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jeudi 22 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes : Le Nom propre

Giovanni Boldini : Elégante

 

Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes — et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes — une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants. Du côte de chez Swann : livre III  

 
A l’âge où les noms…
 
Marcel Proust enfant


Le roman Du côté de Guermantes commence par un  texte sur le nom propre qui répond au dernier livre de Du côté de chez Swann justement intitulé Les noms de pays : Le nom. Par l'importance qu'il accorde au nom, il permet de voir l’évolution progressive de Marcel, à différents âges, par rapport aux  Guermantes.

« À l’âge où les Noms, nous offrant l’image de l’inconnaissable que nous avons versé en eux, dans le même moment où ils désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l’un à l’autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu’elle ne peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom, ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils donnent une individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n’est pas seulement l’univers physique qu’ils diaprent de différences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fée, comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est ainsi que l’atmosphère où madame de Guermantes existait en moi, après n’avoir été pendant des années que le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l’imprégnèrent de l’écumeuse humidité des torrents.
 

Ce texte revient sur une idée récurrente chez Proust, celle de l’importance du Nom propre, de sa sonorité, de ce qu’il dit à l’imagination. Peu importe qu’il désigne  un « univers physique »  ( c’est à dire un lieu : on se souvient combien il a rêvé autour de Venise ou de Balbec) ) ou un « univers social », ( la noblesse). Ainsi lorsqu’il est enfant, à Combray, il pare la duchesse de Guermantes d’une aura féérique avant de l’apercevoir à l’église  lors  mariage de Melle Percepied  :

Tout d’un coup, pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus dont s’était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : « Cette dame ressemble à la duchesse de Guermantes »  (Du côté de chez Swann)

Le bouton au coin du nez constitue pour le jeune Marcel une première confrontation entre le rêve et la réalité,  une première déception. Cependant cette désillusion ne parvient pas à tuer complètement le rêve mais est déjà une amorce de ce qui va arriver dans Du côté de Guermantes, à un autre âge, celui où Marcel entre dans l’âge adulte..

Ce que l’enfant projette dans le nom de la duchesse de Guermantes est lié à la sonorité du mot, sa forme, et à sa couleur. En effet, pour Proust, Guermantes est orangé et amarante. La magie tient aussi à la culture de l’enfant  (on sait l’importance de sa grand-mère et des tableaux des peintres italiens que lui fait connaître Swann), à ses lectures, mais aussi à  son imagination qui voit la vie selon le prisme de cette lanterne magique qui pare de couleurs et d’images sa chambre et présente l’histoire de la « pauvre Geneviève de Brabant », ancêtre des Guermantes, trahie par l’affreux Golo.

On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe… Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. » (Du côté de chez Swann)

Une imagination tournée vers le moyen-âge et ses légendes, si bien que la propriétaire d’un château ne peut-être qu’une « dame », une « fée » et le château, celui des contes, des « génies » et des « divinités ».


Lanterne magique Geneviève de Brabant qui épouse le seigneur Siffroy

Lanterne magique Geneviève de Brabant départ de Siffroy à la guerre

Lanterne magique Geneviève de Brabant; Golo cherche à séduire Geneviève

Mais dans Du côté de Guermantes, Marcel, le personnage, n'est plus "à l’âge où les noms"  sont liés à l'inconnaissable. Il entre dans la vie adulte et  c’est ainsi que dès le début de ce troisième volume de La Recherche, Marcel Proust établit l’impossibilité de faire coïncider, à travers les Noms,  « l’inconnaissable » , -c’est à dire le rêve-, et le réel, les deux étant antinomiques. Chaque fois que Marcel est confronté à la réalité, il est déçue : nous l’avons vu pour Balbec, pour La Berma, pour Gilberte ou Albertine, rien ne peut être à la hauteur de son imagination… Tout ce début de texte est construit d’ailleurs sur des antithèses. L’imagination a la couleur du rêve, « diaprent » « reflets » « merveilleux, « lanterne magique " "une âme" "une individualité " et le réel dément le rêve : ( une âme) qu’elle ne peut contenir » «  éteindre ses couleurs »

Il en est de même pour Madame de Guermantes qui est auréolée du prestige de son nom et du château qu’elle habite à Combray. L’image rêvée qu’il se fait d’elle et qu’il essaie de poursuivre quand il la retrouve à Paris  ou qu’il la voit à l’opéra semblable à une divinité, bref! ce qu’il nomme « les repeints successifs » du Nom, va finir par être  progressivement détruit par la réalité comme l’indique le champ sémantique de la mort dans le paragraphe suivant : 

Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons auprès d’elle, la fée meurt et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour où disparaîtrait la fée Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver à l’origine le beau portrait d’une étrangère que nous n’aurons jamais connue, n’est plus que la simple carte photographique d’identité à laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe.

A noter le chiasme antithétique La fée peut renaître / si nous nous éloignons de la personne // si nous restons auprès d’elle/ la fée meurt. On voit aussi comment la simple carte photographique d'identité s'oppose dans le texte aux mots "âme " et "individualité".

Au début donc, Marcel voit encore la comtesse Oriane de Guermantes comme une sorte de divinité, il en tombe amoureux et se ridiculise en cherchant à la rencontrer à chacune de ses sorties.  Quand il cesse d’être amoureux, c’est le moment où elle accepte de le recevoir et c’est là qu’il est confronté à la réalité du personnage et aussi à celle de son mari Basin de Guermantes. Cette destruction systématique de l’illusion face à la médiocrité, la méchanceté, la superficialité de ces gens et leur morgue, culmine avec le fameux texte final des chaussures rouges rouges dont je parlerai plus tard et qui met définitivement fin à l’illusion.

 


 
Le côté de Guermantes Proust (1008 pages édition de poche)




4 commentaires:

  1. C'est un bonheur de lire ces extraits, quelle finesse d'observation, quel rendu sensible, quel style merveilleux ! Merci, Claudialucia.
    Je me demande d'où vient ce portrait de Proust enfant si peu ressemblant aux clichés N/B, sais-tu qui l'a peint et d'après quoi ?

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  2. Je l'ai vue "en vrai" la lanterne magique et les images de Golo et Geneviève.
    Quant aux noms de lieux, j'ai pris plein de notes dans la fin de Sodome et Gomorrhe et je me propose justement d'en faire un billet.

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  3. Bonjour ClaudiaLucia
    Vérification faite, l'édition "Pocket" de l'oeuvre "Le côté de Guermantes" compte déjà 816 pages, cependant que les éditions "Folio" ou "Le livre de Poche" sont données pour 1088 pages!
    Un billet à propos d'une relecture de ce "tome trois" de La recherche du temps perdu est donc tout à fait éligible au challenge Les épais de l'été 2024 (650 pages minimum). Et aussi, je suppose, aux Pavés de l'été 2024 chez Sibylline (livres à partir de 500 pages!).
    Je vais d'ores et déjà le prendre en compte, en attendant que tu rajoutes logos et liens dans ton billet...
    Bien entendu, si d'autres de tes billets proustiens portant sur l'un ou l'autre volume remplissent aussi les critères, n'hésite pas à les signaler également!
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Bonjour ClaudiaLucia
      Peux-tu STP mettre, dans tous tes billets concernant Le côté de Guermantes, le même "label" en bas de page, à savoir Le côté de Guermantes ?
      En l'écrivant exactement de la même manière en "label" dans tous les billets, cela permet bien aux internautes de trouver tes cinq billets sur cet ouvrage d'un seul "clic", ce qui n'est pas possible en cas de différence dans la rédaction du "label".
      (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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