La première partie de Sodome et Gomorrhe est pour Marcel la révélation du secret du baron Palamède Charlus et l’éclaire enfin sur tout ce qui lui avait paru jusqu’alors incompréhensible dans ce personnage. Il comprend maintenant la raison de l’attitude du Baron lors de la première rencontre au Grand Hôtel de Balbec, il comprend pourquoi, plus tard, Charlus lui propose de devenir son protecteur, les regards dubitatifs que lui jettent « ceux qui savent » en le voyant avec lui, et la colère infantile du baron quand Marcel dédaigne sa protection.
La critique reproche à Proust la cécité de son personnage vis à vis de la vraie nature du Baron Charlus et l’accuse d’invraisemblance. Mais, même si l’on ne connaît pas exactement l’âge de Marcel à Balbec, on sait qu’il est encore très jeune et qu’il vit dans un milieu familial très protégé. C’est encore un enfant par bien des côtés. Sa grand-mère lui retire ses chaussures pour éviter qu’il se fatigue et préside à son lever, Françoise l’aide à s’habiller. Avec les jeunes filles en fleurs, il joue à des jeux qui nous paraissent, de nos jours, bien enfantins. Et comme lui-même ( Marcel, le personnage) est hétérosexuel, manifestement, il ne sait pas ce qu’est l’homosexualité ou tout au moins il n'y pense pas. Mais, nous dit-on, il est possible aussi que ce déni soit une façon pour Marcel de se cacher à lui-même sa propre homosexualité. Certes, le personnage est amoureux d'Albertine mais leurs relations restent floues et on a du mal à croire à cet amour.
Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que je n’avais pas compris, je n’avais pas vu. Le vice (on parle ainsi pour la commodité du langage), le vice de chacun l’accompagne à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. La bonté, la fourberie, le nom, les relations mondaines, ne se laissent pas découvrir, et on les porte cachés.
Daniel Van Hein : Sodome détruit par le feu |
C’est en attendant le duc et la duchesse dans les escaliers de l’hôtel de Guermantes que Marcel découvre, caché derrière les persiennes d’une fenêtre, la parade amoureuse de Charlus et Jupien qui se déroule au-dessous de lui. Marcel, et ce n’est pas la première fois dans la Recherche se fait voyeur. Cela peut choquer par rapport à la moralité du personnage mais c’est en fait le statut de l’écrivain qui est décrit ici, l’écrivain vu comme « voyeur » de ses semblables. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois et se « reconnaissent ». Marcel établit alors une correspondance entre eux et l’orchidée exposée en plein air dans la cour, attendant le bourdon qui va la féconder.
"Je savais que cette attente n’était pas plus passive chez la fleur mâle, dont les étamines s’étaient spontanément tournées pour que l’insecte pût plus facilement la recevoir ; de même la fleur-femme qui était ici, si l’insecte venait, arquerait coquettement ses « styles », et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin."
De même Jupien "enraciné comme une plante" répond au message délivré silencieusement par l’attitude du baron, prenant "des poses avec la coquetterie qu’aurait pu avoir l’orchidée pour le bourdon providentiellement survenu ".
Le baron apparaît passablement ridicule, ce que fait ressortir comiquement l’antithèse montrant Jupien "émerveillé " par "l’embonpoint vieillissant" de Charlus et tous les termes qui le décrivent insistent sur l’aspect négatif du personnage "affectée, fat, négligent", face à la fleur-Jupien qui ne lui cède en rien dans le ridicule et "donnait à sa taille un port avantageux, son poing sur la hanche, impertinence grotesque, faisait saillir son derrière". Ces deux portraits ont donc une charge satirique assez poussée.
Paradoxalement, c’est au moment où il le dépeint comme grotesque dans cette approche amoureuse qui le déshumanise en le transformant en gros « bourdon », que Marcel aperçoit toute l’humanité du Baron qui, ne se sachant pas observé, laisse tomber le masque de "potinages, d’arrogance, de dureté" et laisse apercevoir humanité et bonté. Et après avoir décrit cette scène de rencontre où il affecte un regard moqueur voire cynique, Proust ajoute une phrase qui en modifie le sens :
"Cette scène n’était, du reste, pas positivement comique, elle était empreinte d’une étrangeté, ou si l’on veut d’un naturel, dont la beauté allait croissant. "
Et il va s’attacher à en montrer la beauté et le naturel !
"Mais justement la beauté des regards de M. de Charlus et de Jupien venait, au contraire, de ce que, provisoirement du moins, ces regards ne semblaient pas avoir pour but de conduire à quelque chose.
C’est que, peu à peu, Marcel Proust glisse d’une comparaison « comme un plante » à une étroite métaphore entre l’humain et la nature, « la fleur-femme », puis, toujours à propos des deux hommes, « l’homme-oiseau », « l’homme-insecte », aboutissant à une sorte d’osmose où toutes les espèces y compris humaines sont liées et semblables. Voilà qui dédouane l’homosexualité de tout jugement de valeur et de morale ! On sait qu’à l’époque de Proust, l’homosexualité que l’écrivain nomme « vice » pour satisfaire à la prudence, tout en n’acceptant pas ce terme, pouvait mettre au ban de la société et était punie par la loi.
On verra que Charlus est en butte aux moqueries, à la cruauté des invités des Verdurin, que ses efforts pour cacher ses amours le rendent souvent ridicule, pitoyable ou vindicatif et arrogant, se retirant derrière le privilège de sa classe sociale pour affirmer sa supériorité. C’est une situation que Proust a dû bien connaître surtout quand il était au lycée et que, encore naïf, il ne cachait pas ses sentiments. Il se doit donc d’être prudent dans sa description. Après avoir donné l’assurance à ses lecteurs qu’il trouve la scène ridicule et par conséquent immorale, il affirme ainsi le contraire :
Cette beauté, c’était la première fois que je voyais le baron et Jupien la manifester. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel, non pas de Zurich, mais de quelque cité orientale dont je n’avais pas encore deviné le nom, qui venait de se lever.
Joos de Momper le jeune : Loth ses filles et les anges fuyant Sodome et Gomorrhe en feu La femme de Loth changée en statue de sel à gauche |
Suit alors un très beau plaidoyer contre l’homophobie qui dépeint la souffrance de ceux qui ne peuvent jamais se montrer tels qu’ils sont et dont l’amour est un crime aux yeux de la société.
"Race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque, même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparaissent comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son nom, se défendre comme d’une calomnie de ce qui est leur vie même ; fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations qui ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge et d’où le premier élan de confiance et de sincérité qu’ils seraient tentés d’avoir les ferait rejeter avec dégoût, à moins qu’ils n’aient à faire à un esprit impartial, voire sympathique, mais qui alors, égaré à leur endroit par une psychologie de convention, fera découler du vice confessé l’affection même qui lui est la plus étrangère, de même que certains juges supposent et excusent plus facilement l’assassinat chez les invertis et la trahison chez les Juifs pour des raisons tirées du péché originel et de la fatalité de la race."
Il est vrai aussi que ces interdits qui pèsent sur les amours homosexuels engendrent bien des corruptions, amours tarifés avec des jeunes garçons des classes populaires, les riches tirant parti de leur misère. Charlus aurait des scrupules à profiter des jeunes gens bien nés, il les aime mais il ne les touche pas, il n’en a plus quand il s’agit de jeunes commis, employés ou apaches !
On comprend alors le sens du titre de ce quatrième volume de la Recherche : Sodome et Gomorrhe, du nom des deux cités bibliques réprouvées par le ciel, en butte au feu divin qui punit et détruit les amours considérés contre-nature, masculins et féminins. En début de roman avec Charlus il est question de Sodome, en deuxième partie avec Albertine, de Gomorrhe. Car nous annonce Proust, les homosexuels sont partout dans la société et si nous les apercevons pas, eux savent se reconnaître et se protéger autant que possible malgré le danger.
Si dans la littérature avant Marcel Proust, les homosexuels sont présents, il en est toujours parlé d’une manière fortuite et en des termes choisis, par allusion. C’est la première fois, avec Proust qu’un roman met l’homosexualité au centre de l’action et en parle avec autant de franchise, sans employer de circonvolutions, en termes directs et parfois crus.
La citation de Vigny, en exergue, donne d'ailleurs le ton : "La femme aura Gomorrhe et l'homme aura Sodome". " Et le sous-titre "Première apparition des Hommes-femmes descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel".
Dans quelle mesure l'écrivain a-t-il contribué à l’évolution des mentalités ?
"… partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soupçonnée là où elle n’est pas étalée, insolente, impunie là où elle n’est pas devinée ; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans l’armée, dans le temple, au bagne, sur le trône ; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l’intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l’autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s’il n’était pas sien, jeu qui est rendu facile par l’aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu’au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés."
Demain Jeudi 3 Octobre : Sodome et Gomorrhe : Albertine et l'homosexualité : Gomorrhe (2)
Billet fort intéressant, ce Charlus est un personnage intriguant, en effet. Proust est vraiment clair sur le sujet, dans le roman.
RépondreSupprimerEt Juste pour signaler que j'ai une participation. https://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2024/09/lettres-sa-voisine.html
As tu vu mes derniers commentaires? j'avoue ignorer où déposer mes (rares) participations
Tu cliques sur la vignette de Proust dans la colonne de droite qui annonce le challenge et tu réponds dans les commentaires.
SupprimerMerci pour cette analyse, Claudialucia. Difficile d'évaluer dans quelle mesure Proust a fait évoluer les mentalités au début du XXe siècle, mais ce qui est certain, c'est que beaucoup d'homosexuels ont trouvé une consolation ou un appui dans son exemple.
RépondreSupprimerLaure Murat est persuadé qu'il a fait évoluer les mentalités .
Supprimerj'ai toujours été étonnée de la franchise avec laquelle Proust décrit l'homosexualité , dans un livre qu eje viens de lire (Proust et le goncourt, Une émeute littéraire) j'ai découvert que Proust lui-même a été surpris de voir que son roman a été accepté aussi facilement.
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