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samedi 12 septembre 2020

Lola Lafon : Chavirer rentrée littéraire 2020


Chavirer de Lola Lafon chez Actes Sud

Depuis La petite communiste qui ne souriait jamais, je lis les romans de Lola Lafon avec attention et décidément, c’est un écrivain que j’aime ! Elle traite de thèmes qui ne sont pas toujours ma tasse de thé, à priori, mais auxquels elle parvient à donner une intensité qui vous tient captive, en haleine, thèmes qui sont toujours intégrés dans la société et répondent à vos questionnements.
Il en est ainsi pour « chavirer « .
J’ai d’abord eu peur du sujet découvert en lisant la quatrième de couverture : 1984. Cléo, treize ans, qui vit entre ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, se voit un jour proposer d’obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation, pour réaliser son rêve : devenir danseuse de modern jazz. Mais c’est un piège, sexuel, monnayable, qui se referme sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes.
Mais connaissant Lola Lafon, je savais que ce thème n’avait pas été choisi par opportunisme, à l’heure du mouvement du Me too,  mais parce qu’elle avait beaucoup à dire sur la question!

                                                          Culpabilité et innocence

Danseuse de modern jazz


On lit toute la première partie du livre en apnée sans pouvoir refermer le livre. Il y est racontée le piège qui se referme sur la jeune fille et sur celles qu’elle entraîne avec elle. Alors que dès le début nous savons ce qui va se passer, une impression d’angoisse naît, liée à notre impuissance à arrêter ça ! « Ça »? le saccage de l’enfance, du rêve et de l’innocence.
Le roman pose le problème de la culpabilité. Quand cesse-t-on d’être une victime pour devenir coupable? C’est la question que toute sa vie Cléo se posera, elle qui a envoyé ses camarades de collège dans le piège, sachant ce qui allait leur arriver. Pourquoi les fillettes n’en ont jamais parlé ? Honte, peur d’être jugées, coupables quelque part de ce que « on » leur a fait subir.
Mais Lola Lafon montre aussi que ce sont les classe sociales modestes qui sont les plus touchées. Cléo a pour consigne de ne viser que les enfants des milieux et des quartiers  populaires, dont elle fait partie elle-même  : le milieu social, les fins de mois difficiles, les problèmes d’argent, l’ignorance de la famille désarmée, l’impossibilité de s’attaquer à des hommes haut placés, puissants, riches, intouchables, l’acceptation aussi de certains parents comme seul moyen pour leur fille d’échapper à la misère sociale, le laxisme de l’époque vis à vis des prédateurs, ces hommes âgés qui font de bons « fiancés » argentés. Nous sommes dans les années 80.

 Culpabilité  individuelle mais aussi collective, et par delà ce thème, celui du pardon. Cléo pourra-t-elle un jour être pardonnée et surtout se pardonner ?

                                                       Une construction savante

La dame de Shangaï Orson Wells
                                 La dame de Shangaï Orson Wells/ Rita Hayworth : jeu de miroirs

La construction du roman qui ne respecte pas l’ordre chronologique  introduit tout une galerie de personnages qui croisent la vie de Cléo :  Yonaz son ami de collège, qui ne « veut pas être juif », Claude, son habilleuse, si proche d’elle, comme une seconde « maman » et qui pourtant la déçoit, Betty jeune danseuse noire, victime comme elle, Ossip son Kiné, Lara son amante…
Ces nombreux personnages sont autant de portraits individuels, intéressants en eux-mêmes, mais qui ont aussi une fonction narrative puisqu’ils qui reflètent comme dans jeu de miroirs multiples les différentes personnalités de Cléo et nous donnent des points de vue différents. Mais c'est parfois Cléo qui nous renvoie l'image des autres.

Le milieu de la danse

Danseuses du Lido

 Et puis nous pénétrons dans le milieu de la danse, non celle du classique, celle qui se produit sur la scène de Garnier, adoubée par la bourgeoisie mais celle des plateaux télévisés de Drucker, des danseuses du Lido :   strings et  paillettes. La danse populaire, la danse méprisée par la « bonne » société !

"Tout était faux, là résidait la beauté troublante de ce monde-là... Les filles faisaient semblant d'être nues, elles surjouaient leur joie sur scène quatre-vingt-dix minutes durant Ca c'est Paris, elles venaient d'Ukraine, d'Espagne ou de Clermont-Ferrand. La sueur ternissait le satin de leurs bustiers, des traces jaunâtres persistaient en dépit des nettoyages, les strings étaient pulvérisés de spray antibactérien, les résilles s'incrustaient dans le tendre des cuisses, elles laissaient des ratures quadrillées : de loin, on n'en apercevait rien. (...) La lumière escamotait les accrocs, les faux plis, les traces de cellulite, les cicatrices, elle atténuait les rides et le roux criard d'une coloration bon marché. Les bustiers en tissu à paillettes laissaient des plaques vermillon sur les flancs de Cléo, des estafilades bordeaux sous ses aisselles : des débris de plastique que la sueur aiguisait. De loin, on n'en apercevait rien." 

Savez-vous que les danseuses du Lido sont d'excellentes danseuses qui ont des années de travail assidu derrière elles, souvent issues du classique, mais trop grandes pour interpréter le répertoire ? Elles sont traitées comme des objets, dans les mains des chorégraphes, des directeurs des revues, des décideurs de tout bord et parfois d’un certain public.  Un taxi vient les chercher à la sortie de leur loge pour les soustraire aux empressements de ces messieurs libidineux.  Si, en plus, elles sont noires, alors, elles ne peuvent prétendre à faire du classique ! Une sylphide ou une Gisèle pourrait-elle être noire ?
Savez-vous qu’il n’y a jamais leur nom sur les programmes comme il est d’usage pour n’importe quel artiste ? qu’elles sont payées des clopinettes, qu’elles risquent leur place si elles se blessent et s'arrêtent, que leur sécurité n’est pas assurée! 

Lola Lafon, avec son style efficace, sensuel, réaliste et élégant à la fois, sait comme nulle autre nous montrer l’envers du décor, la souffrance sous le sourire obligatoire, les odeurs de sueur et de pommade de camphre, les irritations des aisselles, le sang sous les paillettes, tout un monde de faux-semblant dans lequel, toujours, les femmes sont des victimes. 

Et pourtant, l’amour de leur art les pousse à endurer la souffrance, à repousser les limites de leur corps pour un dépassement d’elles-mêmes avant que la désillusion, l’amertume, l’échec, les poussent au renoncement.

Un beau roman, très bien écrit, riche en émotions ! Une des belles découvertes de cette rentrée littéraire 2020 !