Quand Marcel, le narrateur, décide de ramener Albertine à Paris, c'est lui qui décide des règles de vie de la jeune femme prisonnière.
1) les règles de l’enfermement
Vilhelm Hammershøi : Intérieur |
Dans La prisonnière, Albertine revenue à Paris avec Marcel vient vivre chez lui, dans l’appartement de ses parents, en l’absence de ces derniers. Dans le volume précédent, en effet, alors que Marcel veut rompre avec Albertine, elle lui apprend qu’elle a été élevée, en partie, par une amie de Mlle Vinteuil, la fille du musicien bien-aimé de Swann et Odette et dont Marcel, lui-aussi, apprécie la musique.
Albertine est orpheline. Elle a été recueillie par sa tante madame Bontemps mais Marcel ne sait rien de son enfance ou son adolescence. Il ne remet pas en cause ses affirmations et il ne peut oublier la scène d’amour saphique et profanatoire entre Mlle Vinteuil et son amie, devant la photographie du père décédé, à laquelle il a assisté bien malgré lui à Montjouvain, dans Du côté de chez Swann. A partir du moment où il pense qu’Albertine a pu être initiée à Gomorrhe par l’intermédiaire de cette amie, la jalousie renaît, la souffrance aussi. C’est ce qui lui tient lieu d’amour. Dès lors, il ne peut rompre avec Albertine et pour la soustraire à ses amies, l’amène à Paris. Là, la jeune fille va devoir se soumettre aux règles qu’il lui impose et que Françoise veille à lui faire respecter.
Albertine doit rester enfermée et ne sortir qu’une fois par jour sous la surveillance de son amie Andrée ou celle du chauffeur de Marcel qui la conduit dans ses sorties. On voit d’ailleurs que celui-ci et Albertine ne se privent pas de lui mentir.
Quand des invités se présentent Albertine doit demeurer cachée dans sa chambre car il n’a avoué à personne (sauf à sa mère et à Madame Bontemps)) qu’elle vivait chez lui. Elle doit se plier comme toute la domesticité aux règles établies par le malade : ne pas faire de bruit tant qu’il n’a pas sonné Françoise pour son réveil. Ne pas ouvrir une fenêtre même pas celle de sa propre chambre. Lui sacrifier ses sorties et ses envies.
Marcel fait tout donc pour l’empêcher de voir ses amies et ne cesse de la soupçonner, de l’interroger comme une coupable sur ce qu’elle fait, sur ce qu’elle pense. Un harcèlement quasi quotidien. Il lui fait miroiter le mariage, la soudoie ou croit la soudoyer avec des cadeaux somptueux, lui en promet d’autres qu’il ne lui donne pas, et la menace de rompre sans cesse. Ce qui nous rappelle sa déclaration dans Sodome et Gomorrhe, qu’il n’a jamais cru pouvoir être aimé que par intérêt.
Dès que la jalousie cesse, l’amour aussi.
"Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine le moins du monde. L’amour n’est peut-être que la propagation de ces remous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme. Certains avaient remué mon âme tout entière quand Albertine m’avait parlé, à Balbec, de Mlle Vinteuil, mais ils étaient maintenant arrêtés. Je n’aimais plus Albertine, car il ne me restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, que j’avais eue dans le tram, à Balbec, en apprenant quelle avait été l’adolescence d’Albertine, avec des visites peut-être à Montjouvain."
Mais chaque fois qu’il pense qu’elle a pu le trahir, il recommence à souffrir. Il est jaloux de son passé, regrette même de ne pouvoir pénétrer l’âme de la jeune fille, et voudrait contrôler ses pensées.
"Alors sous ce visage rosissant je sentais se creuser, comme un gouffre, l’inexhaustible espace des soirs où je n’avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains ; je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchais seulement l’enveloppe close d’un être qui, par l’intérieur, accédait à l’infini."
Et il sent qu’elle lui échappera toujours :
Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes (car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée).
C’est pourquoi, à plusieurs reprises, il ne peut trouver un apaisement à sa jalousie que lorsque la jeune fille est entièrement passive, plongée dans une sorte de sommeil végétatif qui la rend semblable à une plante, entièrement livrée à son amant, dans un état qui ressemble bien à la mort.
"Etendue de la tête aux pieds dans mon lit, dans une attitude d'un naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air d'une longue tige en fleur qu'on aurait disposée là ; et c'était ainsi en effet : le pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une plante. (…) En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m'appartenait davantage."
Alors ? Marcel une sorte vampire mental, qui se repaît de sa proie endormie?
"En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son léger souffle. "
Dans tous les cas, un grand malade. Il dit de lui-même qu’il ressemble à Tante Léonie qui ne pouvait plus quitter son lit sans être épuisée et refusait toute sortie hors de sa chambre.
2) La jalousie de Marcel : culpabilité et désir de mort
comme dans certains Jugements Derniers du moyen âge... |
On a vu que Marcel n’aime pas Albertine mais il souffre quand il pense la perdre. Il veut la quitter mais a peur de la trahison. Sa présence lui pèse mais il n’accepte pas qu’elle parte. C’est ainsi que Proust définit la jalousie :
"La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient toujours incarner une nouvelle forme. Puissions-nous arriver à les exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons, l’Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique encore, le désespoir de n’avoir obtenu la fidélité que par force, le désespoir de n’être pas aimé."
On peut remarquer qu’il prête à Albertine ses propres désirs car même s’il lui est fidèle, il ne peut s’empêcher lorsqu’il sort avec elle, de jeter des regards concupiscents "aux jeunes cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne". Et il conclut qu’il n’y a de "jalousie que de soi-même". "Ce n’est que du plaisir ressenti par soi-même qu’on peut tirer savoir et douleur. "
La jalousie est bien une maladie, avoue-t-il, l’une de ces "des maladies intermittentes dont la cause est capricieuse, toujours identique chez le même malade" et qui prend des tours différents selon le caractère de ceux qui en souffrent.
Mais la jalousie de Marcel a encore une caractéristique très importante, c’est qu’elle vise, dans le cas d’Albertine, l’homosexualité, elle a pour objet cet amour réprouvé par les lois, par la religion puisqu’il ne conduit pas à la procréation, impossible à vivre au grand jour à son époque, et qui s’accompagne donc toujours de culpabilité. En effet, Marcel explique que la jalousie qu’il a éprouvé envers Saint Loup quand Albertine a paru trop familière avec lui, ne l’a pas inquiété autant que les amours entre femmes qu’il prête à Albertine. On ne peut s’empêcher de penser que, parlant de l’homosexualité vécue comme une perversion et du sentiment de culpabilité qui en découle, Marcel Proust parle de lui-même.
Dans son essai à propos de La Prisonnière, Julia Kristova, psychanaliste et écrivaine française, va même plus loin et affirme : "Je voudrais attirer votre attention sur le chemin de cette identification, qui n’apparaît pas immédiatement puisque Albertine n’est pas Marcel, mais seulement et pour un temps, l’objet de son désir. Je soutiendrai cependant qu’Albertine est bel et bien le narrateur."
Albertine et le narrateur ne feraient qu’un ? Ou plutôt Albertine et Marcel Proust ne feraient qu'un ? Car Marcel, le narrateur aime les femmes alors que Marcel Proust est homosexuel et souffre de cette vie de dissimulation. Il est comme Albertine, enfermé en lui-même ! Ce qui expliquerait la claustration d’Albertine. Comment supprimer, en effet, le désir homosexuel ? Tout simplement en le niant, en l’emprisonnant, en l'étouffant et si cela ne suffit pas en le supprimant. Il y a de nombreux passages où la mort est présente dans La Prisonnière : "Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir.". Le sommeil d’Albertine, lui-même, ressemble à la mort, comme un présage à sa fin effective dans Albertine disparue.
"Ce fut une morte, en effet, que je vis quand j’entrai ensuite dans sa chambre. Elle s’était endormie aussitôt couchée ; ses draps, roulés comme un suaire autour de son corps, avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité de pierre. On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du moyen âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant dans son sommeil la trompette de l’Archange. Cette tête avait été surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes."
Mais si Albertine n’est autre que Marcel Proust, c’est la mort de l'auteur lui-même qui est préfigurée :
"Tout cela était mensonge, mais mensonge pour lequel je n’avais le courage de chercher d’autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse que je n’avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi ? de ma mort ? de mon œuvre ?"
Sa mort pour supprimer la culpabilité du désir. Mais aussi la mort de son oeuvre ? Le terme est important car l’oeuvre de Marcel c’est à la fois Albertine qu’il a façonné tel un sculpteur inspiré, à qui il a donné vie comme Pygmalion. Mais c’est aussi l’oeuvre littéraire, celle de Marcel Proust l'auteur, oeuvre qu’il est en train d’écrire et dont il ne sait si elle lui survivra. La prisonnière est, d'ailleurs, le premier des romans de Proust à paraître après sa mort.
Demain suite : La prisonnière Albertine (2)
Leur relation reste une énigme, de quoi une telle possessivité est-elle le signe et pourquoi Albertine y consent-elle un certain temps ? Il se joue comme une comédie dans ce roman du désir qui se fourvoie.
RépondreSupprimerJe suppose qu e l'on comprendra mieux Albertine dans Albertine disparue que je suis en train de lire. Une comédie noire, alors, car elle ne peut se terminer que par la mort annoncée d'Albertine.
SupprimerNous n'avons pas tout à fait la même lecture de ce volume. Marcel m'a agacée au delà de ce qui est supportable. Je n'ai pas imaginé qu'Albertine soit un double du narrateur. La vision des amours saphiques donnée ici ne semble pas correspondre à un désir homosexuel du narrateur - Charlus donne une version crue, souvent déculpablilisée (surtout quand il drague dans la plèbe) tout à fait réaliste. Ses fantasmes des relations saphiques sont des fantasmes bien masculins.
RépondreSupprimerMoi, j'ai bien aimé l'idée qu'en parlant de l'homosexualité d'Albertine , Marcel Proust ( Et non Marcel qui aime les femmes) parle de lui-même et de la douleur qu'est la sienne de vivre toujours caché, obligé à la dissimulation comme le fait Albertine. Marcel le narrateur du roman et Marcel Proust diffèrent donc.
SupprimerEt ce qui m'a conforté dans cette idée, c'est qu'à un moment il glisse de l'idée de la mort à l'idée de sa propre mort et de la mort de son oeuvre. " devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi ? de ma mort ? de mon œuvre ?" . Comme si à travers Albertine, endormie, présage de la mort de la jeune fille ? il se voyait lui-même. Quand il écrit la Prisonnière Marcel Proust est engagé dans une lutte contre la mort pour terminer La Recherche. D'ailleurs La prisonnière est une oeuvre posthume.
Maintenant peut-être as-tu raison de dire que Marcel (le narrateur) fantasme sur le désir au féminin.
Ceci dit je suis comme toi, je me suis souvent ennuyée, voire j'ai été révoltée au cours de cette lecture mais j'en parle dans le troisième billet.
Moi, j'ai bien aimé l'idée qu'en parlant de l'homosexualité d'Albertine , Marcel Proust ( Et non Marcel qui aime les femmes) parle de lui-même et de la douleur qu'est la sienne de vivre toujours caché, obligé à la dissimulation comme le fait Albertine. Marcel le narrateur du roman et Marcel Proust diffèrent donc.
SupprimerEt ce qui m'a conforté dans cette idée, c'est qu'à un moment il glisse de l'idée de la mort à l'idée de sa propre mort et de la mort de son oeuvre. " devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi ? de ma mort ? de mon œuvre ?" . Comme si à travers Albertine, endormie, présage de la mort de la jeune fille ? il se voyait lui-même. Quand il écrit la Prisonnière Marcel Proust est engagé dans une lutte contre la mort pour terminer La Recherche. D'ailleurs La prisonnière est une oeuvre posthume.
Maintenant peut-être as-tu raison de dire que Marcel (le narrateur) fantasme sur le désir au féminin.
Ceci dit je suis comme toi, je me suis souvent ennuyée, voire j'ai été révoltée au cours de cette lecture mais j'en parle dans le troisième billet.
Voilà les commentaires de blogspot ! Parfois il publie en double, parfois pas du tout !
RépondreSupprimerJe voulais ajouter que le Baron Charlus n'est pas du tout décomplexé, à mon avis, sauf peut-être à la fin de sa vie. Marcel le décrit toujours attentif à donner de lui une image de la virilité affichée ( lors de la rencontre à Balbec, par exemple) et il est toujours en train de feindre, et de dire des choses à double sens pour qu'on ne comprenne pas qu'il donne un rendez-vous. D'ailleurs tout le monde se moque de lui, derrière son dos. Je trouve qu'il y a une cruauté dans les rapports sociaux ! Il ne peut-être décomplexé qu'avec des gens du peuple parce qu'il les méprise et que leur opinion n'a pas d'importance pour lui...
Comme toi, j'ai pensé aussi aux viols de Mazan quand il manipule Albertine endormie, j'ai pensé au vampire, je l'ai dit, et même au nécrophile , mais là je ne l'ai pas écrit. C'est tout de même exagéré ! En tout cas la mort est présente tout le temps. Proust sent que son temps est compté.
RépondreSupprimersigné claudialucia
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