La mort du poète : duel de Alexandre Pouchkine et de Georges d'Anthes |
En 1837, Alexandre Pouchkine le grand poète russe se bat en duel contre un officier français de l’armée du tsar, alsacien, Georges-Charles Heeckeren d’Anthès qui courtise sa femme Natalia Gontcharova. Celle-ci, coquette, suscite la jalousie du poète mais rien ne semble indiquer qu’elle ait eu réellement une liaison avec l’officier. Cependant la rumeur circule, des lettres anonymes sont envoyées à Pouchkine, les affronts, les provocations, les railleries contre le mari trompé se succèdent. Pouchkine provoque d’Anthes en duel. Celui-ci est militaire, il sort de l'école de Saint Cyr. Il est le premier à tirer et ne rate pas sa cible. Il l'atteint au ventre. Pouchkine ne mourra qu'au bout de deux jours dans d’atroces souffrances.
Natalia Gontcharova : belle et frivole |
La lettre anonyme abjecte envoyée à Pouchkine |
Quand Alexandre Pouckine meurt, Mikhail Lermontov a 23 ans. Il ne lui reste plus que quatre ans à vivre et l’émotion qu’il éprouve à l’annonce de la mort de Pouchkine est si violente qu’il prend sa plume et écrit dans l’urgence et la fièvre les 56 premiers vers de ce beau poème intitulé La mort d’un poète qu’il adresse au tsar Nicolas 1er en hommage au poète assassiné. Il réclame vengeance auprès du tsar.
Vengeance souverain, vengeance !
Que la supplique monte jusqu’à toi
Soutiens le droit et punis l’assassin
Fais que son châtiment de siècle en siècle
Proclame la justice en l’avenir
Et fasse la frayeur des criminels
Alexandre Pouchkine |
Tout en rendant compte de la grandeur du poète, il déplore que les commérages malveillants sur son honneur l'ait poussé à la mort. Il accuse l'hypocrisie de ceux qui, responsables de la fin du poète, feignent de s'en émouvoir. Mais il affirme aussi que Pouchkine a été humilié, persécuté "dès ses débuts" et on verra pourquoi.
Le poète est tombé, prisonnier de l’honneur,
Tombé calomnié par l’ignoble rumeur,
Du plomb dans la poitrine, assoiffé de vengeance ;
Sa tête est retombé en un mortel silence.
Hélas ! sous le poids des offenses,
L’aède élu s’est affaissé,
Comme avant, contre l’arrogance
Des préjugés, il s’est dressé.
Le chœur des louanges confuses
Est vain comme sont vains les pleurs
Et les pitoyables excuses.
Le sort a voulu ce malheur...
Or, c’est vous qui, dès ses débuts,
Persécutiez son pur génie,
Pour en rire, attisant sans but
La flamme où couvait l’incendie.
Il n’endura pas le dernier
Cruel outrage à sa personne.
Son flambeau, hélas ! s’éteignait
Flétrie son illustre couronne...
dans la traduction de Katia Granoff (Editions Gallimard (Poésie), 1993)
ou dans la traduction de la poétesse Marina Tsvetaïeva
Sous une vile calomnie
Tombé, l’esclave de l’honneur!
Plein de vengeance inassouvie,
Du plomb au sein, la haine au cœur.
Ne put souffrir ce cœur unique
Les viles trames d’ici-bas,
Il se dressa contre la clique.
Seul il vécut – seul il tomba.
Tué! Ni larmes, ni louanges
Ne ressuscitent du tombeau.
Tous vos regrets – plus rien n’y change,
Pour lui le grand débat est clos.
Un noble don vous pourchassâtes –
Unique sous le firmament,
Incendiaires qui soufflâtes
Sans trêve sur le feu dormant.
Tu as vaincu, humaine lie!
Triomphe! Ton succès est beau.
A terre le divin génie,
A terre le divin flambeau!
Par la suite, j'utilise la traduction de Katia Granoff parce que je la préfère.
Georges d'Anthes, l'assassin de Pouckine |
Dans le passage suivant, Lermontov réclame la punition du coupable. Il
accuse tous les étrangers venus en Russie pour briguer les honneurs et
faire une carrière militaire de mépriser
la Russie, et, dans le cas de d'Anthes, de ne pas même avoir conscience qu'il vient de tuer le Génie russe en la personne d’Alexandre Pouchkine.
Son meurtrier a froidement
Braqué sur lui l’arme fatale.
Un coeur vide bat calmement,
N’a pas tremblé la main brutale.
Quoi d’étonnant ? Venu d’ailleurs,
Il trouvait chez nous un refuge
Pour capter titres et bonheur,
Comme d’autres nombreux transfuges.
Il raillait, en les méprisant
La voix, l’esprit de notre terre ;
Sa gloire, il ne la prisait guère
Et dans ce funeste moment,
Ni lui, ni d’autres ne savaient
Sur qui sa main s’était levée...
Pour comprendre ceci, il faut savoir que Pouchkine est considéré comme "le père"
de la littérature russe. C’est le premier écrivain moderne à écrire en
langue russe en employant la langue
populaire, vivante, riche, savoureuse, (beaucoup écrivait en français, la langue à la mode à
l’époque ou en russe en imitant les écrivains étrangers), en remettant à l’honneur les
coutumes du peuple russe, en donnant la parole aux paysans, aux "nianias",
les nourrices des enfants nobles, qui perpétuent les contes, les
croyances et les chants traditionnels russes. Tous les grands écrivains
russes, en particulier Tolstoï et Dostoeivsky, lui sont redevables. Il
redonne sa dignité et sa grandeur non seulement à la langue mais aussi à
tout un peuple en révélant sa beauté et sa vitalité alors dédaignées.
Les vers de Lermontov sont aussitôt repris par les amis de Pouchkine, Ivan Tourgueniev, Vassilisi Joukovsky et tant d'autres … et font grand bruit dans la société où ils provoquent une vive émotion. Ils sont aussitôt recopiés par dizaines de milliers d’exemplaires, et circulent de main en main et sur toutes les lèvres. Les milliers de personnes qui se pressent devant la demeure du poète mourant, défilent devant son cercueil et assistent à son enterrement, les connaissent par coeur.
Mikhaïl Lermontov |
C’est donc ce poème qui fait connaître Lermontov et le rend célèbre mais c’est la deuxième partie rédigée plus tardivement, dans un moment de rage véhémente, qui va lui attirer de graves ennuis.
Dans la première partie, on l'a vu, Lermontov accusait déjà les hypocrites qui avaient poussé Pouchkine au duel, en faisant circuler le bruit que sa femme Natalia Gontcharova lui était infidèle mais il ne les nommait pas.
Arrachant sa couronne à ce génie altier,
Ils mirent sur son front la couronne fantôme,
Où l’épine acérée est unie au laurier,
Et qui blessait sa tête à des pointes d’acier ;
Et ses derniers instants, ils les empoisonnèrent
De murmures moqueurs, ô railleurs ignorants !
Il mourut assoiffé de vengeance exemplaire
Et cachant le dépit d’un espoir décevant.
Mais dans les vers qu’il ajoute, non seulement il accuse les ennemis de Pouckine mais il les nomme : ce sont les courtisans proches du tsar, sinon le tsar lui-même, la noblesse et ses rejetons dégénérés qui ne sachant pas reconnaître le Génie, le poursuivent de leur haine, de leurs mesquineries, bafouent son honneur, se moquent de lui et lui rendent la vie impossible. Et il appelle sur eux la vengeance divine puisqu’il semble que l’on ne peut pas l’attendre du pouvoir ! Il va plus loin encore puisqu’il les accuse d’attenter à la liberté.
Or, il faut savoir que Pouchkine, dès les débuts, a été victime de la dictature tsariste. Alexandre 1er le condamne pour des écrits « séditieux » et il évite de justesse la Sibérie. Exilé, il voyage pendant six ans entre le Caucase et la Crimée avant d’obtenir sa grâce en 1826. N’étant pas dans la capitale, il évite ainsi d’être compromis dans l’insurrection de Décembre 1825 menée par ses amis Décembristes dont il se sent proche. Mais il tombe sous la censure directe du tsar Nicolas 1er qui surveille personnellement tous ses écrits et lui donne même des conseils d’écriture ! Il doit justifier tous ses déplacements auprès des autorités. Il n'a pas le choix, sa docilité ou l'exil en Sibérie ! La société liée au pouvoir tsariste est donc bien telle que la décrit Lermontov ! C’est ce qu'il décrit dans le Bal masqué et aussi dans son chef d’oeuvre Un héros de notre temps.
Ô vous, ô descendants des ancêtres fameux,
Fameux par leur bassesse et par leur infamie,
Vous foulez à vos pieds les restes des familles
Que la chance offensa dans ses joies et ses jeux.
Le trône est entouré de votre cercle avide,
Bourreaux des libertés, du génie, ô perfides,
Vous qui vous abritez à l’ombre de la loi,
Devant vous tout se tait, la justice et le droit ;
Il est un tribunal, ô favoris du vice,
Vous n’échapperez pas à l’ultime justice !
La médisance et l’or, cette fois, seront vains,
Dieu connaît la pensée et les pas des humains,
Et tout votre sang vil ne pourrait effacer
Le sang pur du poète, injustement versé.
Traduit du russe par Katia Granoff
J'ai souligné quelques vers ci-dessus pour mettre en relief l'audace (et l'imprudence) de ces déclarations ! On peut imaginer l’effet que firent ces derniers vers sur le Tsar et son entourage immédiat directement visés par le mépris de Lermontov dans un pays où la liberté est fortement réprimée depuis l’insurrection de Décembre 1825, où les privations des libertés sont étouffantes, la censure toujours présente, la répression sévère réduisant la noblesse à l’oisiveté et l’ennui.
Lermontov et son ami, Sviatloslav Raievski, qui a diffusé largement ces vers, furent jugés.
Raievski est exilé en Carélie. Officier dans l’armée russe, Lermontov est expédié au Caucase pour la seconde fois. Un duel l’y avait déjà envoyé une première fois. Là, il se battit contre les tchétchènes pendant les combats qui opposent la Russie expansionniste aux peuples caucasiens.
Peinture de Mikhail Lermontov * : Piatigorsk |
Mais c’est en vain désormais qu’il demande l’autorisation de quitter l’armée, c’est en vain que sa grand-mère qui l’a élevé, riche aristocrate, implore son retour à Saint Petersbourg. Le tsar ne lui pardonna jamais et refusa même de reconnaître les décorations gagnés au combat, de plus le succès de Un héros de notre temps écrit pendant son séjour au Caucase l’irritait profondément. Lorsque Lermontov mourut à Piatigorsk, tué en duel par Nikolai Martynov, en 1841, le tsar exprima sa satisfaction : « A un chien, une mort de chien » déclara-t-il en privé.
Nikolai Martinez défia Lermontov en duel parce que celui-ci se moquait de lui en le caricaturant. Mais il semble qu'il ait été aussi encouragé par la noblesse proche du tsar qui voulait régler son compte au poète. Lermontov tirait toujours en l'air lors de ses duels. Nikolai Martinov, lui, a tiré pour tuer. C'est ce que j'ai lu mais je ne sais pas si c'est avéré.
*Lermontov était un dessinateur, caricaturiste et peintre amateur de talent. Il
est bon musicien et joue du piano et du violon. Il a une érudition qui le rend supérieur à tous ceux qu'il fréquente. On imagine sans peine par la valeur de ses premières oeuvres quelle place il aurait eu dans la littérature russe s'il avait vécu. Mais il a aussi un caractère épouvantable, il a la satire mordante, caricature ceux qu'il n'aime pas et ils sont nombreux ! Ombrageux, il est prompt à chercher querelle et ne transige pas sur ce qui a trait à l'honneur ! Il se sent profondément décalé par rapport à la société et non seulement il n'a pas peur de la mort mais il la recherche. C'est un homme en souffrance. En fait comme Arbenine et Petchorine, les personnages de sa pièce et de son roman, il méprise cette société vide, inactive, arrogante et cruelle, avide de ragots et qui se nourrit de scandales, mais il ne peut s'en passer !
Peinture de Mikhail Lermontov *: Caucase |
*Georges d'Anthès fut jugé mais ne fut pas inquiété. Il rentra en France. Plus tard, il soutint le coup d'état de Napoléon III et en bon valet de son maître, il fit une carrière politique florissante et devint sénateur. Encore un de ceux qui ont envoyé Hugo en exil ! Il a tout pour me plaire, cet homme !
Georges d'Anthès sénateur |