Nous sommes au début du XIX siècle quand naît Alma Whittaker, fille de
Henry Whittaker, un anglais originaire du village de Richmond près de
Londres et de Beatrix van Devender, une hollandaise d'Amsterdam. Le
couple s'est installé à Philadelphie. Comme son père qui a fait fortune
dans le commerce des plantes en obtenant le monopole de le commerce du
quinquina, comme sa mère, une femme supérieurement intelligente et
cultivée qui se charge de son éducation intellectuelle et spirituelle,
Alma aime l'étude et en particulier se passionne pour la botanique. Cet
amour des plantes la conduira bien loin, vers des terres lointaines mais
aussi vers des découvertes scientifiques novatrices.
J'ai beaucoup aimé le roman d'Elizabeth Gilbert parce
qu'il possède un souffle romanesque certain et s'intéresse aux progrès
scientifiques du XIX siècle en se faisant le témoin d'une époque où la
science interroge le monde du vivant, explore le passé et met à mal les
obscurantismes.
Elizabeth Gilbert a
créé des personnages au caractère fort, à la vie mouvementée : ils
affrontent des aventures intérieures, spirituelles, rencontrent des
obstacles dressés sur le chemin de la connaissance ou de l'amour ou
partent dans des voyages vers des pays lointains, des aventures
périlleuses. Elle présente aussi des couples symétriquement opposés dont
les contrastes permettent d'explorer toutes sortes de nuances
psychologiques.
Bien que Alma soit le personnage principal, le roman commence par un
récit de la vie de ses parents et surtout de son père dont le passé
aventureux et riche en péripéties est passionnant.
Henry Whittaker est né dans une famille pauvre et a bien peu de chance
de s'en sortir dans la vie. Pourtant il fera fortune en utilisant les
seules connaissances qui lui soient accessibles, celles de la botanique,
car son père est un des jardiniers réputés du jardin botanique de Kew.
Son culot allié à son savoir, son intelligence pratique et aussi à son
courage, son endurance et sa bonne santé (car il faut bien tout cela
pour réchapper aux dangers qu'il rencontre) lui permettront d'être
envoyé dans des terres lointaines à la recherche d'espèces végétales
rares qui seront à l'origine de sa prospérité. En dehors de cela, il est
presque illettré. Nul couple ne peut être plus dissemblable que Henry
et Beatrix : celle-ci est fille d'un riche famille bourgeoise dont les
membres sont conservateurs, depuis des générations, du plus grand jardin
botanique d'Europe, le Hortus d'Amsterdam. Extrêmement cultivée,
lettrée, scientifique hors pair, elle possède cinq langues et gèrera les
affaires de son mari avec intelligence et clairvoyance.
Leur fille,
Alma possède une vive intelligence, une mémoire phénoménale qui fait que
toutes les études qu'elle entreprend scientifiques, littéraires ou
linguistiques lui sont aisées. L'intelligence d'Alma n'a d'égale que sa
laideur. Avec un autre personnage, celui de sa soeur adoptive Prudence, Elizabeth Gilbert crée
une fois encore un couple formé de contrastes. Prudence est loin d'être
sotte mais elle n'a pas les facultés intellectuelles d'Alma; sa beauté
est saisissante et son altruisme - elle devient abolitionniste et aide
les esclaves noirs- répond à l'égocentrisme voire l'égoïsme d'Alma.
D'autre part, au matérialisme, à la sensualité d'Alma, Elizabeth Gilbert oppose
la spiritualité et l'angélisme d'Ambrose Pike, son mari. On pourrait
craindre que ces effets d'opposition ne soient trop systématiques mais
il n'en est rien. En bâtissant ainsi son roman sur des contrastes très
forts, l'écrivaine crée des effets de clair-obscur, de fortes tensions
qui génèrent des drames et qui nourrissent l'intérêt du roman.
Une époque d'exploration scientifique
Pierre-Joseph Redouté (1759-1840) ( source) |
L'un
des aspects du roman qui m'a le plus captivée est l'exploration d'une
époque de conquêtes scientifiques. Menée par Alma dès son plus jeune âge
jusqu'à ce qu'elle devienne une spécialiste des mousses, l'étude de la
botanique ouvre des horizons. Qui pourrait croire que l'on puisse
s'enthousiasmer pour les différentes espèces de mousses existant dans le
monde mais aussi pour leur origine, leur passé? Et qui pourrait penser
que le sujet soit assez vaste pour y consacrer une grande partie de sa
vie? Et pourtant, oui, c'est fascinant non seulement pour Alma mais
pour le lecteur car il est amené à comprendre par étapes, l'enchaînement
de la pensée de la chercheuse et comment elle peut aboutir à une
théorie scientifique qui a révolutionné le monde, secoué les croyances
religieuses à tel point que même de nos jours l'on cherche encore à la
nier. Car Alma parvient à bâtir une démonstration qu'elle appelle la
"Théorie de l'avantage compétitif", qui rejoint celle de Darwin sur la
sélection naturelle et l'évolution des espèces! L'habileté d'Elizabeth Gilbert,
bien sûr, consiste à faire d'Alma une savante méconnue qui ne publie
pas sa découverte et se fait coiffer au poteau par Darwin! Mais
rassurez-vous, l'écrivaine nous le confirme, non sans humour, Darwin a
devancé de peu Alma dans l'aboutissement de ses recherches, ouf! il
reste le seul maître de sa théorie. Vous vous rendez compte si c'était
une femme qui l'avait distancé! Elizabeth Gilbert s'appuie
sur des recherches solides et c'est un réel plaisir que de se plonger
dans son roman aux thèmes riches et variés, fourmillant d'idées et de
connaissances.
Un roman passionnant qui procure un grand plaisir de lecture!
Quelques citations
Charles Darwin |
Elle écrivit :" Plus grande est la crise, plus rapide est, semble-t-il, l'évolution."
Elle écrivit : "toutes les transformations semblent mues par le désespoir et l'urgence."
Elle écrivit : La beauté et la variété du monde naturel sont tout au plus les témoignages visibles d'une guerre infinie." (...)
Elle écrivit cette existence est une expérience hésitante et difficile. Parfois il y aura une victoire après la souffrance, mais rien n'est promis. L'individu le plus précieux ou le plus beau peut ne pas être le plus résistant. Le combat de la nature n'est pas marqué par le mal, mais par cette unique loi naturelle, puissante et indifférente : il y a simplement trop de formes de vie et pas assez de ressources pour qu'elles survivent toutes."
Elle écrivit : "toutes les transformations semblent mues par le désespoir et l'urgence."
Elle écrivit : La beauté et la variété du monde naturel sont tout au plus les témoignages visibles d'une guerre infinie." (...)
Elle écrivit cette existence est une expérience hésitante et difficile. Parfois il y aura une victoire après la souffrance, mais rien n'est promis. L'individu le plus précieux ou le plus beau peut ne pas être le plus résistant. Le combat de la nature n'est pas marqué par le mal, mais par cette unique loi naturelle, puissante et indifférente : il y a simplement trop de formes de vie et pas assez de ressources pour qu'elles survivent toutes."
Alma était une perfectionniste et plus qu'un peu tatillonne, et il
n'était pas question qu'elle publie une théorie qui comportait une
lacune aussi petite soit-elle. Elle n'avait pas peur d'offenser la
religion, comme elle l'affirma fréquemment à son oncle, elle redoutait
d'offenser quelque chose qui était bien plus sacré pour elle : la
raison.
Car il y avait une lacune dans la théorie d'Alma : elle ne pouvait, malgré tous ses efforts, comprendre les avantages de l'altruisme et du sacrifice de soi au point de vue de l'évolution. Si le monde naturel était effectivement le théâtre d'une lutte amorale et incessante pour la survie qu'il y paraissait, et si terrasser ses rivaux était la clé de la domination, de l'adaptation et de l'endurance - dans ce cas, que faisait-on, par exemple, de quelqu'un comme sa soeur Prudence?
Car il y avait une lacune dans la théorie d'Alma : elle ne pouvait, malgré tous ses efforts, comprendre les avantages de l'altruisme et du sacrifice de soi au point de vue de l'évolution. Si le monde naturel était effectivement le théâtre d'une lutte amorale et incessante pour la survie qu'il y paraissait, et si terrasser ses rivaux était la clé de la domination, de l'adaptation et de l'endurance - dans ce cas, que faisait-on, par exemple, de quelqu'un comme sa soeur Prudence?
L'unique crime impardonnable est de couper court à l'expérience de sa
vie avant sa fin naturelle. Agir ainsi est une faiblesse regrettable,
car l'expérience de la vie s'interrompt déjà assez vite, dans tous les
cas, et on peut tout aussi bien avoir le courage et la curiosité de
demeurer dans la bataille jusqu'à ce que survienne l'inévitable décès.
Tout ce qui est moins qu'un combat pour survivre est lâche. Tout ce qui
est moins qu'un combat pour survivre est un refus de la grande alliance
de la vie.
Un grand merci aux éditions Calmann-Lévy et Babelio