestige de leurs études. Ils regardent de haut tous ceux qui ne sortent pas de l’université. Ils forment un cercle fermé et snob et sont rapidement jaloux des succès de Will. L’un d’eux, vraisemblablement Robert Greene, traite Shakespeare ainsi :

 « Oui, méfier-vous d’eux : Car il en est un parmi eux, un Corbeau parvenu qui s’embellit de nos plumes, et qui, dissimulant son coeur de tigre sous la peau d’un comédien, s’imagine qu’il est tout aussi capable que le meilleur d’entre vous de grandiloquer des vers blancs et en véritable Johannes-à- tout- faire, il se considère vaniteusement comme l’unique Shakescene (ébranleur de scène) du royaume. »

Et  c’est le même  snobisme qui, de nos jours, refuse  de reconnaître  Shakespeare comme l’auteur de ses œuvres, et pour les mêmes raisons !  Sous prétexte qu’il n’est pas sorti de l’université, qu’il est issu du peuple,  ses détracteurs attribuent ses textes à un aristocrate, un universitaire, comme si un autodidacte  doté d’une mémoire excellente, d’un don aiguisé de l’observation et d’une  grande imagination ne pouvait être capable de faire oeuvre de génie, comme si un acteur qui doit incarner toutes les classes sociales, ne pouvait pas s’identifier à un aristocrate.

« Il convient d’invoquer le pouvoir d’une imagination incomparablement  puissante, un don qui ne dépend pas du fait qu’on a, ou non, mené une vie prétenduement intéressante. De longues et fructueuses études ont démontré comment l’imagination de Shakespeare métamorphose ses sources, car dans la majorité de ses œuvres, il emprunte de matériaux qui circulent déjà et les transforme par la puissance de son énergie créatrice. »

L’érudition, certes Shakespeare peut l’acquérir par ses lectures ( j’ai noté qu’il lisait Montaigne, entre autres !). Mais pour le reste il puise dans le réel, dans ce qu’il a pu observer, dans les  traditions populaires, les coutumes solidement ancrées dans la vie campagnarde. Celle-ci est peinte dans son oeuvre, non comme une pastorale destinée à plaire à la haute société, mais avec des détails vrais. Shakespeare connaît parfaitement les travaux des champs. Son père était fils de métayer et achetait de la laine directement au producteur pour la traiter. Il décrit les conditions de vie du berger, le cycle de saisons, la vie des animaux, les noms des herbes et des fleurs.. La nature est souvent présente dans ses pièces et donne lieu à de très beaux passages lyriques tout en témoignant d’une connaissance intime du monde rural. 

« Le théâtre doit participer à la fois de cette envolée visionnaire de l’imagination et d’un enracinement dans le quotidien, ce quotidien qui constitue une partie intégrante de son imagination créatrice. Shakespeare ne devait jamais oublier le monde quotidien et provincial dont il était issu …. »

On sait peu de choses des années  qui ont précédé l’arrivée de Shakespeare à Londres. On pense qu’il a peut-être travaillé comme gantier avec son père et le biographe note l’abondance des  références relatives à ce métier du cuir dans  ses pièces.
 

« Romeo aimerait être le gant qui recouvre la main de Juliette, afin de pouvoir lui effleurer la joue. Dans Le Conte d’Hiver le colporteur transporte dans sa musette « des gants comme roses parfumées » ? Le parchemin n’est-il pas en peau de mouton  ? se demande Hamlet. « si Monseigneur et aussi de veau. » lui répond son ami Horatio.. Dans La comédie des erreurs, quant à l’officier, engoncé dans son uniforme du cuir, Shakespeare le compare à « une basse de viole dans un étui de cuir ». ( etc…) En créant le monde enchanté du Songe d’une nuit d’été, Shakespeare s’amuse même à miniaturiser l’art du cuir : la « chatoyante » peau abandonnée par le serpent qui mue est assez large pour un manteau de fée et « l’aile de cuir » des chauves-souris pour celui des elfes.

 Peut-être a-t-il aussi travaillé dans une étude d’un notaire car il il a le vocabulaire  d’un juriste et plus tard il se révélera très compétent pour gérer ses biens, acquérir des propriétés et se doter d’une solide fortune. Il a certainement commencé sa carrière théâtrale comme acteur avant de se rendre à Londres.

Tout en éclairant la vie de Shakespeare par son oeuvre, Greenblatt  brosse un tableau de  la Renaissance anglaise, ce XVI Siècle dominé par la royale figure d’Elizabeth puis Jacques 1er, un siècle tourmenté, où règne la discorde entre catholiques et anglicans et dans lequel l’héritage religieux de Henri VIII a fait de la reine le chef de l’église anglicane. Les grandes familles catholiques complotent dans l’ombre et lorsque le pape s’en mêle et excommunie la souveraine, la peur du complot, la suspicion, les rumeurs d’assassinat, font peser une chape de plomb sur la société. Beaucoup de nobles perdent la vie, leur tête exposée sur une pique à l’entrée du pont de Londres. Les puritains qui vont encore plus loin dans la répression que la reine, attaquent le théâtre qu’ils accusent de tous les vices, et sont aussi une force délétère qui ajoute encore à ce climat de peur et de tension.
 Entre une mère catholique et un père qui de par ses fonctions publiques affiche son adhésion à l'église anglicane mais est peut-être resté secrètement catholique, on comprend que William Shakespeare se soit montré discret sur sa vie privée. De même qu’il devait se montrer habile dans ses pièces pour ne pas heurter l’orgueil des nobles et des souverains surtout quand il peignait leur règne et leurs moeurs.  Et ce d’autant plus qu’il vit dans un société hiérarchisée à outrance, les hommes dominent les  femmes, les personnages  âgées les plus jeunes, les classes sociales sont extrêmement marquées et la naissance dans l’une d’elles crée un déterminisme dont il est malaisé de s’échapper. Les supérieurs attendent respect et exigent de recevoir des marques de déférence dues à leur rang, l’acteur et le dramaturge n’étant pas beaucoup plus qu’un serviteur chargé de les divertir et  ne bénéficiant pas même de l’impunité du Fou du roi. Un siècle inquiétant et pourtant riche au niveau culturel où le théâtre acquiert peu à peu et parfois difficilement ses lettres de noblesse. Un grand plaisir de lecture ! 


mardi 22 juillet 2025

Shakespeare : Le songe d'une nuit d'été

Arthur Rackham : Puck et Titania
  

Je devais aller voir Macbeth pour participer au challenge de Cléanthe mais je n'ai pas pu. Par contre j'ai assisté à deux représentations de le Songe d'une nuit d'été  qui m'ont particulièrement déçue. Je reprends ici tout en le complétant ce que j'avais déjà écrit sur cette pièce pour le challenge Shakespeare il y a quelques années pour mieux faire comprendre ma déception.


La  pièce de Shakespeare Le songe d'une nuit d'été était à l'origine intitulée Le songe de la nuit de la Saint Jean. Une bizarrerie puisque Shakespeare place le déroulement de sa pièce au mois de Mai (mid summer).
 L'universitaire Ernest Schanzer donne une explication : il s'agit de la date de la première représentation du Songe donnée pour célébrer la nuit de la Saint-Jean. Ce qui reste étonnant, pourtant, c'est que le dramaturge ait tenu à placer l'action la veille du premier Mai. Certes, ces deux nuits, dans les croyances élizabéthaines, étaient toutes deux considérées comme propices à la magie, à l'apparition des êtres surnaturels. Cependant c'est à la Saint Jean que les fleurs cueillies cette nuit-là ont un pouvoir magique capable de susciter des rêves amoureux et de frapper les gens de folie. Or, constate Ernest Schanzer  "la folie amoureuse n'est-elle pas, en effet, le thème essentiel du songe d'une nuit d'été ?".
Quoi qu'il en soit, la pièce est bien nommée puisque toutes les scènes se déroulent la nuit sauf peut-être la première scène de l'acte 1 et encore est-elle placée aussi sous le signe de la lune..

L'intrigue 

La scène se passe à Athènes et dans un bois voisin.

Thésée, le duc d'Athènes et Hippolita vont fêter leur mariage dans quatre nuits, à la nouvelle lune.  Mais Egée, un vieux courtisan,  vient se plaindre de sa fille Hermia qui refuse d'épouser Démetrius, le prétendant qu'il lui a choisi. Hermia aime Lysandre et veut se marier selon son coeur.  Héléna, la fille de Nedar, elle, aime Démetrius qui lui préfère Hermia. Telle est la situation, inextricable, lorsque les deux amoureux, Hermia et Lysandre décident de fuir.  Ils seront suivis, contre leur gré, par Héléna et Démétrius. Les quatre jeunes gens se perdent dans la forêt pendant cette nuit de folie et vont être les jouets des fées.

Pendant ce temps, des gens du peuple, artisans de la ville, décident de monter une pièce sur la mort de Thisbée et de Pyrame pour la représenter au mariage de Thésée et Hippolita. Ils espèrent s'attirer les bonnes grâces du roi. Ils s'éloignent dans la forêt guidé par Lecoin, le charpentier qui s'est improvisé metteur en scène. La troupe à l'intention de répéter à l'abri des regards et il va leur arriver à eux aussi bien des mésaventures.

Dans la forêt vit le peuple des fées : La reine Titania, entourée de ses elfes, est en rivalité avec Obéron, le roi des fées. Il lui réclame un enfant qu'elle lui a volé. Elle refuse et Obéron jure de se venger avec l'aide de Puck ; il demande à ce dernier d'aller cueillir une fleur magique dont le suc déposé sur la paupière d'une personne la rend amoureuse du premier visage aperçu lors de son réveil.

Avec cette fleur commence la folie amoureuse de cette nuit d'été : Titania tombera amoureuse de Bottom (Navette), le tisserand, affublé d'une tête d'âne ; les quatre jeunes gens eux aussi vont changer de soupirants et voir se nouer et dénouer leurs amours, au gré des caprices des fées.


Une comédie tragique : l'Homme est-il libre ?


Le songe d'une nuit d'été est une comédie. Elle présente effectivement des personnages franchement comiques, en particulier la troupe de théâtre des artisans, ridicules à souhait dans leurs prétentions. Les personnages vont jouer une tragédie en se prenant très au sérieux; c'est ce qui va provoquer le rire car nous assistons à une parodie sans que les acteurs en soient conscients. Ils craignent même de faire peur aux dames ! Ce sont des personnages de farce et celle-ci est à son comble quand Bottom se retrouve avec une tête d'âne. Shakespeare a toujours aimé mener une réflexion sur le théâtre dans ses pièces, soit pour révéler la vérité comme dans Hamlet, soit pour rappeler que la vie, le monde entier, est un théâtre comme dans Macbeth ou Le marchand de Venise.  Ici, le théâtre dans le théâtre permet de jouer sur le grotesque tout en dénonçant la sottise et la vanité humaines. Il est aussi frappant de constater que le thème de Pyrame et Thisbé répond à l'intrigue du Songe, une histoire d'amour contrarié et d'amants séparés. A l'astre de la lune qui veille sur la pièce, répond la lune factice, une lanterne, des comédiens amateurs.

Cependant la pièce a un fond tragique et même si le spectateur rit, il reste conscient de la cruauté des jeux amoureux qui se déroulent devant lui. Quand le suc de la fleur magique détourne l'amour de Lysandre et de Démétrius vers Héléna, Hermia devient pour eux un objet de mépris. Il n'y aucune compassion pour la jeune fille qui doit essuyer des insultes :

"Moi me contenter d'Hermia ! Jamais ! Comme je regrette les heures d'ennui passées auprès d'elle. C'est Héléna que j'aime, non Hermia !  Qui ne voudrait changer une corneille contre une colombe ?(...)

"Va-t-en tartare moricaude, va t'en ! au diable médecine répugnante, au diable vomitif dégoûtant!"

Les rapports entre  hommes et femmes sont donc d'une grande violence  même si leur caractère excessif nous rappelle que nous sommes dans la comédie. Il n'en reste pas moins que Hermia soudainement délaissée est désemparée, humiliée et malheureuse. Héléna qui ne peut croire au revirement des deux jeunes gens, est tout aussi blessée par ce qu'elle croit être une raillerie. La souffrance des deux femmes est bien réelle.

Hermia : Jamais si fatiguée, jamais si malheureuse, trempée par la rosée, déchirée par les ronces, je ne puis me traîner ni avancer d'un pas.

Mais les relations entre femmes ne sont pas meilleures même si elles sont parfois plus subtiles. Hermia se fâche lorsque Héléna dit et répète qu'elle est "petite" ! Est-elle trop susceptible ? La "gentille" Héléna  a-t-elle une intention blessante ou, au contraire, dit-elle cela innocemment ?  Nous restons ainsi dans la comédie mais Shakespeare nous montre une nature humaine bien noire. 

Il est vrai que les personnages magiques eux-mêmes ne sont pas plus sages, témoins la dispute entre Titania et Obéron, les facéties de Puck, et ils ont, comme jadis les dieux de l'Olympe, tous les défauts des humains, à moins que ce ne soit le contraire ! Cependant leur guerre, leur colère ou leurs décisions, s'ils peuvent nous faire rire, ont un retentissement sur l'ordre du monde et sur la destinée des hommes. 

Le pauvre laboureur voyait ses champs croupis,
Et dans les prés noyés le parc est sans troupeaux,
Car le bétail malade a nourri les corbeaux.
Le mail où l’on jouait ? La fange l’a couvert !
Nos yeux, sans la trouver, cherchent la place où fut
Le sentier qui courait sous les gazons touffus.]
Les hommes ont perdu leurs saintes nuits d’hiver ;
Plus d’hymnes de Noël ! Et, pâle et refroidie,
La lune, reine de la mer,
Répand partout les maladies !
Voilà ce qu’ont fait nos querelles !
Les saisons se battent entre elles ! 

Le givre aux lèvres froides pose
Ses baisers sur le cœur des roses,
Et, misérable moquerie,
L’hiver grelottant a placé
Sur son crâne glacé
Des couronnes fleuries !]
Oui, l’été, le printemps et l’hiver et l’automne
Échangent leur livrée ! Et le monde s’étonne
Du désordre des éléments !
Telle est notre œuvre !…  

La pièce est donc aussi une réflexion et pas des moindres sur la liberté de l'homme face à la divinité. Ce sont les Fées qui tirent les ficelles et les êtres humains apparaissent bien vite comme des marionnettes soumises à leurs caprices. Obéron tout puissant et Puck, en commettant des erreurs, tiennent entre leurs mains la clef de leurs sentiments et décident de leur avenir. Doit-on penser que Shakespeare penche vers le déterminisme voire la prédestination dans cette Angleterre qui a rompu avec le catholicisme? Ce serait peut-être aller bien loin et encore une fois, comme il s'agit d'une comédie, Shakespeare nous invite à ne pas trop nous poser de questions et à considérer tout cela comme un rêve ! (même si celui-ci vire parfois au cauchemar !). Pourtant l'on peut avoir de sérieux doutes quant à la liberté de l'Homme en voyant Le Songe d'une nuit d'été, même si ce dernier est persuadé du contraire !


La folie amoureuse 

 

Titania et Bottom

Car le pessimisme de Shakespeare s'exprime dans cette peinture de la folie amoureuse. Lysandre peut passer de l'amour d'Hermia à celui d'Hélène puis revenir à Hermia ; Titiana s'énamoure d'un monstre à tête d'âne et le tient pour le plus beau des êtres.  Si l'on peut changer ainsi de partenaire, si l'on peut s'aveugler sur les mérites de celui qu'on aime, si le caprice préside au choix, si les êtres sont interchangeables, alors l'amour réel existe-t-il ?
Il faut remarquer que c'est au moment où Lysandre agit avec le plus d'inconséquence qu'il invoque la raison pour expliquer qu'il n'est plus amoureux d'Hermia mais de Héléna : 

C'est la raison qui gouverne la volonté de l'homme et la raison me dit que vous êtes la plus précieuse.
 

On voit l'ironie de Shakespeare ! Et la conclusion paraît évidente. L'amour n'est qu'une création de l'esprit, il s'apparente à la folie et l'un ne va pas sans l'autre.
 

La féérie, la fantaisie

Obéron et Titania dans la belle représentation de Le songe et the Fairy Queen de Purcell 

 

Enfin la pièce est magnifique par sa poésie et sa beauté lyrique. Elle peint les sortilèges de la nuit :

Il nous faut nous hâter, seigneur des elfes, car les rapides dragons de la nuit fendent les nuages en plein vol et voyez briller là-bas la messagère de l'aurore. A son approche les fantômes qui errent çà et là s'assemblent pour regagner les cimetières..

Elle est éclairée dès le début par un clair-obscur onirique, celui de la lune et la nuit; des ombres s'agitent, éphémères, dans l'obscurité. Rien n'est solide, rien n'est vrai et les fées qui peuplent la forêt sont "des esprits" qui s'évanouiront à l'approche du jour à l'exception, peut-être, d'Obéron, le Seigneur des elfes qui peut braver les rayons de l'aurore.

La fantaisie de la pièce est remarquable dans la façon de traiter le thème féérique avec ses personnages majestueux comme Titania ou Obéron,
 

"Je connais un tertre où fleurit le thym sauvage, où croissent les primevères et les tremblantes violettes, le foisonnant chèvrefeuille, l'églantine, les douces roses musquées le recouvrent d'un dais; C'est là, parmi ces fleurs, que Titania s'endort un moment la nuit bercée par les danses et les délices avec ses  elfes au nom délicieux, entités de la Nature et qui participent à son entretien et à sa survie :  Toile d'araignée, Phalène, Graine de moutarde, Fleur de pois... 
Puis vous partirez durant le tiers d'une minute, les uns pour aller tuer les vers dans les boutons des roses musquées; les autres pour guerroyer contre les chauves-souris ."

et avec Puck, ce Robin le diable, malicieux, farceur et parfois un peu redoutable pour les pauvres êtres humains égarés dans la forêt :

Tu dis vrai? Je suis ce joyeux vagabond nocturne. J'amuse Obéron et le fais sourire quand métamorphosé en jeune pouliche, je hennis pour tromper le gros cheval bourré de fèves…"

Puck est un personnage de la mythologie celte, et s'il n'est pas entièrement méchant, il est tout de même  capable de farces cruelles.

 La Fée à Puck

Si vos manières ne m’abusent,
Galopin,
Cervelle matoise,
Vous êtes le fameux Robin
Bon Enfant qui s’amuse
À lutiner les villageoises !

C’est vous qui répandez le lait des cruches pleines ;
Détraquez le moulin au milieu du labeur ;
Mettez la vieille hors d’haleine
Quand elle bat son beurre ;
C’est par vous que s’évente
Et que s’aigrit la bière...

 

Puck : Reynolds
  

 Le théâtre dans le théâtre : le burlesque

 

Les artisans qui jouent la pièce de Pyrame et Thisbé sont les personnages grotesques, des acteurs qui ne se rendent pas compte de leur nullité et qui sont très fiers d'eux-mêmes.  Réflexion sur le théâtre, sur les mauvais comédiens ? Le plus vaniteux - qui se croit capable de jouer tous les rôles - est bien sûr Bottom et ce n'est pas étonnant que ce soit lui qui soit puni, devenu un monstre à tête d'âne.  Si sa mésaventure fait rire, Ann Witte dans son article sur Shakespeare et le folklore de l'âne écrit que parmi les métamorphoses de la pièce "le symbolisme érotique de l'âne se retrouve dans des traditions qui mettent en valeur les rites de fécondité liés à ce animal, tantôt emblème de sottise et de paresse, tantôt symbole du "bas matériel et corporel"( bottom) ) qui incarnait la puissance maléfique."

Ainsi même dans la partie comique de la pièce, nous sommes donc toujours dans le registre de la féérie  et des personnages inquiétants avec l'âne Bottom.


Une pièce très riche dont on ne peut épuiser le sujet.  Je l'ai déjà vue plusieurs fois dans des mises en scène très différentes. C'est la première pièce que j'ai vue au théâtre à l'âge de 13 ans. Et j'en garde un souvenir ébloui. Elle fait partie de mes comédies shakespeariennes préférées avec La nuit des rois et Beaucoup de bruit pour rien.

 

C'est pourquoi j'ai été très déçue par les deux représentations que j'ai vues cette année; l'une où le metteur en scène a simplifié l'action pour la mettre à la portée de ses comédiens qui paraissaient tout juste sortis de l'école.

Une autre interprétée par de jeunes comédiens qui remplacent par leur énergie ce qu'ils ne sont pas capables de rendre par leur talent. Tout est joué sur le même registre, comique, si bien que l'on distingue à peine ce qui est du domaine de la parodie théâtrale donnée par les artisans, du reste de la pièce. Bien sûr, un spectateur qui ne connaît pas la pièce peut rire et s'en satisfaire puisqu'il n'attend rien de plus. Je le comprends. Mais il n'est pas étonnant, ensuite, qu'il la considère comme une comédie légère et mineure dans l'oeuvre de Shakespeare. Toute réflexion est écartée et où est passé le beau texte lyrique de l'écrivain ? Cela me fait mal de voir comment l'on appauvrit un texte si riche !


Participation  à Escapades en Europe (avec un mois de retard pour le  thème de Shakespeare) chez Cléanthe


samedi 19 juillet 2025

SHAKESPEARE

 

 

SHAKESPEARE : Elsa Robinne - Mise en scène

Une traversée de sa vie en suivant le flot de son œuvre.
Somme hétéroclite d’aspect kaléidoscopique espérant synthétiser partiellement l’ensemble des accomplissements remarquables de l’éponyme a pour acronyme SHAKESPEARE. Et c’est précisément sa vie que ce spectacle traverse, porté par le flot considérable de son œuvre.

Ses contemporains - sa femme, sa troupe, Marlowe, ses protecteurs, la Reine Elisabeth, le Roi Jacques… - se confondent avec les figures de son théâtre et racontent, avec les morceaux familiers de ses pièces, celui que la postérité appellera « le divin barde » mais qui fut avant tout cet excellent William.

Le monde entier est un théâtre, écrit Shakespeare, et c’est dans son théâtre que trois comédien-nes et un musicien s’élancent pour imaginer son monde, avec pour seul espoir le souffle de vos bienveillants murmures. Sinon, ils auront manqué leur but : vous plaire.
« Une épopée fantaisiste qui n’égratigne en rien la pertinence et l’intemporalité de ce théâtre. »
ARTS-CHIPELS

« Cette approche un brin déjantée de son œuvre aurait certainement plu à William. »
COUP DE THEATRE

« On est dans des sommets d’humour et on rit beaucoup. »
SNES

« Le spectacle est fort bien interprété. »
A2S

« Une épopée inattendue à la rencontre de cette figure majeure…L’ensemble est plein d’inventivité, d’humour, de générosité. »
L’INFO TOUT COURT


Mon avis

Les bonnes critiques de presse sur ce spectacle m'ont encouragée à aller le voir d'autant plus que ma petite-fille, Léonie, l'amoureuse de Shakespeare, était là ! Donc aller voir la vie de Shakespeare "en suivant le flot de l'oeuvre" me paraissait être une bonne idée ! Je savais que le spectacle ne serait pas classique et même qu'il serait "déjanté "selon le mot adoré (pour ne pas dire le poncif) des critiques de théâtre ! Un mot qui me fait peur et qui peut cacher tout et  n'importe quoi.
Non, finalement, ce n'était pas du n'importe quoi!  Les comédiens savent très bien ce qu'ils font, c'est un choix de leur part que beaucoup de spectateurs semblent aimer : ils présentent la vie de Shakespeare en insistant sur les aspects parodiques des personnages (la reine Elizabeth, par exemple !) sans occulter certains aspects tragiques de la vie de l'auteur comme la mort de son fils Hamnet. Mais voilà, cela ne me fait pas rire. C'est vrai qu'il y a des connaissances certaines sur le vie de l'auteur mais c'est une sorte d'humour que je n'aime pas. De plus, je trouve que les textes du "divin barde" ne sont pas assez mis en valeur, Roméo et Juliette lui aussi escamoté en plaisanterie : "William pourquoi es-tu William." Je n'ai apprécié que lorsque le comédien qui interprète le rôle du dramaturge dit lui-même le texte malheureusement souvent trop peu et trop rapide.  Dans l'ensemble je suis restée sur ma faim ! Bref ! ce n'était pas un spectacle pour moi ni pour Léonie qui n'a pas aimé !


SHAKESPEARE

du 5 au 26 juillet relâche les 9, 16, 23 juillet
15h25 1h20
LUCIOLES (THÉÂTRE DES)
Salle : Salle Fleuve - 
D'après William Shakespeare
équipe artistique
Elsa Robinne - Mise en scène
Tristan Le Goff - Interprétation
Etienne Luneau - Interprétation
Malvina Morisseau - Interprétation
Joseph Robinne - Interprétation
Emmanuelle Dandrel - Diffusion
Elodie Kugelmann - Presse
Anne Lacroix - Scénographie
Emilie Nguyen - Création lumière
Tiphaine Vézier - Administration
GRAND TIGRE
Compagnie française
Compagnie professionnelle
Description :
Implantée en Région Centre-Val-de-Loire, la Compagnie Grand Tigre, dirigée par Elsa Robinne et Etienne Luneau, doit sa pérennité au soutien des partenaires institutionnels et à la variété de ses réseaux de diffusion.
 

 Participation  au challenge Escapades en Europe  de Cléanthe (sur Shakespeare mois de juin)

dimanche 9 mars 2025

Marcel Théroux : Au nord du monde

 

Au nord du monde est un roman post-apocalyptique de Marcel Théroux que l’écrivain, documentariste, a imaginé à la suite d’un reportage dans la zone d’exclusion de Tchernobyl.

Quand elle était enfant, les parents de Makepeace, quakers, désirant vivre en harmonie avec leur foi et la nature, ont abandonné les Etats-Unis pour coloniser des terres accordées par les Russes en Sibérie dans le pays des Toungouses. Une ville s’est vite dressée dans cette région rude et gelée et qui est tout sauf idyllique !  Mais Makepeace se souvient de son enfance comme une période somme toute agréable, si ce n’est, à l’école, à cause des moqueries au sujet de son prénom. Puis tout a commencé à se déliter.  Maintenant, après la catastrophe qui semble avoir atteint le monde entier, elle vit seule dans une ville déserte où les rares apparitions humaines loin d’être les bienvenues sont dangereuses. Comme elle est grande et  forte, elle passe aisément pour un homme. De plus, elle a toujours une arme à la main pour se protéger et n’hésite pas à s’en servir. C’est ainsi qu’elle blesse Ping, un jeune chinois, le soigne et le recueille. Il faut encore savoir qu’après avoir vu un avion, elle part sur les routes dans l’espoir de retrouver des vestiges de la civilisation. Mais je ne veux pas en dévoiler plus et vous laisse la surprise de la découverte.

Le roman de Marcel Théroux décrit avec poésie la nature de ce pays nordique. La beauté qu’il nous révèle fait d’autant plus ressentir la perte de ce monde unique.

« La première nuit de gel au clair de lune, j’ai vu une aurore boréale tournoyer dans le ciel comme si Dieu étendait sa lessive à supposer que le Tout-Puissant dorme sur de  la mousseline verte. Plus tard, dans la saison, les aurores boréales seraient plus bigarrées mais je trouvais celle-là déjà belle. Il y a quelque chose de rassurant dans le mouvement, et le calme et la fluidité de ce motif de lumières dans le ciel me donnaient l’impression qu’on me caressait les cheveux. »

Plus tard, dans la zone contaminée, Makepeace prend conscience de la sottise de l’homme qui n’a pas su protéger la nature, qui n’a pas compris combien ce savoir accumulé au cours des millénaires était précieux.

« Tous ces petits faits arrachés à la terre. Le nom des plantes et des métaux, des pierres, des animaux et des oiseaux; le mouvement des planètes et des vagues. Tout cela réduit à néant, comme les mots d’un message primordial qu’un idiot aurait mis à laver avec son pantalon et aurait récupéré tout  brouillés. »

Le roman de Marcel Théroux est noir, très noir ! Déjà, dans un monde civilisé, la loi du plus fort est souvent la meilleure - selon la Fontaine (qui le déplore) ou Trump (qui s’en glorifie)- alors, on imagine sans peine combien la violence domine un monde où il n’y a plus de frein au mal, plus d’éthique, plus de solidarité et où il faut se battre pour survivre. Dans le camp de concentration où elle est prisonnière, Makepeace se lie d’amitié avec Chamsoudine, ancien chirurgien, homme jadis fortuné :

«Je lui ai dit que, d’après mes observations, il ne fallait pas plus de trois jours avant que le désespoir et la faim sapent tout instinct civilisé chez une personne. Il a souri et répondu que j’avais une vision sombre de la nature humaine et que, d’après son expérience, c’était plutôt quatre. »

Si pour les critiques, le roman de Marcel Théroux s’apparente à un western des pays froids, chevauchée dans des régions inhospitalières, rencontres, aventures, bagarres et coups de feu, violence et mort, il y a bien sûr, la dimension post-apocalyptique du roman qui domine et à laquelle on ne peut échapper.  Au nord du monde décrit, malgré le courage et la ténacité de l’héroïne, un monde définitivement perdu pour l'être humain. La civilisation a disparu et l’homme ne peut en vouloir qu’à lui-même. Pourtant dans cette noirceur absolue, Marcel Théroux laisse subsister un espoir. Il faut tout reprendre à zéro, semble-t-il dire, tout recommencer à la base, comme le fera peut-être la fille de Makepeace, partant à cheval vers le nord ! Un beau roman qui ne fait pas toujours plaisir tant il pose un regard pessimiste et sans concession sur un univers qui va à sa perte mais dont la lecture est prenante.


  



lundi 20 janvier 2025

Sally Page : La collectionneuse de secrets

 


 

Je me méfie toujours un peu des romans qualifiés (en bon français) de « Feel good », aussi, c’est avec un peu de méfiance que j’ai abordé ce livre, La collectionneuse de secrets de Sally Page.  Et finalement ce livre ne manque pas d’intérêt. Alors après la lecture du dernier volume de Proust, un roman facile, optimiste, pourquoi pas ? C'est ce que je me suis dit !
 

Le personnage principal, Janice, un petit bout de bonne femme, active, intelligente et curieuse, est femme de ménage. Sa vie, pense-t-elle n’est pas intéressante, elle se considère comme une petite souris sans importance. D’ailleurs, son mari ne cesse de lui renvoyer cette image dévalorisante d’elle-même, lui qui n’est pas capable de conserver un travail et a honte que son épouse fasse du ménage !

 Aussi collectionne-t-elle la vie des autres, celle de ses clients, des gens croisés dans la rue, du chauffeur de bus … Et les histoires qu’elle nous raconte font vivre toutes sortes de personnages avec leurs difficultés, leurs chagrins, leurs inquiétudes. Ces femmes et ces hommes pris dans leur vie quotidienne sont vrais et  attachants. Un jour, une de des clientes, lui demande de faire des ménages chez Madame B, sa belle-mère, âgée de 92 ans.  La rencontre avec cette vieille dame peu commode est assez épique mais peu à peu les deux femmes s’apprivoisent et s’apprécient grâce à une histoire que madame B raconte à notre collectionneuse.

La lecture de ce roman qui présente des qualités est agréable même si je n’ai pas tout aimé : le côté résolument optimiste qui aplanit toutes les difficultés rencontrées par Janice me paraît trop loin de la réalité. Si une femme de ménage sans le sou, à la rue, pouvait s’émanciper aussi facilement, en rencontrant autant de gens prêts à l’aider, un patron prêt à lui prêter un appartement, un chevalier servant sans peur et sans reproche prêt à la défendre et à l’aimer… Bref ! si c’était aussi facile, la vie serait bien faite !  Je n’ai pas aimé, non plus, l’histoire racontée par Madame B  qui a été inspirée par une femme qui a réellement existé et a eu une liaison avec Edward III alors futur roi d’Angleterre. Je lui ai préféré les récits des personnages fictifs, plus simples, qui sont paradoxalement plus justes et plus intéressants que le personnage  réel.

Cependant, c’est un roman que j’ai eu plaisir à lire même s’il n’est pas parfait. Je suppose qu’il faut le lire un peu comme un conte et retenir ce que veut dire l’auteur : que tout être, même le plus humble en apparence, mérite d’être reconnu en tant que personne et respecté, que la vie serait plus facile avec plus de solidarité et d’amitié... 

lundi 25 novembre 2024

Eleanor Shearer : La liberté est une île lointaine

  

1834. L’esclavage vient d’être aboli à La Barbade. C’est ce que le maître de la plantation La Providence, annonce à ses esclaves mais il ajoute qu’ils ont l’obligation de travailler comme apprentis chez lui pendant six ans. Ils sont libres mais ne peuvent s’en aller, travail harassant dans le champ de cannes à sucre, le contremaître, fusil en bandoulière, les sifflets, le fouet, les coupas, la fatigue, le chagrin :  « Liberté est le nom de la vie qu’ils avaient toujours connue. ».

C’est alors que Rachel décide de fuir. Elle veut retrouver ses enfants qui ont été vendus les uns après les autres, à des âges différents, et dont elle conserve le souvenir précieusement dans son coeur : Micah, Mary Grace, Mercy, Cherry Jane, Thomas Augustus sans compter ceux qui sont morts en bas âge. Rachel n’ignore pas le sort que l’on réserve aux esclaves fugitifs, les risques qu’elle encourt si on la rattrape et le fait qu’elle soit libre n’y changera rien.  

Cette longue route semée de dangers à la recherche de ses enfants est jalonnée par de belles rencontres, comme celle de Mama B, une vieille femme, généreuse et forte, qui la conduit à Bridgetown, la capitale de la Barbade où elle retrouve Mary Grace. Mais sa recherche l’amène plus loin encore en Guyane Britannique et à Trinidad. Les descriptions des paysages donnent une idée de la grandeur de la nature sauvage que cette mère courage doit affronter.

 Dès qu'ils furent sur l'eau, Rachel eut l'impression qu'ils avaient perdu le contrôle des choses. Elle en avait senti les prémices à Georgetown et les plantations - cette sensation que les arbres, le fleuve, les buissons, les oiseaux, les insectes, et même le ciel commençaient à reprendre le pouvoir. Mais lorsqu'ils se furent éloignés de la berge et commencèrent à dériver, Rachel comprit qu'il étaient à la merci de la nature."

 Les retrouvailles avec ses joies mais aussi ses peines, de nouvelles séparations, les enfants adultes ayant choisi une autre direction, le deuil aussi, accompagnent Rachel dans ce roman qui tout en décrivant l’horreur de l’esclavage, les souffrances physiques et morales infligées, montrent la profondeur des séquelles que la privation de liberté laissent dans l’âme. Pourtant la fin porte un message d’espoir. 

Avec La liberté est une île lointaine Eleanor Shearer écrit un premier roman intéressant et plein d'émotion.
 

Eleanor Shearer est une écrivaine britannique, petite-fille d'immigrants caribéens venus au Royaume Uni en 1948.

Issue de la génération Windrush, Eleanor Shearer a toujours été fascinée par l’histoire des Caraïbes et s'est rendue à Sainte Lucie et à la Barbade pour interviewer des militants, des historiens et des membres de sa famille.

La liberté est une île lointaine, son premier roman, est le fruit de ses recherches.

Eleanor est diplômée en sciences politiques de l'Université d'Oxford.
Elle partage son temps entre Londres et Ramsgate sur la côte du Kent.


Sur la génération windrush lire cet article ICI


samedi 28 septembre 2024

Jane Austen : Persuasion


Le sens du comique de Jane Austen



 

En lisant la biographie de Jane Austen par David Cecil, j’ai eu envie de relire Persuasion, le dernier roman de l’écrivaine si l’on excepte Sanditon qu’elle commença en janvier 1817 mais qu’elle laissa inachevée, trop affaiblie pas sa maladie. Elle meurt le 18 juillet 1817.  Elle a 42 ans. Le biographe parle de Persuasion achevé en août 1816, édité après sa mort en 1818, comme d’une oeuvre plus grave, où le ton a changé par rapport aux précédents écrits :

« Le discours d’Anna ( le personnage principal de Persuasion) écrit David Cecil «témoigne d’une innovation de l’art de la romancière aussi bien que de sa thématique. C’est la première fois qu’elle exprime des sentiments passionnés de manière aussi réussie. »

Je crois me souvenir que Virginia Wool parlait elle aussi de Persuasion comme d’une oeuvre de la maturité, plus profonde que les autres romans. Je le dis tout de suite, ils ont raison, l’oeuvre est plus grave, plus mature, mais combien moins amusante, ironique et féroce. Jane Austen exprime des sentiments comme elle ne l'avait jamais fait auparavant mais un peu au détriment de son sens de l’humour ! ( pas complètement heureusement !). Certes, il y a encore des personnages ridicules et l’écrivaine a encore la dent dure comme  lorsqu’elle campe le personnage de Sir Walter Eliott  :

"Il avait été remarquablement beau dans sa jeunesse, et à cinquante-quatre ans, étant très bien conservé, il avait plus de prétentions à la beauté que bien des femmes, et il était plus satisfait de sa place dans la société que le valet d’un lord de fraîche date. À ses yeux, la beauté n’était inférieure qu’à la noblesse, et le Sir Walter Elliot, qui réunissait tous ces dons, était l’objet constant de son propre respect et de sa vénération."

Cependant, Sir Eliott ainsi que ses filles, Elizabeth et Mary, les soeurs d’Anna, s’ils sont l’objet d’un portrait chargé sont souvent plus méchants que comiques. Je ne retrouve pas la légèreté caustique de la Jane Austen campant une Mrs Bennett ou Mr Collins dans Orgueil et préjugés, ni la verve malicieuse  et comique lorsqu’elle met en scène la naïve Catherine de Northanger Abbey dont elle se moque avec beaucoup de tendresse.
Pour tout dire, j’aime Persuasion mais je préfèrerai toujours Orgueil et préjugés, quand Jane Austen s’adonne à la caricature, provoque le rire, quand sa jeunesse n’a pas encore rencontré les regrets de l’âge mûr, quand elle est encore enjouée, acerbe, quand elle croit que ses héroïnes sont maîtresses de leur vie et ceci avec brio et en présentant une satire impitoyable des ridicules de la société dont elle ne remet pas en cause, pourtant, l’ordre et la hiérarchie. Avec Persuasion, Jane Austen voit encore le comique des situations et de ses semblbles mais elle s’amuse moins et sa vision s’est assagie. Peut-être aussi a-t-elle plus d'indulgence envers les adultes, l'âge aidant, et ses jugements ne sont-ils plus aussi intransigeants que lorsqu'elle avait l'âge d'Elizabeth Bennett ?  Pensez à ce qu'aurait pu devenir le portrait de Lady Russel, l'amie qui est responsable de la rupture entre Anna et Frederic, du temps de Orgueil et préjugé ! Voilà comment elle est décrite dans Persuasion. Sagement ?

 Lady Russel avait une stricte intégrité et un délicat sentiment d’honneur ; mais elle souhaitait de ménager les sentiments de Sir Walter et le rang de la famille. C’était une personne bonne, bienveillante, charitable et capable d’une solide amitié ; très correcte dans sa conduite, stricte dans ses idées de décorum, et un modèle de savoir-vivre.

Jane a perdu en comique, peut-être a-t-elle gagné en humanité ?

 

Persuasion : le récit

 


Dans Persuasion, Anna Eliott, la deuxième fille du baronnet Sir Walter Eliott, être vaniteux et sec, a perdu sa mère quand elle était jeune. Elle accorde sa confiance et son affection à Lady Russell, amie de sa mère. Il faut dire qu’elle trouve peu d’affection dans sa famille, entre un père égoïste, imbu de lui-même, qui n’a de considération que pour sa fille ainée, Elizabeth, tout aussi vaniteuse et dure que lui. Son autre soeur Mary mariée à Charles Musgrove est égoïste et geignarde, toujours en train de se plaindre et d’appeler Anna au secours.

Il y a quelques années alors que Anna est amoureuse de Frederic Wenworth, jeune capitaine sans le sou, Lady Russel qui est snob et conservatrice lui conseille de rompre ses fiançailles.

Sir Walter, sans refuser positivement son consentement, manifesta un grand étonnement, une grande froideur et une ferme résolution de ne rien faire pour sa fille. Il trouvait cette alliance dégradante, et lady Russel, avec un orgueil plus excusable et plus modéré, la considérait comme très fâcheuse. Anna Elliot ! avec sa beauté, sa naissance, son esprit, épouser à dix-neuf ans un jeune homme qui n’avait d’autre recommandation que sa personne, d’autre espoir de fortune que les chances incertaines de sa profession, et pas de relations qui puissent l’aider à obtenir de l’avancement ! La pensée seule de ce mariage l’affligeait ; elle devait l’empêcher si elle avait quelque pouvoir sur Anna.

Anne se laisse « persuadée », elle rompt mais elle ne parvient pas à oublier son amour pour le jeune homme et sa vivacité, sa beauté se fânent. Or, le roman commence huit ans après cette rupture quand Frederic Wenworth, désormais capitaine de vaisseau et riche, revient dans la région et qu’elle ne peut éviter de le rencontrer à nouveau. Frederic s’est enrichi et s’est couvert d’honneurs dans les guerres napoléoniennes contre la France. Quand Anna le revoit, elle se rend compte que son amour pour lui est toujours aussi fort.

Elle l’avait vu ! Ils s’étaient trouvés encore une fois dans la même chambre !

Bientôt, cependant, elle se raisonna, et s’efforça d’être moins émue. Presque huit années s’étaient écoulées depuis que tout était rompu. Combien il était absurde de ressentir encore une agitation que le temps aurait dû effacer ! Que de changements huit ans pouvaient apporter ! tous résumés en un mot : l’oubli du passé ! C’était presque le tiers de sa propre vie. Hélas, il fallait bien le reconnaître, pour des sentiments emprisonnés, ce temps n’est rien. Comment devait-elle interpréter les sentiments de Wenvorth ?

 Manifestement, Fréderic n’a pas pardonné à Anna ce qu’il appelle sa faiblesse de caractère, il lui reproche d'avoir cédé à la persuasion, et courtise les filles de son voisin, les demoiselles Musgrove, Henrietta et Louisa. Epousera-t-il l’une ou l’autre ? Est-il vrai qu’il n’aime plus Anna ? Je vous laisse lire la suite !

 

De Raison et sentiment à Persuasion : L’évolution de Jane Austen


Anna Eliott et Marianne Dashwood de Raison et Sentiment ont des points communs : elles aiment toutes les deux un jeune homme sans fortune et souhaitent l’épouser. Mais dans Raison et sentiment, Marianne, passionnée, imprudente, n’écoute pas la raison (sa soeur Elinor et sa mère) et elle va déchanter, s’exposer aux railleries de la société et souffrir de la trahison de celui qu'elle aime. Le jeune homme, John Williboughby,  n’est pas digne d’elle et l’abandonne pour épouser une femme fortunée. La souffrance de la jeune fille est telle qu’elle risque d’en mourir. Certes, on n’est pas toujours maître de ses sentiments et de sa sensibilité mais la raison doit les dominer et guider notre conduite conclut Jane Austen. La jeune fille épousera un propriétaire terrien aisé, le colonel Brandon, paré de vertus, même s’il porte des caleçons de flanelle comme un vieux monsieur ( de 35 ans ! ) ! Pas folichon, tout de même pour une jeune fille de 17 ans !

Anna Eliott, elle aussi, aime Frederic Wenworth. Celui-ci n’est pas un propriétaire terrien, il est marin, il n’a pas de fortune mais il est bien décidé à faire son chemin. Il ne compte pas sur un riche mariage mais sur son travail, sa volonté, son courage et sa chance. Il réussit, prouvant à la jeune fille qu’elle a eu tort de ne pas lui faire confiance.

"La confiance qu’il avait en lui-même avait été justifiée. Son génie et son ardeur l’avaient guidé et inspiré. Il s’était distingué, avait avancé en grade, et possédait maintenant une belle fortune ; elle le savait par les journaux, et n’avait aucune raison de le croire marié."

 Nous sommes donc dans la situation inverse de Raison et Sentiment paru en 1811 mais rédigé vers 1795 alors que Jane Austen achève Persuasion en 1816, qu’elle est malade et qu’elle va bientôt mourir. Et voilà ce que pense son héroïne :

« Elle pensait qu’en dépit de la désapprobation de sa famille ; malgré tous les soucis attachés à la profession de marin ; malgré tous les retards et les désappointements, elle eût été plus heureuse en l’épousant qu’en le refusant, dût-elle avoir une part plus qu’ordinaire de soucis et d’inquiétudes, sans parler de la situation actuelle de Wenvorth, qui dépassait déjà ce qu’on aurait pu espérer. »

Il ne s’agit pas, bien sûr, de ne pas respecter la morale -  Jane Austen est une fervente protestante -  mais d’envisager le mariage non comme un contrat financier, non comme une assurance tout risques, mais comme un partage, une aventure à deux, qui, si elle est source de difficultés, doit être vécu avec amour. Il s’agit de surmonter ensemble l’absence de fortune, les difficultés de la vie : elle eût été plus heureuse en l’épousant. Il s’agit de bonheur ! Jane Austen regrette-t-elle de ne jamais avoir  écouté ses sentiments, d’avoir laissé parler la raison ? En tout cas, jamais Jane n’a prêté des accents aussi passionnés à l’un de ses personnages !  

 

Thomas Langlois Lefroy

David Cecil explique que le seul amour de Jane Austen, fut Thomas Langlois Lefroy, un jeune étudiant irlandais sans fortune qu’elle a rencontré dans le Hampshire. Elle avait 20 ans. Elle a dansé avec lui, bavardé, flirté, les jeunes gens se sont découvert des affinités (Elle l’avoue à sa soeur Cassandre dans une des rares lettres qui ont échappé à la destruction). Mais le jeune homme est comme elle, sans fortune. Sa famille attend beaucoup de lui. Il doit épouser une héritière et oui, comme dans Raison et sentiment. Leurs familles les éloignent bien vite l’un de l’autre. Bien sûr, certains biographes doutent que Jane ait réellement aimé le jeune homme. Il ne s’agissait que d’un flirt, disent-ils. Il n’en reste pas moins qu’à l’âge de la maturité alors que la maladie l’affaiblit, alors qu'elle va bientôt mourir, elle écrit   : 

"Elle ne blâmait pas lady Russel ; cependant si une jeune fille dans une situation semblable lui eût demandé son avis, elle ne lui aurait pas imposé un chagrin immédiat en échange d’un bien futur et incertain."

  Quand elle rédige Persuasion, sa nièce Fanny lui demande des conseils à propos d’un de ses amoureux. Que doit-elle répondre à une demande en mariage ? Jane Austen y répond en lui conseillant la prudence mais elle s’angoisse bientôt et craint de faire le malheur de sa nièce en l’éloignant d’un véritable amour !

"Combien Anna eût été éloquente dans ses conseils ! Combien elle préférait une inclination réciproque et une joyeuse confiance dans l’avenir à ces précautions exagérées qui entravent la vie et insultent la Providence !"

Enfin cette phrase n’est-elle pas un aveu fervent qui résume à mon avis cette évolution et révèle les regrets qui sont au coeur d'Anna-Jane : 

"Dans sa jeunesse on l’avait forcée à être prudente plus tard elle devint romanesque, conséquence naturelle d’un commencement contre nature."

 
Quant à la conclusion : 

"Qui peut douter de la suite de l’histoire ? Quand deux jeunes gens se mettent en tête de se marier, ils sont sûrs, par la persévérance, d’arriver à leur but, quelque pauvres, quelque imprudents qu’ils soient. C’est là peut-être une dangereuse morale, mais je crois que c’est la vraie...  "

 

jeudi 19 septembre 2024

David Cecil : Un portrait de Jane Austen


 

J’ai retrouvé sur une étagère de ma maison lozérienne, cet été, un vieux livre tout gondolé intitulé Un portrait de Jane Austen de David Cecil. Nul doute qu’il appartienne à l’une de mes trois filles puisqu’elles ont eu chacune leur période Jane Austen et nul doute aussi qu’il ait trempé dans une baignoire (du genre livre que l’on ne peut abandonner même pour aller se laver) comme en témoigne l’état piteux de cette relique !



J’ai dont lu ce pauvre rescapé qui avait échappé à ma vigilance ! Le lire c’est entrer dans la vie de Jane Austen et de sa famille, de sa soeur Cassandre qui était très proche d'elle mais qui a détruit la plus grande partie de ses lettres, de ses sept frères et ses nièces qu’elle aimait beaucoup et qui ont laissé des témoignages sur elle. Son neveu James Edward Austen Leigh a d’ailleurs écrit un livre de souvenirs sur sa tante. Mais je ne vais pas m’étendre sur les faits biographiques assez succincts du livre de David Cecil, je retiendrai avant tout son analyse de l’Angleterre du XVIII siècle pour expliquer l’oeuvre de l’écrivaine.

Jane Austen musée de Bath

Il y a une époque de ma vie où j’ai écrit sur Jane Austen dans mon blog (à la suite d’un voyage à Bath) et où je répétai d’un billet à l’autre que Jane Austen n’était pas romantique. Je suppose que celles qui m'ont lue alors devaient en avoir par dessus la tête de mes obsessions littéraires ! Mais là, pour cette biographie,  ce n’est pas de ma faute ! Comment commence David Cecil ? Devinez ? Il nous dit que Jane Austen, bien qu’ayant vécu un partie de sa vie d’adulte après 1800, appartient en fait au XVIII siècle par l’esprit (l’ironie, le côté comique de sa peinture de la nature humaine, la causticité et parfois la méchanceté car les ridicules l'énervent ! ) et par le style (loin des envolées lyriques du romantisme, par sa sobriété, sa concision, sa retenue). 

Vivant dans une famille aisée de la gentry campagnarde, elle est tout à fait à l’aise dans son milieu et épouse entièrement les idées de l’Angleterre du XVIII dont on retrouve les caractéristiques dans son oeuvre. Il ajoute que Jane Austen - à qui certains reprochent de n’avoir décrit qu’une société restreinte, celui de sa classe sociale, d’une bourgeoisie ou d’une petite noblesse campagnarde aisée -,  était très consciente de ses possibilités. 

« Je ne pourrai pas plus écrire un roman historique qu’un roman épique écrit-elle. (…) et si par hasard je pouvais m’y résoudre sans me moquer de moi-même ou du monde, je mériterais d’être pendue avant la fin du premier chapitre ».

Elle décrivait son milieu mais avec une connaissance de la nature humaine et un sens de la dérision qui fait que la plupart de ses oeuvres sont à la fois pleines de finesse et d’humour.

Walter Scott qui l'admirait beaucoup disait regretter que  "Cette exquise délicatesse qui rend les choses et les gens ordinaires intéressants dans leur banalité grâce à la vérité de la description et des sentiments..." lui soit refusée.

"En somme, écrit David Cecil, on peut décrire l’oeuvre de Jane Austen comme une peinture de la vie sociale et domestique sous la plume d’une femme et sur le mode comique."

 

Ozias Humpfry : Jane Austen

Mais quelle est cette société ?


L’Angleterre du XVIII siècle n’est pas une société démocratique mais hiérarchisée « dirigée par une oligarchie héréditaire des nobles et de châtelains dans laquelle tous acceptent les distinctions de rang comme relevant de l’ordre naturel des choses tel qu’il a été établi par Dieu ». »

Jane Austen ne remet jamais en question cet ordre social. L’individu doit régler sa conduite sur des critères définis  : le réalisme et le bon sens. Ainsi, même si Jane Austen admet les désordres de la passion et du désir charnel, elle pense qu’ils doivent être contrôlés par la raison. De même, elle estime que l’on ne doit pas se marier sans amour, uniquement pour des raisons financières,. Par contre, il  n’est pas raisonnable, non plus, de mépriser l’argent et la réussite sociale, ce qui serait contraire au bon sens.

Raison et sentiment comme le titre l’indique en est une démonstration qui oppose les soeurs Elinor (la raison) et Marianne (La passion). Mais le réalisme et le bon sens, précise Cecil, s’accompagnent d’un certain pessimisme. On doit rester à sa place et se contenter de ce que l’on a, la vie ne satisfait pas les passions et ne fait pas de miracles. C’est ce qu’apprend Marianne qui, après avoir failli mourir par amour, épouse un homme honorable qu’elle aime « raisonnablement »!  Seule Elizabeth de Orgueil et préjugés  échappe à  la règle et  monte dans l’échelle sociale en épousant Darcy mais c’est parce qu’elle a su faire preuve de mesure et de sagesse et a su maîtriser son orgueil et combattre ses préjugés.

Car la seconde règle du XVIII siècle est la morale : bienveillance, prudence, honnêteté, respect de la famille, obéissance à ses parents, esprit civique et amour de Dieu. Là encore un foi solide et contenue aux antipodes des tourments du doute ou du mysticisme exalté.
Jane Austen est très croyante mais sans pudibonderie contrairement à ce qui se passera après dans l’Angleterre victorienne. Son oeuvre est morale mais elle donne rarement des « leçons » de morale. C’est surtout sa philosophie de la vie qu’elle exprime dans ses récits sauf une exception : Mansfield Park.
C’est d’ailleurs le roman que j’aime le moins de Jane Austen dans lequel son héroïne Fanny Price est une bigote pudibonde qui fait la paire avec son pasteur Edmond (qu’elle  va épouser). Elle réprouve les  activités théâtrales de ses cousins, refusant d’y participer et critiquant le manquement à la bienséance et aux bonnes moeurs. Qu’arrive-t-il à Jane Austen dans ce livre ? Si ce n’est pas une leçon de morale, cela?  Sa Fanny Price ne manquerait-elle pas de fantaisie ? Quelle rigidité ! Mais il faut dire que le personnage de Fanny Price est plus complexe que l’on veut bien le penser. D’une part, elle paraît soumise, bégueule, moralisatrice et sans grande personnalité, d’autre part elle résiste à son oncle qui veut la marier à Henry Crawford qu’elle n’aime pas et nul ne pourra fléchir sa volonté ! Il faudrait donc approfondir le personnage mais, à priori, je n’aime pas ce côté moralisateur.

Lire cette biographie m’a redonné envie de relire Persuasion que, contrairement aux autres romans, je n’ai pas lu plusieurs fois. David Cecil explique que le ton est plus grave et que l’on sent la maturité de Jane par rapport à ses oeuvres de jeunesse.  Elle avait quarante ans quand elle l'écrivait, était malade et elle allait bientôt mourir. Je vous parlerai donc bientôt de Persuasion.



mardi 3 septembre 2024

Michelle Salter : les ombres de Big Ben et Johana Gustawsson : L’île de Yule

 

Michelle Salter : les ombres de Big Ben, une enquête d’Iris Woodmore

Un petit polar anglais avec un titre bien joli, les ombres de Big Ben, et peut-être plus accrocheur que l’original, de quoi tourner la tête aux lecteurs français. Mais si l’on sait que le titre anglais The Suffragette’s daughter laisse pour ainsi dire Big Ben dans les oubliettes, alors l’on est plus proche de la vérité. Oui, l’héroïne, la journaliste Iris Woodmore, est bien la fille d’une suffragette morte noyée dans la Tamise après une action téméraire et illégitime. Et si le terme de suffragette évoque pour vous la légèreté et la frivolité de ces femmes instruites ( de la bourgeoisie aisée et parfois du milieu ouvrier) qui réclamaient le droit de vote, femmes que, bien entendu, l’on ne pouvait pas prendre au sérieux, du moins c’est ainsi qu’on les présentait,  et bien détrompez-vous ! 

Et c’est justement ce qui m’a le plus plu dans le roman !  La découverte des différents mouvements, du plus pacifique au plus activiste, et des représailles que subissaient ces femmes qui avaient le courage de s’attaquer à la domination masculine : humiliations, coups, prison… La mère d’Iris s’est noyée dans la Tamise après une manifestation de suffragettes qui a tourné mal. C’est du moins ce que croit sa fille.

Le roman commence par un prologue qui se se passe en 1914 et concerne une mystérieuse femme qui fuit une danger tout aussi mystérieux dans le plus pur style Wilkie Collins ! Puis nous retrouvons Iris après la guerre. La jeune fille découvre en interrogeant un témoin, non loin de Big Ben ( et oui, quand même ! ) que sa mère ne s’est pas noyée accidentellement mais qu’elle a sauté volontairement dans le fleuve. Pourquoi ? Est-ce qu’elle a été contrainte ? La police était-elle à ses trousses? Ce sont les questions d’Iris Woodmore et elle décide d’enquêter sur cette mort suspecte. Mais ses investigations lui font découvrir  bien d’autres mystères, une disparition, jusqu’à ce qu’un crime ait lieu dans la riche demeure de Lady Timpson à Crookam Hall. Mais je ne vous en dis pas plus!
 

Le roman n’a pourtant pas le charme d’un Wilkie Collins, il n’est pas assez complexe et approfondi au niveau  de la description de la société et de l’intrigue dont la résolution m’a un peu déçue. Mais il est bien agréable à lire.

L’île de Yule de Johana Gustawsson



Le récit se déroule dans l’île de Yule, près de Stockholm. C’est une île résidentielle recherchée pour son calme, loin des touristes et de la foule. Ceux qui y vivent doivent prendre le bateau pour aller travailler et faire leurs courses. Il n’y a  aucune épicerie, aucun hôtel. Pourtant l’endroit a bénéficié d’une triste publicité. C’est là qu’a été découvert le corps d’une jeune fille pendue à un arbre du manoir Gussman après avoir été torturée. L’assassin n’a pas été retrouvé malgré l’enquête menée par le commandant Karl Rosen. Aussi quand Emma se présente chez les Gussman en tant qu’experte en art pour procéder à l’inventaire des biens de la famille, elle n’en mène pas large. Les Gusmann ne respirent pas la cordialité, c’est le moins que l’on puisse dire, et l’ambiance est plutôt glaciale. D’ailleurs, le propriétaire lui impose des horaires stricts pour éviter de la croiser. Heureusement, le seul café du coin est occupé par une jeune femme chaleureuse, Anneli, et  Emma fait aussi la connaissance de la sympathique Lotta, la conductrice de la navette maritime, et de  Bjorn Petterson qui sert d’intendant aux Gussman comme l’a fait sa famille auparavant. Mais, quelque temps après son arrivée, une autre jeune fille est retrouvée dans la mer et Karl Rosen s’aperçoit bien vite que ce crime a beaucoup de ressemblances avec le précédent.
La lecture est plaisante et pique la curiosité. L’écrivaine crée un atmosphère particulière, étrange, autour de ces crimes mais aussi autour de ce petit garçon qui habite la maison mais semble opprimé par une mère exigeante et peut-être folle ? Et qui est cette Viktoria, la bonne, qui est une femme courageuse mais qui fuit son mari et semble être prisonnière de cette grande maison. On s’intéresse aussi au traumatisme subi par Emma, ce qui l’a isolée de tous et surtout de sa mère. Quant au commandant Rosen, veuf, il surmonte difficilement la perte de sa femme qui s’est accidentellement noyée. On suit donc ces  personnages  avec intérêt ainsi que l’intrigue qui est bien menée. Un bon roman policier.