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vendredi 5 juillet 2024

Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs : Livres 2 et 3 Les personnages nouveaux

 

Dans ces deux livres de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, j'ai enfin rencontré des personnages célèbres de la Recherche !

Saint Loup
 
Van Dongen : Robert de Saint Loup

"Je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter, et dont la minceur n’évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l’un desquels tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer. "

A Balbec, Marcel va rencontrer le marquis Robert de Saint Loup, un jeune homme d'une grande beauté et d'une rare élégance. Il est fils du comte et de la comtesse de Marsantes, le neveu, par sa mère, du Baron Charlus et de la duchesse de Guermantes.

 Si celui-ci paraît dédaigneux de prime abord, il va devenir bien vite son ami dès qu’il aura fait la connaissance de Marcel et découvert sa culture et son amour de la littérature. « Ce jeune homme qui avait l’air d’un aristocrate et d’un sportsman dédaigneux n’avait d’estime et de curiosité que pour les choses de l’esprit… »

 C’est un admirateur de Nietsche et de Proudhon. D’ailleurs  la grand-mère  de Marcel  qui l'aime bien lui offre des lettres manuscrites de Proudhon.

« Dès les premiers jours, Saint-Loup fit la conquête de ma grand’mère, non seulement par la bonté incessante qu’il s’ingéniait à nous témoigner à tous deux, mais par le naturel qu’il y mettait comme en toutes choses. Or, le naturel — sans doute parce que, sous l’art de l’homme, il laisse sentir la nature — était la qualité que ma grand’mère préférait à toutes… "

 Certainement sous l’influence de sa maîtresse, Rachel, une actrice dont la famille du jeune homme réprouve l’influence, il est républicain.  Il a du mépris pour l’aristocratie ce qui lui vaut la réprobation de Françoise qui se sent royaliste.  Pourtant, elle reproche à Saint Loup de rudoyer son cocher malgré ses idées républicaines. Mais, répond Saint Loup à Marcel qui lui en fait la remarque, c'est parce qu'il considère le domestique comme son égal qu'il peut lui parler sur ce ton. L'ingénuité du jeune homme fait sourire car on ne peut que se demander ce qui se passerait si le cocher employait le même ton en s'adressant à son maître !

« Elle retira aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la lui rendit, ayant réfléchi qu’il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup, être républicain, qu’il faisait seulement semblant, par intérêt, car avec le gouvernement qu’on avait, cela pouvait lui rapporter gros. »

Or, explique Marcel, Saint Loup était au contraire d’une sincérité et d’un désintéressement absolus et d’une grande pureté morale. Il est aussi très fidèle en amour et en amitié, « ne rencontrant pas d’autre part en lui l’impossibilité qui existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre part qu’en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi incapable, d’amitié. »

Ce n’est pas la seule fois que le narrateur exprime cette idée. La présence des autres le dérange souvent car ils le distraient de ses pensées et le détournent de la réflexion et de l’introspection. Il se suffit à lui-même, l’amitié n’est pas pour lui.

 

 Le baron Charlus
 
Le comte de Montesquiou, l'un des modèles du Baron Charlus
 

"Je tournai la tête et j’aperçus un homme d’une quarantaine d’années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par l’attention."

Marcel aperçoit pour la première fois le baron Charlus devant le casino à côté du Grand Hôtel. Malgré l’intérêt que le Baron Charlus lui manifeste, ce dernier feindra ensuite l’indifférence envers le jeune Marcel.

« Il cambrait sa taille d’un air de bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son regard ajustait quelque chose d’indifférent, de dur, de presque insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait prendre tantôt pour un voleur et tantôt pour un aliéné. »

Le baron Charlus, Palamède XV de Guermantes, est le frère cadet du duc de Guermantes. Il est le neveu de madame de Villeparisis et l’oncle de Saint Loup. C’est un dandy, extrêmement préoccupé de son image, donc extrêmement élégant, d’une élégance qui passe par la simplicité et la sobriété. Plein de préjugés aristocratiques, il est présenté comme un homme imbu de lui-même. Il est pourtant très fin, intelligent et cultivé et aime l’art.

« Possédant, comme descendant des ducs de Nemours et des princes de Lamballe, des archives, des meubles, des tapisseries, des portraits faits pour ses aïeux par Raphaël, par Vélasquez, par Boucher, pouvant dire justement qu’il visitait un musée et une incomparable bibliothèque rien qu’en parcourant ses souvenirs de famille, il plaçait au contraire au rang d’où son neveu l’avait fait déchoir tout l’héritage de l’aristocratie »

Et puis, et c’est là qu’il gagne définitivement le coeur de la grand-mère, il est très fin et il disserte sur madame de Sévigné avec intelligence et sensibilité  :

« Mme de Sévigné a été en somme moins à plaindre que d’autres. Elle a passé une grande partie de sa vie auprès de celle qu’elle aimait.
— Tu oublies que ce n’était pas de l’amour, c’était de sa fille qu’il s’agissait.
— Mais l’important dans la vie n’est pas ce qu’on aime, reprit-il d’un ton compétent, péremptoire et presque tranchant, c’est d’aimer. Ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille peut prétendre beaucoup plus justement ressembler à la passion que Racine a dépeinte dans Andromaque ou dans Phèdre, que les banales relations que le jeune Sévigné avait avec ses maîtresses. »


Il est l’objet d’une gaffe monumentale de Bloch que Marcel cite pour montrer l’impolitesse voire la grossièreté de son ami. Ce qui est vrai d’un point de vue strictement social mais réjouissant  pour le lecteur ! Bloch, au moins, est franc et sincère même s’il est sans gêne et n'est pas obséquieux envers la noblesse ! J'avoue que lorsqu’il parle de "la binette"  du baron Charlus, «  qui, excusez-moi, m’a fait gondoler un bon moment », je me suis bien "gondolée" aussi ! 

J’aimerais presque Bloch s’il n’était lui-même aussi suffisant ! On apprend ici que le jeune homme veut être écrivain et qu’il poursuivra ses études et aura l’agrégation.

"À propos, demanda-t-il à Saint-Loup, quand nous fûmes dehors (et je tremblai car je compris bien vite que c’était de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton ironique), quel était cet excellent fantoche en costume sombre que je vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage ? — C’est mon oncle », répondit Saint-Loup piqué. Malheureusement, une « gaffe » était bien loin de paraître à Bloch chose à éviter. Il se tordit de rire : « Tous mes compliments, j’aurais dû le deviner, il a un excellent chic, et une impayable bobine de gaga de la plus haute lignée. — Vous vous trompez du tout au tout, il est très intelligent, riposta Saint-Loup furieux. — Je le regrette car alors il est moins complet. "

A la fin du livre 2 de A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel rapporte cette scène étonnante où Charlus descend du piédestal sur lequel il s’est placé. Celui-ci s’adresse à Marcel d’une manière familière et avec un ricanement vulgaire  : 

"— Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand’mère, hein ? petite fripouille !
— Comment, monsieur, je l’adore !
— Monsieur, me dit-il en s’éloignant d’un pas et avec un air glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour apprendre deux choses : la première c’est de vous abstenir d’exprimer des sentiments trop naturels pour n’être pas sous-entendus ; la seconde c’est de ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu’on vous dit avant d’avoir pénétré leur signification. Si vous aviez pris cette précaution, il y a un instant, vous vous seriez évité d’avoir l’air de parler à tort et à travers comme un sourd et d’ajouter par là un second ridicule à celui d’avoir des ancres brodées sur votre costume de bain. Je vous ai prêté un livre de Bergotte dont j’ai besoin. Faites-le-moi rapporter dans une heure par ce maître d’hôtel au prénom risible et mal porté, qui, je suppose, n’est pas couché à cette heure-ci."

 
Si l’on sait que le Baron Charlus est homosexuel et surtout aime un peu trop les jeunes garçons, on comprend mieux cette scène, la colère du baron et l’on sourit de la naïveté de Marcel.
Pourtant les confidences que fait le Baron Charlus à Marcel l’éclaire d’un autre jour et montre qu’il s’agit d’un homme qui souffre de devoir cacher ses sentiments et de l’interdiction et l’opprobre qui pèsent sur l’homosexualité.

«  Je m’efforce de tout comprendre et je me garde de rien condamner. En somme ne vous plaignez pas trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas pénibles, je sais ce qu’on peut souffrir pour des choses que les autres ne comprendraient pas. Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand’mère. Vous la voyez beaucoup. Et puis c’est une tendresse permise, je veux dire une tendresse payée de retour. Il y en a tant dont on ne peut pas dire cela !"

Eltsir

Claude Monet étude marine

 "L’effort qu’Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence était d’autant plus admirable que cet homme qui, avant de peindre, se faisait ignorant, oubliait tout par probité, car ce qu’on sait n’est pas à soi, avait justement une intelligence exceptionnellement cultivée. "

Le  peintre Eltsir a pour modèles, Whisler mais aussi Monet, Manet… En regardant ses oeuvres, Marcel Proust donne une définition de la peinture impressionniste très juste et passionnante.

« Mais j’y pouvais discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu’en poésie on nomme métaphore, et que si Dieu le Père avait créé les choses en les nommant, c’est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu’Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l’intelligence, étrangère à nos impressions véritables, et qui nous force à éliminer d’elles tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion. »

 
et il précise : 


Claude Monet : falaise d'Etretat

« Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l’œuvre d’Elstir. Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu’il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation. C’était cette comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile, qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois non clairement aperçue par eux, de l’enthousiasme qu’excitait chez certains amateurs la peinture d’Elstir. »


Les jeunes filles en fleurs

 

 Sargent : deux femmes

Ce n’est que tardivement dans le roman qui leur est consacré qu’arrivent les jeunes filles en fleurs. Nous ne les découvrons que dans le livre 3. Là aussi, Marcel les voit arriver sur la digue devant le Grand Hôtel, lieu de toutes les rencontres. Ce n’est tout d’abord pas au fleurs qu’elles lui font penser mais à des oiseaux bavards, toujours en mouvement.

« Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d’aller retrouver ma grand’mère, quand, presque encore à l’extrémité de la digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage, — les retardataires rattrapant les autres en voletant — une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d’oiseaux. » Plus tard, on on les verra « piaillant comme des oiseaux qui s’assemblent au moment de s’envoler. »

Ce qui frappe Marcel dans ce groupe de jeunes filles, c’est d’abord leur beauté et leur allure sportive, elles poussent leur bicyclette, tiennent des clubs de golf et portent des vêtements de sport. On sait l’importance du vêtement pour Marcel (son admiration pour madame Swann). Son éducation conformiste et collet monté lui fait trouver ces jeunes filles mal habillées et comme l’habit est pour lui un indice social, il les catalogue bien vite comme d’un niveau inférieur.
 Leur assurance, leur indépendance, leur façon de se moquer du qu’en-dira-t-on, de se comporter avec insolence voire avec impolitesse, (l’une d’elle saute par dessus la tête d’un vieillard assis), le fait se méprendre  sur elles.  Il ne peut croire à l’innocence de jeunes filles qui ne se comportent pas selon les principes stricts de la bonne société autrement dit les règles de son éducation ! Marcel, en effet, ne remet pas en cause l’étroitesse d'esprit de sa propre classe sociale. C’est ce qui lui vaudra une déconvenue cuisante quand, la croyant légère et avertie, il cherche à embrasser Albertine qui l’a invité dans sa chambre pour jouer. Marcel a été (mal) éduqué par Bloch qui lui a dit que toutes les femmes étaient à prendre et qui l’a initié aux maisons de passe.

Au début toutes ces jeunes filles forment un bloc indistinct qui ne se distingue que par les couleurs, des yeux noirs, des yeux verts, « des joues roses avec ce teint cuivrée qui évoque l’idée d’un géranium ». Elles ne s’individualiseront que lorsque Marcel fera leur connaissance grâce au peintre Eltsir. 

"Et ainsi l’espoir du plaisir que je retrouverais avec une jeune fille nouvelle venant d’une autre jeune fille par qui je l’avais connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses qu’on obtient grâce à une rose d’une autre espèce. Et remontant de corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d’en connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la devais, avec une reconnaissance mêlée d’autant de désir que mon espoir nouveau. Bientôt je passai toutes mes journées avec ces jeunes filles."

Camélia et oiseau estampe japonais

 

Et ces jeunes filles, c’est en artiste et plus précisément en peintre que Marcel les regarde et en amoureux des fleurs.

"Entre ceux de mes amies la coloration mettait une séparation plus profonde encore, non pas tant par la beauté variée des tons qu’elle leur fournissait, si opposés que je prenais devant Rosemonde — inondée d’un rose soufré sur lequel réagissait encore la lumière verdâtre des yeux — et devant Andrée — dont les joues blanches recevaient tant d’austère distinction de ses cheveux noirs — le même genre de plaisir que si j’avais regardé tour à tour un géranium au bord de la mer ensoleillée et un camélia dans la nuit ; (…) Ainsi en prenant connaissance des visages, nous les mesurons bien, mais en peintres, non en arpenteurs."

Marcel hésite entre chacune d’entre elles. Son choix se porte d’abord sur Albertine, repoussé, il se tourne alors vers Andrée à qui il a si largement vanté les charmes d’Albertine que ...  on peut dire que Marcel est passablement maladroit dans ses amours ! Il est attirée aussi par Gisèle et ses yeux bleus mais celle-ci part à Paris pour passer un examen et par Rosemonde. En fait, Marcel est incapable d’aimer, il l’a dit, c'est une "vélléité d'aimer" qui le guide :

« .Ma plus grande tristesse n’aurait pas été d’être abandonné par celle de ces jeunes filles que je préférais, mais j’aurais aussitôt préféré, parce que j’aurais fixé sur elle la somme de tristesse et de rêve qui flottait indistinctement entre toutes, celle qui m’eût abandonné. Encore dans ce cas est-ce toutes ses amies, aux yeux desquelles j’eusse bientôt perdu tout prestige, que j’eusse, en celle-là, inconsciemment regrettées, leur ayant avoué cette sorte d’amour collectif qu’ont l’homme politique ou l’acteur pour le public dont ils ne se consolent pas d’être délaissés après en avoir eu toutes les faveurs. Même celles que je n’avais pu obtenir d’Albertine, je les espérais tout d’un coup de telle qui m’avait quitté le soir en me disant un mot, en me jetant un regard ambigus, grâce auxquels c’était vers celle-là que, pour une journée, se tournait mon désir. »

 

Aurélia Frey : coquelicot

Mais même pour ces jeunes filles en fleurs, le Temps et la mort s’invitent et font irruption  dans le beau spectacle qu'offre ces jeunes filles.
 

"Hélas ! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les points imperceptibles qui pour l’esprit averti dessinent déjà ce qui sera, par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd’hui en fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la graine."  

« Comme sur un plant où les fleurs mûrissent à des époques différentes, je les avais vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec, ces dures graines, ces mous tubercules, que mes amies seraient un jour. Mais qu’importait ? en ce moment c’était la saison des fleurs."
 

Enfin, la saison d’été se termine au Grand Hôtel. Les clients partent les uns après les autres. Les amies de Marcel s'en vont aussi. Le froid commence à s’installer. Bientôt ce sera le tour du jeune homme et de sa grand-mère.
 

 


 

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