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vendredi 10 juin 2011

Montaigne : De la conscience




Dans le chapitre V du livre II intitulé : De La conscience le propos de Michel de Montaigne est clair : il analyse le rôle de la conscience morale qui nous fait souffrir quand nous nous sentons coupable :
La méchanceté fabrique des tourments contre soi : comme la mouche guêpe pique et offense autrui, mais plus soi-même, car elle y perd son aiguillon et sa force pour jamais..
conscience qui, au contraire, nous donne assurance et confiance quand nous nous sentons innocent :
Et je puis dire avoir marché en plusieurs hasards d'un pas bien plus ferme, en considération de la secrète science que j'avais de ma volonté et innocence de mes desseins.
Cette considération l'amène à peser la question de la légitimité de la torture (les géhennes) en usage à cette époque pour déterminer l'innocence ou la culpabilité d'une personne, pratique qui est fondée sur l'idée que l'innocent qui a sa conscience pour lui est plus fort pour résister à la souffrance que celui qui se sent coupable!
Pour dire vrai, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour fuir à de si grièves douleurs  conclut Montaigne.
Et il ajoute cette phrase  qui a presque une résonnance à la Voltaire :
Car il advient que celui que le juge a géhenné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir innocent et géhenné.
Pourtant au-delà de ces considérations philosophiques,  le récit qui ouvre ce chapitre retient particulièrement mon attention :
Voyageant un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un  honnête gentilhomme et de bonne façon. Il était du parti contraire au nôtre, mais je n'en savais rien, car il contrefaisait autre. Et le pis de ces guerres, c'est que les cartes sont si mêlées, votre ennemi n'étant distingué d'avec vous de aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, ni de façon, nourri en mêmes lois, moeurs et même foyer, qu'il est malaisé d'y éviter confusion et désordre. Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes en lieu où je ne fusse connu, pour n'être en peine de dire mon nom, et de pis à l'adventure, comme il m'était autrefois advenu ; car en un tel mécompte je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua lon misérablement entre autres un page, gentilhomme italien, que je nourrissais soigneusement; et fut éteinte en lui une très belle enfance et pleine de grande espérance. Mais, cettui-ci* en avait une frayeur si éperdue, et je le voyais si mort à chaque rencontre d'hommes à cheval et passages de villes qui tenaient pour le roi, que je devinai enfin que c'étaient alarmes que sa conscience lui donnait. Il semblait à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa casaque on irait lire juques dans son coeur ses secrètes intentions  tant est si merveilleux l'effort de la conscience. Elle nous fait trahir, accuser et combattre nous-même, et, à faute de témoin étranger, elle nous produit contre nous "nous servant elle-même de bourreau et nous frappant d'un fouet invisible".**
J'aime ces récits pleins de vie qui interviennent très souvent dans les Essais pour illustrer une idée philosophique et qui nous font pénétrer de plein pied dans l'Histoire de ce  XVIème siècle, qui nous font vivre comme si nous y étions l'époque terrible de ces guerres de religion, guerres civiles où rien ne distingue l'ami de l'ennemi, miroir qui nous renvoie l'image de notre monde actuel déchiré par les mêmes haines, les mêmes fanastismes.
Pour comprendre ce récit il faut se souvenir qu'il n'y eut pas moins de huit guerres de religion en France dans la seconde moitié du XVIème siècle opposant protestants et catholiques. Les idées nouvelles de la Réforme surgissent dès les années 1520  et sont suivies de persécution. Les querelles religieuses se doublent d'un conflit politique, certaines grandes familles de la noblesse - le prince de Condé, l'amiral de Coligny- épousant la cause de la Réforme pour lutter contre le pouvoir royal.
La première guerre de religion débute en 1562 et finit avec le siège de Rouen en 1563.  La deuxième a lieu de 1567 à 1568, la troisième de 1568 à 1570, la quatrième guerre, de 1572 à 1573...
Montaigne s'est retiré dans sa librairie en 1571, période de réflexion et de travail qui durera  jusqu'en 1580 date à laquelle aura lieu la première publication des Essais. Mais de 1572 à 1574 il rejoint l'armée du duc de Montpensier qui l'envoie en mission auprès du parlement de Bordeaux.
Il semble que Montaigne ait rédigé l'essentiel du premier livre et les six premiers chapitres du livre II des Essais (dont celui de la Conscience) de 1572 à 1574. Tout porte à croire, donc, que les deux évènements dont parle l'auteur dans ce passage aient eu lieu entre la première ou deuxième guerre pour la mort du page et  la troisième pour la rencontre avec la protestant? La quatrième guerre est trop récente pour justifier les termes : Voyageant un jour... Mais je ne suis pas historienne et je ne puis l'affirmer!
Ce qui me plaît surtout ce sont les questions que je me pose à propos du texte et qui ne recevront jamais de réponse.
Nous voyons une action qui se déroule devant nous mais qui s'arrête car le propos de Montaigne n'est pas de nous raconter sa vie mais de réfléchir à partir de l'anecdote qu'il nous rapporte. Pourtant, l'histoire a eu une suite, une fin, une sorte de hors champ temporel qui lui donne une autre dimension, un prolongement muet.
Il y a tout qui n'est pas dit dans le texte, frustration à laquelle notre imagination va suppléer de sorte que ce texte pourrait devenir le sujet d'un roman ou d'une enquête : Que faisait ce gentilhomme protestant en pays catholique? Qui était-il? D'où venait-il? Qui essayait-il de rejoindre? Comment a-t-il eu l'idée de se joindre à la suite de Montaigne? Est-ce qu'il a été protégé jusqu'au bout? Montaigne l'a- t-il dénoncé? Comment a réagi le frère de Montaigne? Son entourage? Comment s'en est-il sorti?
Et il y a aussi ce que cela révèle du caractère de l'auteur : Michel de Montaigne est, en effet, catholique, fidèle à son roi, il a été courtisan, a prêté  le serment en 1562- sans y avoir obligation- d'adhérer au formulaire catholique présenté par la Sorbonne.  Catholique donc! et il entend le rester moins par conviction que par refus de la nouveauté; il est plus facile de rester dans le parti où l'on est né, dit-il, que d'en changer! Conservatisme, diront les uns. Moi, j'y vois surtout le refus du fanatisme.
Et ce récit en est la preuve! Car le voici découvrant dans cet homme qui voyage avec lui, un protestant! Nous sommes  en plein milieu de guerres fratricides qui ont entraîné massacres et violences.  Il serait normal que la haine attise la haine. Pourtant ce que Montaigne éprouve envers cet homme, c'est de la pitié et même de l'empathie : Il semblait à ce pauvre homme... Ce qu'il éprouve c'est de l'incompréhension, de la tristesse, face à l'absurdité de la guerre qui doit nous amener à haïr notre voisin sous prétexte qu'il est du parti contraire au nôtre et ceci même si on le tient pour un  honnête gentilhomme et de bonne façon.
Ce qu'il tire de cette histoire c'est une leçon de philosopohie qui l'amène à cette prise de position courageuse contre la torture et à la critique de la justice qu'il est le seul à avoir osé présenter lors d'une visite royale.
Je me donne alors le plaisir d'avoir au moins une réponse à une de mes questions : Non! Montaigne n'a pas livré ce gentilhomme protestant aux soldats du roi!
* cettui-ci : le gentilhomme protestant ; **Juvénal