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mercredi 18 juin 2014

Shakespeare : Comme il vous plaira




Contrairement à ce que je croyais, je n'avais jamais lu (ni vu) Comme il vous plaira  et comme d'habitude à la première découverte d'une pièce de Shakespeare, ce qui domine, ce sont les interrogations  qu'elle éveille en moi.

Le sujet de la pièce

Mais d'abord le sujet de la pièce.Voici la présentation du livre de poche de Yves Bonnefoy à laquelle j'ajoute quelques précisions :

Chargé de l'éducation de son jeune frère Orlando depuis la mort de leur père, Olivier le déteste assez pour se réjouir qu'il puisse périr lors d'un corps à corps avec un lutteur. Mais Orlando triomphe sous les yeux de Rosalinde  et s'éprend d'elle. La jeune fille pourtant doit partir maintenant que son père, le vieux duc, a été chassé du pouvoir par son frère. Sous un déguisement de garçon - elle prend le nom de Ganymède- elle gagne la forêt d'Ardennes où s'est réfugié le vieux duc avec les compagnons qui lui sont restés fidèles. Sa cousine Clélia, fille du nouveau maître, décide de la suivre, travestie en bergère sous le nom d'Aliéna. Elles vont vivre dans la forêt une vie pastorale, entourées de bergers. Mais elles retrouvent bientôt le duc et sa cour, Orlando, puis son frère Olivier maintenant repenti.
C'est en 1599 que Shakespeare écrit cette comédie pastorale et gaiement romanesque : une pièce à prendre pour le plaisir, « comme il vous plaira ». Mais après la composition de ses sonnets, et avant l'écriture des grandes tragédies, ce n'est pas une pièce que l'on puisse isoler. Réflexion sur l'amour et la condition féminine, elle nous montre, écrit Yves Bonnefoy, "qu'un Shakespeare n'est jamais en repos » : « La facilité même, quand elle semble régner dans son écriture, c'est aussi et peut-être d'abord ce qu'il emploie à un projet plus sérieux, et qui vient de loin et qui va loin. »
 

Edition et traduction d'Yves Bonnefoy.

Un personnage principal féminin  sous le déguisement d'un homme

Yves Bonnefoy choisit pour résumer la pièce de partir du personnage d'Orlando, l'amoureux de Rosalinde! Ce qui est surprenant! Rosalinde est, en effet, le personnage principal, et même si elle prend le déguisement d'un garçon, c'est elle qui mène l'action, qui dicte leur conduite aux autres personnages et qui les domine  tous par son esprit et le verbe. Cela est incontestable! 
Pour gagner sa liberté, assurer sa protection et celle de sa cousine Célia,  la jeune fille, il est vrai, est travestie en homme. On peut se demander si Rosalinde obéit ainsi à des codes sociaux : pour être l'égale de l'homme, la femme doit-elle abandonner son identité féminine, se comporter en homme?   (On pense aussi à George Sand ). Pourtant, c'est bien en tant que femme qu'elle s'affirme comme indépendante mais il semble qu'il y ait un passage obligé par le travestissement (lié à la condition féminine de l'époque) pour qu'elle puisse accéder ainsi à la liberté d'action mais aussi de parole et de sentiment : Rosalynde n'est pas une prude jeune fille, elle fait allusion à la sexualité gaillardement, a la langue bien pendue, elle raille et domine son amoureux. De plus, elle décide elle-même de celui qui sera son époux même si elle prétend qu'elle le choisit parce que son père l'approuverait!

Le travestissement : homosexualité, androgynie ou simple tradition littéraire?

Walter Howard Deverell

D'autres personnages féminins de Shakespeare sont travestis en homme. Ainsi la Viola de La nuit des rois. il s'agit d'une tradition romanesque mais le travestissement et les débats amoureux qui s'en suivent soulèvent néanmoins la question de l'identité sexuelle. Orlando courtise Ganymède comme si elle était une femme (ce qu'elle est mais il ne le sait pas) alors qu'il pense que c'est un homme. La bergère Phébé est amoureuse de Ganymède qu'elle prend vraiment pour un homme. On voit se reproduire les mêmes méprises dans La nuit des rois. Peut-on parler d'une attirance homosexuelle comme certains critiques le pensent? Rosalinde prend le nom de Ganymède, ce jeune homme si beau que Zeus lui-même en tomba amoureux; il l'enleva en se métamorphosant en aigle et en fit son amant. Le choix de ce nom n'est donc pas anodin (de même que celui de Célia qui devient Aliena : l'étrangère).


J'ai lu une autre explication possible dans un article du Salon littéraire ICI  :

Encore une fois, ce n'est pas l'homosexualité qui prend le masque de l'hétérosexualité mais l'hétérosexualité qui prend le masque de l'homosexualité. Ce que nous dit Shakespeare est que dans un monde magique, c'est-à-dire un monde parfait, les sexes ne devraient jamais se tromper. On n'imagine pas Adam et Eve homosexuels ! Dès qu'il y a homme et femme, il y a différence, amour, vie - et c'est pourquoi couper la scène de l'hymen du cinquième acte comme le font la plupart des metteurs en scène revient à dénaturer la pièce, sinon à en censurer son sens profond.

Cette affirmation s'appuie peut-être (?) sur le mythe platonicien de l'androgynie. Au commencement les êtres humains sont doubles, mi-homme, mi-femme. Mais ils provoquent la colère des Dieux. Zeus les punit en les partageant en deux moitiés qui toujours auront le souvenir de leur origine et la nostalgie de la séparation.


                                         Une comédie pastorale qui critique la pastorale

 
roman pastoral d'Honoré d'Urfé France XVII°

Comme il vous plaira a une source romanesque Rosalynde de Lodge qui appartient au genre de la pastorale. Cette dernière idéalise la vie à la campagne présentée comme idyllique. Les moeurs des bergers dépourvus d'artifice, innocents et purs contrastent avec le manque de simplicité de la ville, la corruption et les vices qui y règnent. Cette opposition existe dans Comme il vous plaira qui semble donc obéir aux lois du genre mais chaque fois que le thème est présenté, un personnage prend aussitôt le contre pied :

Ainsi, le vieux duc dans la scène 1 de l'acte II magnifie cette vie dans les bois en des termes poétiques  mais il en souligne les duretés :

Le vieux duc.—Eh bien ! mes compagnons, mes frères d’exil, l’habitude n’a-t-elle pas rendu cette vie plus douce pour nous que celle que l’on passe dans la pompe des grandeurs ? Ces bois ne sont-ils pas plus exempts de dangers qu’une cour envieuse ? Ici, nous ne souffrons que la peine imposée à Adam, les différences des saisons, la dent glacée et les brutales insultes du vent d’hiver, et quand il me pince et souffle sur mon corps, jusqu’à ce que je sois tout transi de froid, je souris et je dis : « Ce n’est pas ici un flatteur : ce sont là des conseillers qui me convainquent de ce que je suis en me le faisant sentir. » On peut retirer de doux fruits de l’adversité ; telle que le crapaud horrible et venimeux, elle porte cependant dans sa tête un précieux joyau Notre vie actuelle, séparée de tout commerce avec le monde, trouve des voix dans les arbres, des livres dans les ruisseaux qui coulent, des sermons dans les pierres, et du bien en toute chose.

Cette opposition se retrouvera déclinée à deux voix par Amiens et Jacques, les deux gentilhommes de la suite du vieux duc dans la scène 5 de l'acte II

Amiens 
Chanson
Toi qui fuis l’éclat de la cour,
Des champs féconds préférant la parure,

Heureux des mets que t’offre la nature,

Viens habiter avec moi ce séjour.

Dans ce bocage,

Sous cet ombrage,

Point d’ennemi que l’hiver et l’orage.

Jacques.
(Il chante.)
S’il arrive par hasard
 
Qu’un homme soit changé en âne ;

Quittant son bien et son aisance

Pour suivre une volonté obstinée,

Duc dàme, duc dàme, duc dàme,

Il trouvera ici

D’aussi grands fous que lui

S’il veut venir ici.

Amiens.—Que signifie ce duc ad me ?

Jacques.—C’est une invocation grecque pour rassembler les sots dans un cercle.

Enfin sur le mode comique, le fou Touchstone reprend à lui tout seul cette opposition dans la scène 2 de l'acte III

Corin—Et comment trouvez-vous cette vie de berger, monsieur Touchstone ?

Touchstone.—Franchement, berger, par elle-même, c’est une bonne vie ; mais en ce que c’est une vie de berger, c’est une pauvre vie. En ce qu’elle est solitaire, je l’aime beaucoup ; mais en ce qu’elle est retirée, c’est une misérable vie : ensuite, par rapport à ce qu’on la passe dans les champs, elle me plaît assez ; mais en ce qu’on ne la passe pas à la cour, elle est ennuyeuse. Comme vie frugale, voyez-vous, elle convient beaucoup à mon humeur ; mais en ce qu’il n’y a pas plus d’abondance, elle contrarie beaucoup mon estomac ....
acte III scène2

Mais si cette pastorale contient une critique de la pastorale, il n'en reste pas moins que cette forêt des Ardennes (En France?) où se réfugient tous les personnages, lieu fantaisiste où poussent des palmiers et vivent des lions est tout de même un monde magique, une sorte d'Eden. Là, les êtres humains finissent par revenir à la bonté primitive de l'homme d'avant la Chute. Ainsi Frederic, l'usurpateur, se convertit soudainement; Olivier qui souhaitait la mort d'Orlando revient à de bons sentiments. Nous sommes donc bien au-delà de la vraisemblance, entre le rêve et le réel, comme dans Le songe d'une nuit d'été mais en moins cruel,  un univers où la bonté triomphe, où tout finit bien.

Une pièce sur l'amour courtois qui se moque de l'amour courtois

Plus que politique, Comme il vous plaira est avant tout une comédie où l'amour joue un rôle primordial. Elle se conclura d'ailleurs par quatre mariages célébrés par la déesse Hymen. Mais si les amoureux y tiennent un langage précieux et doivent subir des épreuves selon la plus grande tradition de l'amour courtois, Shakespeare se plaît à se moquer de ses conventions et il confie aux femmes le rôle de les critiquer.
Ainsi lorsque Orlando énamourée compose des vers qu'il accroche aux branches des arbres, Roslynde convient qu'il s'agit de bien mauvais vers.
Quant à la bergère Phébé poursuivi par les assiduités du berger Sylvius qu'elle n'aime pas, ce vocabulaire précieux la met carrément en colère et c'est avec une grande vivacité qu'elle condamne cet excès de langage qui n'a d'égal que la fausseté des sentiments :
 Phébé
 Tu me dis que le meurtre est dans mes yeux ; cela est joli à coup sûr et fort probable que les yeux, qui sont la chose la plus fragile et la plus douce, à qui le moindre atome fait fermer leurs portes timides, soient appelés des tyrans, des bouchers, des meurtriers. C’est maintenant que je fronce les sourcils de tout mon cœur en te regardant ; et si mes yeux peuvent blesser, eh bien, puissent-ils te tuer dans ce moment ! Maintenant fais semblant de t’évanouir ; allons, tombe.—Si tu ne peux pas, oh ! fi, fi, ne mens donc pas, en disant que mes yeux sont des meurtriers. Montre la blessure que mes yeux t’ont faite. Égratigne-toi seulement avec une épingle, et il en restera quelques cicatrices ; appuie-toi seulement sur un jonc, et tu verras que ta main en gardera un moment la marque et l’empreinte : mais mes yeux, que je viens de lancer sur toi, ne te blessent pas ; et, j’en suis bien sûre, il n’y a pas dans les yeux de force qui puisse faire du mal. Acte III scène 6

Et Rosalynde surenchérit :
Orlando.—Alors il faut que je meure en ma propre personne.

Rosalinde—Non, vraiment, mourez par procuration : le pauvre monde a presque six mille ans, et pendant tout ce temps, il n’y a jamais eu un homme qui soit mort en personne, pour cause d’amour, s’entend. (...) Mais tout cela n’est que des mensonges ; les hommes sont morts dans tous les temps, et les vers les ont mangés ; mais jamais ils ne sont morts d’amour. Acte IV scène 1

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On pourrait encore parler d'autres thèmes de Comme il vous plaira : celui des frères ennemis ( le vieux duc et Frédéric,  Olivier et Orlando), thème cher à Shakespeare que l'on retrouve aussi dans La Tempête ou Hamlet, le rôle du fou et de Jacques, l'importance du nombre :  les quatre vitesses du temps, les sept âges de la vie, les trois leçons de morale, les sept variétés de la mélancolie, les sept degrés du démenti et tant d'autres... mais il faut que je m'arrête en remerciant Shakespeare de me questionner autant et du plaisir qu'il me donne!

Acte IV scène 1 Les sept variétés de la mélancolie
Jacques.—Je n’ai pas la mélancolie d’un écolier, qui vient de l’émulation ; ni la mélancolie d’un musicien, qui est fantasque ; ni celle d’un courtisan, qui est vaniteux ; ni celle d’un soldat, qui est l’ambition ; ni celle d’un homme de robe, qui est politique ; ni celle d’une femme, qui est frivole ; ni celle d’un amoureux, qui est un composé de toutes les autres : mais j’ai une mélancolie à moi, une mélancolie formée de plusieurs ingrédients, extraite de plusieurs objets ; et je puis dire que la contemplation de tous mes voyages, dans laquelle m’enveloppe ma fréquente rêverie, est une tristesse vraiment originale. 

 Acte II scène 7 Les sept âges de l'homme

Jacques.—Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs ; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles ; et les actes de la pièce sont les sept âges[13]. Dans le premier, c’est l’enfant, vagissant, bavant dans les bras de sa nourrice. Ensuite l’écolier, toujours en pleurs, avec son frais visage du matin et son petit sac, rampe, comme le limaçon, à contre-cœur jusqu’à l’école. Puis vient l’amoureux, qui soupire comme une fournaise et chante une ballade plaintive qu’il a adressée au sourcil de sa maîtresse. Puis le soldat, prodigue de jurements étranges et barbu comme le léopard[14], jaloux sur le point d’honneur, emporté, toujours prêt à se quereller, cherchant la renommée, cette bulle de savon, jusque dans la bouche du canon. Après lui, c’est le juge au ventre arrondi, garni d’un bon chapon, l’œil sévère, la barbe taillée d’une forme grave ; il abonde en vieilles sentences, en maximes vulgaires ; et c’est ainsi qu’il joue son rôle. Le sixième âge offre un maigre Pantalon[15] en pantoufles, avec des lunettes sur le nez et une poche de côté : les bas bien conservés de sa jeunesse se trouvent maintenant beaucoup trop vastes pour sa jambe ratatinée ; sa voix, jadis forte et mâle, revient au fausset de l’enfance, et ne fait plus que siffler d’un ton aigre et grêle. Enfin le septième et dernier âge vient unir cette histoire pleine d’étranges événements ; c’est la seconde enfance, état d’oubli profond où l’homme se trouve sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien. 

LC avec Maggie et Miriam