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jeudi 8 février 2024

Rita Indiana : Les tentacules


Les Tentacules, roman de de Rita Indiana, écrivaine  caribéenne (Saint Domingue) est qualifié d’Ovni dans le paysage littéraire et l’on comprend pourquoi. Elle y mêle trois époques :

 2027

l'Orisha Yemaya, la déesse mère, de M G Alemanno

Le roman Les Tentacules se déroule dans la République Dominicaine ravagée par la pollution, où l’air dépose une suie grasse sur les vitres et les poumons, où règne la canicule, les épidémies, la misère, où l’on tue les réfugiés climatiques et où toute forme de vie marine a disparu. La mer grise ou brunâtre ne reflète plus le ciel mais la mort de ses coraux, de ses poissons. En 2027, une anémone survivante est un trésor que les collectionneurs se disputent à coups de millions. Là, vit Alcide, une jeune fille qui souhaite changer de genre et qui se prostitue pour vivre puis devient la domestique d’Esther Escudero. Bien vite, l’on s’aperçoit qu'Esther n’est pas une vieille dame ordinaire mais qu’elle est Omicunlé, le manteau qui couvre la mer, prêtresse de la Santeria, une religion populaire du peuple Taïno, dans les Caraïbes (l’équivalent du Vaudou à Cuba) et qu’elle considère Alcide comme un Orisha, un être d'essence divine destiné à sauver la planète de la catastrophe écologique. Grâce au Rainbow Bright, Alcide devient un homme sans avoir à subir une intervention chirurgicale. Accusé injustement du meurtre de sa patronne, il s’enfuit.

 2000

Rita Indiana

 Linda, une riche héritière, très impliquée dans la lutte écologique et son mari Giorgio Menicucci, mécène d’art, conscient de l’enjeu écologique cherche à créer un sanctuaire pour la préservation des espèces marines. Pour trouver des financements, le  couple propose une résidence à Playa Bo dans la ville de  Sosua, à plusieurs  artistes dans le but de créer un évènement qui attirera les donateurs. Parmi eux, Argenis, un peintre raté qui a pourtant une technique parfaite mais dont l’inspiration n’est pas contemporaine. C’est un personnage de macho aigri que l’on pourrait haïr s’il ne faisait pitié. Autour d’eux, le critique d’art cubain Ivan, Elizabeth, plasticienne, vidéaste qui se tourne vers la musique en réalisant une performance de DJ (comme Rita Indiana elle-même). Au thème écologique, l’écrivaine mêle donc aussi une réflexion sur l’art. Enfin, avec le personnage du domingois Malagueta, elle décrit le racisme et l’infériorité sociale à travers le vécu et l’intériorité de cet artiste noir.

«  Négro », s’entendit-il dire en crachant la fumée par la bouche. Un petit mot grossi au fil du temps par d’autres significations, toutes odieuses. Chaque fois que quelqu’un le prononçait au sens de pauvre, sale, inférieur, criminel, le mot s’enflait, il devait être sur le point d’exploser, et quand finalement cela arriverait, sans doute ne signifierait-il plus qu’une simple couleur. Son corps était ce ballon de chair qui contenait le mot, mille fois gonflé par le regard malfaisant des autres, de ceux qui se croyaient blancs. »

1991 et XVII siècle

Le dictateur Joaquin Balaguer

 

Mais Argenis et Alcide (on verra plus tard son nom masculin que je ne divulgue pas volontairement mais n’oublions qu’il est considéré par Esther comme le sauveur ) se retrouvent, de plus, projetés dans des époques antérieures de leur vie en 1991 et au XVII siècle, sur un navire de flibustiers.

Un roman complexe

 

Olokun le dieu de la mer voir ici

Présenté ainsi car j’ai essayé de démêler les fils, ce roman a l’air sage, voire classique : une dystopie sur fond de désastre écologique avec des retours dans le passé. Il n’en est rien  !  Quand je parle de fil, c’est presque au sens propre car le récit semble composé d’écheveaux complètement emmêlés et remplis de noeuds si bien que le passé et le présent ne s’opposent pas, ne se confrontent pas mais coexistent ! Et cela se traduit au niveau de l’écriture par la description de deux réalités vécues non pas d’un chapitre à l’autre, ni même d’un paragraphe à l’autre mais parfois dans la même phrase.

Sur la plaine des flibustiers, les couleurs du soleil couchant étaient les mêmes qu’à Playa Bo, car pour Argenis deux soleils plongèrent en même temps derrière l’horizon. Vivre ces deux réalités était un peu comme faire un puzzle sur une table tout en regardant la télévision; celle-ci était son présent prévisible et inoffensif, le monde des flibustiers était le casse-tête sur lequel il devait se concentrer… »

D’autre part, il ne faut pas oublier que le Merveilleux intervient aussi dans le récit. Dans les années 1991, dans la propriété du Taïno Nenuco, soutien du dictateur Balaguer alors en place, dans le tunnel de la plus grande anémone, germe l’embryon de celui qui va devenir le sauveur.

Tout doucement Nenuco lui dit : « Nous t’attendions, tu es venu de loin pour nous sauver Etoile d’eau, maintenant je vais t’aider à te souvenir ».

Ainsi, non seulement les personnages peuvent vivre au même moment dans des époques différentes, mais ils ont le pouvoir de s’incarner dans les dieux de la Santeria, qui par syncrétisme peuvent correspondre aux saints de l’église catholique, comme Yémaya, la mère des eaux, associée à la Vierge de Régla, patronne des marins...

Tu sais maintenant que tu es l’omo Olokun: celui qui sait ce qu’il y a au fond de la mer. Sers-toi de tes pouvoirs dont tu commences à prendre conscience pour le bien de l’humanité. Sauve la mer, Maféréfun Olokun, Maféréfun Yémaya : Qu’Olokun nous accorde la grâce, que Yémaya nous accorde la grâce »

Mais voilà, quand il faudra sauver l’humanité, le messager en aura-t-il le courage. Et nous ? A quels sacrifices consentirions-nous si nous en avions le pouvoir. C’est la question que pose ce roman dans son dénouement.

 Que penser de ce roman hors norme?

Les désastres de la guerre de Goya

 Les Tentacules paraissent s’étendre partout, sur tous les thèmes, dans tous les milieux, toutes les époques comme de longs bras qui se ramifient. Dans ce roman délirant, foisonnant, le Shakespeare de Prospéro côtoie le Goku de Dragon Ball et le Yoda de Stars Wars, en se mêlant aux rythmes des Daft Punk et des Chemical Brothers, avec des références à la série de tableaux sur Les désastres de la guerre de Goya  qui marque le début de la peinture moderne....

C’est un brillant exercice de style que j'ai admiré mais qui m’a surprise plus que séduite. Je ne peux pas dire que je l'ai vraiment aimé car les personnages n'existent pas réellement (à part, peut-être Argenis et encore !) et ils restent très démonstratifs. Ce qui m'a intéressée surtout dans ce roman, c'est la découverte des Dieux Santeria.



 LC avec Ingammic