Premier amour, c’est aussi le premier roman que j’ai lu de Tourguéniev, pas relu depuis ! Ce qui m’avait particulièrement marquée, c’est la scène où l’on voit le jeune homme de seize ans, pour la première fois amoureux, obéir à sa jolie voisine, la coquette Zinaïda, vingt et un ans, qui lui ordonne, par dérision, en pensant, bien sûr, qu’il ne va pas le faire, de sauter d’un mur de sept mètres pour lui prouver qu’il l’aime ! Et bien oui, je l’ai retrouvée, cette scène, et elle est toujours aussi puissante.
Ce récit est autobiographie. Tourguéniev y analyse avec finesse l’éveil du sentiment amoureux d’un tout jeune homme, une passion entière, sans limites, touchante et naïve.
"En réalité, je m’assis sur une chaise et restai longtemps immobile, comme sous l’effet d’un charme. Ce que j’éprouvais était si neuf, si doux... Je ne bougeais pas, regardant à peine autour de moi, la respiration lente. Tantôt, je riais tout bas en évoquant un souvenir récent, tantôt je frémissais en songeant que j’étais amoureux et que c’était bien cela, l’amour. Le beau visage de Zinaïda surgissait devant mes yeux, dans l’obscurité, flottait doucement, se déplaçait, mais sans disparaître. Ses lèvres ébauchaient le même sourire énigmatique, ses yeux me regardaient, légèrement à la dérobée, interrogateurs, pensifs, et câlins... comme à l’instant des adieux. En fin de compte, je me levai, marchai jusqu’à mon lit, sur la pointe des pieds, en évitant tout mouvement brusqué, comme pour ne pas brouiller l’image, et posai ma tête sur l’oreiller, sans me dévêtir..."
Le jeune homme est déchiré par des sentiments contradictoires entre admiration et colère, pour et contre le jeune fille qui s’amuse à tenir en laisse ses nombreux amoureux, entre émerveillement et reconnaissance pour un mot doux, un geste tendre, entre désespoir et désir de mourir quand la jalousie le taraude, quand la jeune fille semble s’éloigner de lui et de tous les autres jeunes gens qui la courtisent.
Le narrateur qui n’est autre que Tourguéniev lui-même à l’âge de quarante ans, s’étonne parfois lui-même de sa candeur, de son manque de compréhension du monde des adultes, de son aveuglement. Car Zinaïda va aimer et en femme passionnée va abandonner toute prudence pour celui qu’elle aime, un homme beau, altier, et mûr. Sous des apparences frivoles, la jeune fille va révéler une profondeur et une sincérité insoupçonnées, bien loin de la superficialité dont elle paraît faire preuve.. Mais qui est ce rival bienheureux ? C’est ce que se demande l’innocent jeune homme.
A côté des jeunes gens, Tourguenéiev dresse des portraits de personnages qui ont aussi beaucoup d’intérêt. Celui de sa mère, de dix ans plus âgée que son mari, épousée par intérêt, en femme mal aimée et pourtant amoureuse, qui souffre et s’aigrit sans rencontrer beaucoup de sympathie autour d’elle. Celui de son père qu’il admire mais qui fait preuve pourtant de beaucoup de lâcheté et manque de caractère et d'empathie pour les autres. Celle aussi de la princesse, mère de Zinaïda, femme du peuple qui a épousé un prince, vulgaire et inintelligente, qui indispose ses voisins par ses jérémiades.
Ce court roman, récit d’une initiation amoureuse, pourrait être un histoire légère. Mais il n’en est rien. Elle est traversée de drames qui parfois passe au-dessus de la tête du jeune garçon et elle s’achève en tragédie. C’est une initiation cruelle dont l’écrivain d’aujourd’hui ne peut se souvenir qu’avec douleur.
Lu dans le cadre du mois de la littérature européenne des Pays de l'Est :