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jeudi 2 mai 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann Deuxième partie : Un amour de Swann

Sandro Boticelli : Séphora, l'épouse de Moïse, fresque de la chapelle Sixtine

" Il regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur, il ne s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. "

 L'amour de Swann

 Toute la seconde partie de Du côté de chez Swann, un amour de Swann traite de l'amour de Swann pour Odette, une femme entretenue, réputée pour sa beauté, mais que Swann trouve laide et pour laquelle il n'éprouve aucune attirance. Son mauvais goût pour les femmes un peu vulgaires, précise Proust, est inversement opposé à son bon goût pour l’Art.  Or l'une de particularités de Swann est de retrouver dans "dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons."

  

Le doge Loredan: Antonio Rizzo

 

"... dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi" 

 

Domenico Ghirlandaio: vieillard et jeune garçon


"sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy "

 

Le Tintoret : Autoportrait

 "... dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon."

On verra que Swann va encore plus loin, puisqu'il ne peut tomber amoureux d'Odette que parce qu'elle ressemble à une création de Boticelli ! La femme réelle ne l'attire que lorsqu'elle est magnifiée par l'oeuvre d'art. Aussi est-ce par l’art que Odette va s’introduire dans l’imagination de Swann et devenir objet de désir.

"Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. " 

L’amour n’est donc qu’une illusion, l’on ne voit dans l’être aimé(e) que ce que l’on a envie d’y voir, on ne l'aime que vu par le prisme de son imagination.

Déjà, dans du Côté de chez Swann, première partie Combray, Marcel Proust analyse l'amour du jeune Marcel pour Mademoiselle Swann, Gilberte, qu’il ne connaît pas mais qu’on lui a décrit comme jolie. Il projette dans l’image de la jeune fille tout le charme qu'il éprouve pour l’architecture gothique, les beautés du paysage normand et son amitié avec Bergotte un écrivain que vénère Marcel. C’est au point que la fillette acquiert toutes les qualités que le jeune garçon attribue à ce qui l'entoure . « c’était être tout prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste."
 
Plus tard, dans la troisième partie intitulée Des Noms, analysant son amour de jeunesse pour Gilberte, le narrateur vieillissant  dira : " Mais à l'époque où j'aimais Gilberte, je croyais encore que l'Amour existait réellement en dehors de nous".

  C’est ce que veut signifier Stendhal dans son Traité de l’Amour  :" Aux mines de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la taille d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections"

  C'est ce qui se passe pour Swann :

Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair."

L'amour vécu comme une maladie

 

Laure Muray, un des modèles qui inspira Proust pour Odette

On pourrait penser que le transfert que Swann accomplit en faisant d’Odette une « oeuvre florentine » et en conférant à son image une impression de noblesse qui l’introduit dans un « monde de rêve », lui enlèverait sa lucidité et sa faculté de jugement. Or, il n’en est rien. Swann sait qu’Odette est sotte, inculte, superficielle, dès le début de son amour. Il comprend rapidement - même s’il est naïf au départ - qu’elle est vénale, intéressée, menteuse, cruelle, dépravée. Mais rien ne peut l’empêcher de l’aimer puisque cet amour n’est pas une réalité mais une projection qu’il fait sur elle. Tous ses amis sont consternés de le voir devenir la victime d'une telle femme. Swann est semblable à la reine des fées, Titiana, de Shakespeare dans le Songe d’une nuit d’été lorsque celle-ci tombe amoureuse d’un âne à la grande consternation de son entourage :
Titiana, à Bottom. — Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs ; pendant que je caresse tes charmantes joues ; je veux attacher des roses musquées sur ta tête douce et lisse, et baiser tes belles et longues oreilles, toi la joie de mon cœur.
 On peut l’avertir de son erreur il est incapable de changer.  Cet amour est fait d'illusions et aussi de jalousie et s'apparente à une maladie tenace qui lui enlève tout amour-propre.




4 commentaires:

  1. Fort beau billet, avec les tableaux, que demander de plus? Tu vas me faire replonger, mais je serai ferme, La Prisonnière, pas avant! J'en sui là dans ma relecture, quoi.

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  2. je n'ai pas du tout aimé ce texte et d'ailleurs je ne le chroniquerai pas. Il sonne faux. Par ailleurs le salon de Madame Verdurin m'a agacée, que de snobisme et d'hypocrisie!

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  3. Merci pour ton analyse! J'en avais vu une adaptation plutôt sympa au théâtre il y a quelques années!

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  4. miriam panigel15 mai 2024 à 16:47

    Finalement j'ai quand même fait un billet. Il paraitra quand nous serons en Corse en juin

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