Dans le chapitre de l'Apologie de Raymond de Sebond, Michel de Montaigne décrit la faiblesse de l'homme qui dans son outrecuidance croit être maître du monde alors qu'il est dominé par ses sens, précieux intermédiaires entre le monde et lui mais certainement insuffisants pour lui permettre de porter un jugement valable sur ce qui l'entoure.
Quant à l'erreur et l'incertitude de l'opération des sens, chacun peut s'en fournir autant d'exemples qu'il lui plaira, tant les fautes et les tromperies qu'ils nous font sont ordinaires.
Une idée philosophique qui n'est pas nouvelle même à l'époque de Montaigne et qui a fait et fait toujours l'objet d'un débat à la fois scientifique et philososophique. De plus, Montaigne dénonce aussi l'insuffisance du nombre de nos sens.
"Nous avons formé une vérité par la consultation et concurrence de nos cinq sens; mais à l'aventure fallait-il l'accord de huit ou de dix sens et leur contribution pour l'apercevoir certainement et en son essence."
Il aborde ici l'idée qui est restée même de nos jours sous forme d'hypothèse -puisqu'il semble que nous ne puissions aller plus loin dans nos connaissances- que l'homme n'exploite, faute de savoir le faire, qu'une infime partie de ses possibilités.
La piperie des sens autrement dit le fait que l'homme soit trompé, abusé par ces sens, Montaigne nous en donne de nombreux exemples toujours illustrés concrètement et de manière vivante. J'ai retenu ce passage.
Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se saurait regarder (s'il n'a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l'épouvante et ne le transisse. (...) Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions si elle était à terre .
Plus encore que la vue ce que Montaigne dénonce ici, c'est l'imagination, la mauvaise imagination, "la folle du logis", toute puissante, celle qui nous tourmente inutilement, nous fait souffrir en nous faisant voir des choses qui n'existent pas, en nous projetant dans les affres de l'avenir :
Le sang-froid de certains devant la mort vient d'un manque d'imagination, ils meurent mieux parce qu'ils ne meurent pas avant dit Pradines
L'imagination vécue comme une faiblesse, une torture de l'esprit. Oui, mais..
Lors de mes voyages à Paris, quand je passe devant Notre-Dame, je ne manque jamais de lever les yeux vers les tours de la cathédrale. Ce que j'y vois? Un petit bonhomme vêtu de noir, un peu chauve, la fraise autour du cou, avançant, les bras en balancier, sur la poutre du philosophe tendue au-dessus de l'abîme. Un petit bonhomme pas fier de lui qui chancelle. Passera, passera pas? La question reste entre lui et moi car personne d'autre ne le remarque. Et là, je pense à l'imagination, la bonne, la créatrice, celle qui est à l'origine de la littérature, de l'oeuvre d'art, celle qui met de la fantaisie et de la joie dans notre vie et je le laisse là, le philosophe, sur sa poutre jusqu'à la prochaine fois.