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jeudi 29 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes, Françoise et l'apprentissage de la vérité

Jean-Baptiste Simeon Chardin
 

 

 Quand, après l'avoir aperçue à l'opéra, Marcel tombe amoureux de la duchesse de Guermantes, il décide de se poster chaque matin sur son passage, lors de sa promenade, pour recevoir un salut d'elle. Cette attitude exaspère la duchesse qui ne supporte plus de le trouver toujours sur son chemin.  Marcel ne s'en apercevrait pas s'il n'y avait la réaction de Françoise lorsqu'elle l'aide à se préparer pour cette sortie quotidienne, un mélange "de réprobation et de pitié", un "vent contraire" qui s'élève pour contrecarrer son projet mais jamais aucune parole.

"Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (...)

C'est par donc par l'intermédiaire de sa domestique que Marcel va prendre conscience que la vérité peut être perçue autrement que par des paroles. Et il découvre que la parole peut, de plus, être contraire à la vérité.

 "Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peut-être pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir.

Enfin, il va plus loin encore lorsqu'il comprend  que le monde extérieur, non seulement physique mais moral, n'a peut-être pas de réalité en soi mais dépend du mode de perception que l'on en a. Marcel  fait ainsi la distinction entre le monde connu et le monde perçu. Percevoir par les sens ce qui nous entoure est la première manière d'appréhender le monde. Cette idée philosophique est une révélation pour  le jeune homme et lui ouvre des horizons dont la nouveauté l'effraie et lui donne le vertige car il y a alors autant de réalités que de sujets percevant. 

L'idée n'est pas nouvelle et de nombreux philosophes se sont penchés sur elle depuis Platon. De nos jours, elle est vérifiée par la science (la perception des abeilles, par exemple est une tout autre réalité). Mais ce qui est nouveau pour chaque individu, c'est le moment précis où il s'en aperçoit. Elle est vécue par Marcel à la fois comme une  fulgurance "une brusque échappée" mais aussi comme l'effondrement de ses certitudes " le monde réel m’épouvanta.".

 
Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise." Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta." 
 
 

 

Il est notable que cette leçon philosophique est infligée au jeune homme non par la noblesse - malgré son admiration- dont la vacuité est totale, mais par Françoise, une servante, une femme du peuple, venue de sa ferme et mise en condition par ses parents ruinés. De par sa naissance et son milieu social, Françoise n'a pas d'instruction mais elle possède bien plus, une intelligence innée des choses qui l'entourent, une esprit d'observation et de déduction et aussi, suggère Marcel, non sans malice, des informateurs bien placés, les domestiques de l'autre maison !.