Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569) : le dénombrement devant Bethléem |
J'ai déjà dit que j'aimais beaucoup les passages que Marcel Proust consacre à l'Art dans La Recherche, musique, peinture...
En effet, l'art se mêle si étroitement à la vie que nous avons l'impression de pénétrer dans un tableau. C'est ce qui arrive quand Marcel se rend dans une auberge où il doit retrouver Robert de Saint Loup dans le volume Le côté de Guermantes.
La première allusion à la peinture flamande dans ce passage de Proust est celle du tableau de Brueghel l'Ancien : le dénombrement de Bethleem. C'est la foule qui arrive par groupes dans la cour de l'auberge, la cohue, l'agitation, le brouhaha qui provoque cette vision du tableau de Brueghel.
"Et précisément à l’hôtel où j’avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d’étrangers, c’était, pendant que je traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », une affluence (digne de quelque « Dénombrement devant Bethléem » comme en peignaient les vieux maîtres flamands) d’arrivants qui s’assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou à l’un de ses aides (qui leur indiquaient de préférence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine) s’ils pourraient être servis et logés, tandis qu’un garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se débattait."
Le Dénombrement que j'ai vu au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, décrit un passage de l'Evangile selon Saint Luc où Marie, enceinte, et Joseph que l'on reconnaît à sa scie de charpentier, vont se faire enregistrer comme le veut la loi romaine. Devant le guichet un attroupement, les gens font la queue, se renseignent, leurs noms sont écrits dans des registres. Il s'agit de la collecte des impôts à la veille de Noël. La scène se déroule dans un village près d'Anvers qui figure Bethléem.
"Et dans la grande salle à manger que je traversai le premier jour, avant d’atteindre la petite pièce où m’attendait mon ami, c’était aussi à un repas de l’Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et l’exagération des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyères, des bécasses, des pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors d’haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les déposaient sur l’immense console où ils étaient découpés aussitôt, mais où — beaucoup de repas touchant à leur fin, quand j’arrivais — ils s’entassaient inutilisés "
Snyders étal du poissonnier (1570-1657) |
Frans Snyder (1570-1657) |
Adrien Utrecht : 1599-1652 |
Jan Fit : nature morte au lièvre et au perroquet (1641_1661) |
Pierre-Paul Rubens : nature morte au cygne avec deux cuisiniers |
Je connais mal la nature morte flamande, peut-être parce que c'est une genre que j'aime peu mais en cherchant dans le Net les scènes religieuses qui accompagnent cette accumulation matérialiste de victuailles, j'ai découvert celui qui a en a été le précurseur dans la seconde moitié du XVI siècle : Pierre Aersten (1508-1575). Dans le tableau ci-dessous intitulé Le Christ chez Marie et Martha où un énorme gigot représenté en premier plan est d'une telle importance qu'il en devient inesthétique et vaguement écoeurant, une scène biblique apparaît à l'arrière-plan. Martha de Béthanie travaille dans la cuisine pour recevoir son hôte et se plaint que sa soeur, Marie de Béthanie, qui écoute le Christ et ne l'aide pas. Le Christ lui répond que Marie a la meilleure part car la nourriture spirituelle est supérieure à la nourriture terrestre et seule peut rassasier l'esprit. Le gigantisme et le réalisme du gigot conçu comme un repoussoir, permettent donc de renforcer le message de l'Evangile (Saint Luc)
Pieter Aersten : Le Christ dans la maison de Marie et Martha 1552 (Vienne) |
Dans le tableau suivant Pieter Aersten place au second plan une scène où la Sainte Famille, Marie sur l'âne tenant son fils dans les bras, aperçue à travers une ouverture, distribue l'aumône. Comme dans le précédent, le profane est au premier plan et le sacré au second. Pour cette raison on a appelé ces natures mortes, des natures mortes inversées. Ce qui est jugé secondaire est au premier plan, ce qui est essentiel est relégué en arrière-plan.
Pieter_Aertsen Etal de boucher et la fuite en Egypte ou sainte famille donnant des aumônes1551 |
Ces natures mortes inversées agissent un peu comme les natures mortes appelées Vanités. Elles rappellent à l'homme que la vie est éphémère, que la richesse, la beauté, la jeunesse, ne durent pas, que la vie matérielle a une moindre valeur et que seule la richesse spirituelle compte.
Adriaen Van Utrecht Vanité |
Joachim_Bueckelaer, l'élève de Pierre Aersten, continue cette tradition de la nature morte inversée. Ainsi tout en célébrant le matérialisme d'une société, le peintre se retranche derrière la morale religieuse.
Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574) |
Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574) |
Un d’entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d’un dressoir ; et pour demander à celui-là, qui seul paraissait assez calme pour me répondre, dans quelle pièce on avait préparé notre table, m’avançant entre les réchauds allumés çà et là afin d’empêcher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui n’empêchait pas qu’au centre de la salle les desserts étaient tenus par les mains d’un énorme bonhomme quelquefois supporté sur les ailes d’un canard en cristal, semblait-il, en réalité en glace, ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goût bien flamand), j’allai droit, au risque d’être renversé par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaître un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal dessinée, l’expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle d’une présence divine que les autres n’ont pas encore soupçonnée.
Adrien Van Utrecht: 1599-1662" l'expression rêveuse, déjà à demi presciente..." |
Petrus Willebeek : nature morte |
Pieter Claez, peintre néerlandais nature morte. |
Willem Kalf peintre néerlandais : Nature morte au vase Ming |
Là j'en apprends sur ces natures mortes avec second plan plus religieux.
RépondreSupprimerles fleurs, la musique et les tableaux tout ce que j'aime chez Proust
RépondreSupprimerune bien belle chronique que tu nous a fait là