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vendredi 10 juin 2011

Montaigne : chacun appelle barbarie


Ce qu'il y a de passionnant chez Michel de Montaigne, c'est que ses Essais vont toujours retentissant de tout ce qui se passe autour de lui, non seulement dans le royaume de France, mais aussi loin qu'il puisse aller à son époque dans l'espace terrestre, dans ce monde que l'on dit Nouveau, livré à la concupiscence et la cruauté de ses Conquérants. Or ces interrogations sur les peuples de ces contrées lointaines, pour qui il éprouve curiosité et bienveillance, sont autant d'occasions pour lui de mettre en lumière les barbaries et les atrocités de son propre pays. N'oublions pas que le massacre de la Saint Barthélémy vient d'avoir lieu (1572), que les guerres de religion font rage, que le génocide des  premières nations américaines a commencé, que l'obscurantisme religieux et l'intolérance règnent autour de lui... Comme dans un jeu de miroirs, sa pensée se réfléchit dans l'Espace au-dessus de l'océan, du Monde Nouveau à l'Ancien, mais aussi à l'infini, et cette fois-ci dans le temps, de son époque à la nôtre... comme si la voix de Montaigne n'avait jamais cessé de résonner.
Or je trouve, pour en revenir à mon propos qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en ce peuple, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas conforme à son usage; à vrai dire, il semble que nous n'ayons d'autre critère de la vérité et de la raison que l'exemple et l'idée des opinions et des usages du pays où nous sommes.
Montaigne cherche à comprendre ces peuples à travers leurs représentants qui ont été été amenés en France, "ignorant  combien coûtera un jour à leur repos et leur bonheur la connaissance des corruptions de notre monde..". Et ce faisant, il nous montre la relativité des moeurs et des coutumes pour mieux nous inciter à la Tolérance. On verra comment la critique s'adresse à son temps et par certains aspects au nôtre. Voici un exemple parmi tant d'autres :
Le roi (Charles IX) leur parla longtemps; on leur fit voir notre façon d'être, notre pompe, l'aspect d'une belle ville. Après cela quelqu'un demanda leur avis à tout cela et voulut savoir d'eux ce qu'ils avaient trouvé de plus surprenant; ils répondirent trois choses, dont j'ai oublié la troisième, et je le regrette bien; mais j'ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu étrange que tant d'hommes grands, portant la barbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de la garde) acceptent d'obéir à un enfant, et qu'on ne choisisse pas plus tôt l'un d'entre eux pour commander; secondement (ils ont une façon de parler telle qu'ils nomment les hommes "moitié" les uns des autres) qu'ils avaient remarqué qu'il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de privilèges, et que leurs moitiés mendiaient à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté; et ils trouvaient étrange la façon dont ces moitiés nécessiteuses pouvaient supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre le feu à leurs maisons.
Pas si bêtes, ces "sauvages"! C'est ce que nous dit Montaigne qui termine son essai par cette pointe aussi ironique que  brillante :
Tout cela ne va pas trop mal: mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses!

Essai des Cannibales Livre 1 chapitre 31