Les
mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle
comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux
enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière,
choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les
noms présentent des personnes — et des villes qu’ils nous habituent à
croire individuelles, uniques comme des personnes — une image confuse
qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont
elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement
bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du
procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges,
non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les
passants. Du côte de chez Swann : livre III
Marcel Proust enfant |
Le roman Du côté de Guermantes commence par un texte sur le nom propre qui répond au dernier livre de Du côté de chez Swann justement intitulé Les noms de pays : Le nom. Par l'importance qu'il accorde au nom, il permet de voir l’évolution progressive de Marcel, à différents âges, par rapport aux Guermantes.
« À l’âge où les Noms, nous offrant l’image de l’inconnaissable que nous avons versé en eux, dans le même moment où ils désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l’un à l’autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu’elle ne peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom, ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils donnent une individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n’est pas seulement l’univers physique qu’ils diaprent de différences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fée, comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est ainsi que l’atmosphère où madame de Guermantes existait en moi, après n’avoir été pendant des années que le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l’imprégnèrent de l’écumeuse humidité des torrents.
Ce texte revient sur une idée récurrente chez Proust, celle de l’importance du Nom propre, de sa sonorité, de ce qu’il dit à l’imagination. Peu importe qu’il désigne un « univers physique » ( c’est à dire un lieu : on se souvient combien il a rêvé autour de Venise ou de Balbec) ) ou un « univers social », ( la noblesse). Ainsi lorsqu’il est enfant, à Combray, il pare la duchesse de Guermantes d’une aura féérique avant de l’apercevoir à l’église lors mariage de Melle Percepied :
Tout d’un coup, pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus dont s’était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : « Cette dame ressemble à la duchesse de Guermantes » (Du côté de chez Swann)
Le bouton au coin du nez constitue pour le jeune Marcel une première confrontation entre le rêve et la réalité, une première déception. Cependant cette désillusion ne parvient pas à tuer complètement le rêve mais est déjà une amorce de ce qui va arriver dans Du côté de Guermantes, à un autre âge, celui où Marcel entre dans l’âge adulte..
Ce que l’enfant projette dans le nom de la duchesse de Guermantes est lié à la sonorité du mot, sa forme, et à sa couleur. En effet, pour Proust, Guermantes est orangé et amarante. La magie tient aussi à la culture de l’enfant (on sait l’importance de sa grand-mère et des tableaux des peintres italiens que lui fait connaître Swann), à ses lectures, mais aussi à son imagination qui voit la vie selon le prisme de cette lanterne magique qui pare de couleurs et d’images sa chambre et présente l’histoire de la « pauvre Geneviève de Brabant », ancêtre des Guermantes, trahie par l’affreux Golo.
On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe… Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. » (Du côté de chez Swann)
Une imagination tournée vers le moyen-âge et ses légendes, si bien que la propriétaire d’un château ne peut-être qu’une « dame », une « fée » et le château, celui des contes, des « génies » et des « divinités ».
Lanterne magique Geneviève de Brabant qui épouse le seigneur Siffroy |
Lanterne magique Geneviève de Brabant départ de Siffroy à la guerre |
Lanterne magique Geneviève de Brabant; Golo cherche à séduire Geneviève |
Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons auprès d’elle, la fée meurt et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour où disparaîtrait la fée Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver à l’origine le beau portrait d’une étrangère que nous n’aurons jamais connue, n’est plus que la simple carte photographique d’identité à laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe.
A noter le chiasme antithétique La fée peut renaître / si nous nous éloignons de la personne // si nous restons auprès d’elle/ la fée meurt. On voit aussi comment la simple carte photographique d'identité s'oppose dans le texte aux mots "âme " et "individualité".
Au début donc, Marcel voit encore la comtesse Oriane de Guermantes comme une sorte de divinité, il en tombe amoureux et se ridiculise en
cherchant à la rencontrer à chacune de ses sorties. Quand il cesse
d’être amoureux, c’est le moment où elle accepte de le recevoir et c’est
là qu’il est confronté à la réalité du personnage et aussi à celle de
son mari Basin de Guermantes. Cette destruction systématique de
l’illusion face à la médiocrité, la méchanceté, la superficialité de
ces gens et leur morgue, culmine avec le fameux texte final des
chaussures rouges rouges dont je parlerai plus tard et qui met
définitivement fin à l’illusion.
Le côté de Guermantes Proust (1008 pages édition de poche) |
C'est un bonheur de lire ces extraits, quelle finesse d'observation, quel rendu sensible, quel style merveilleux ! Merci, Claudialucia.
RépondreSupprimerJe me demande d'où vient ce portrait de Proust enfant si peu ressemblant aux clichés N/B, sais-tu qui l'a peint et d'après quoi ?
Je l'ai vue "en vrai" la lanterne magique et les images de Golo et Geneviève.
RépondreSupprimerQuant aux noms de lieux, j'ai pris plein de notes dans la fin de Sodome et Gomorrhe et je me propose justement d'en faire un billet.
Bonjour ClaudiaLucia
RépondreSupprimerVérification faite, l'édition "Pocket" de l'oeuvre "Le côté de Guermantes" compte déjà 816 pages, cependant que les éditions "Folio" ou "Le livre de Poche" sont données pour 1088 pages!
Un billet à propos d'une relecture de ce "tome trois" de La recherche du temps perdu est donc tout à fait éligible au challenge Les épais de l'été 2024 (650 pages minimum). Et aussi, je suppose, aux Pavés de l'été 2024 chez Sibylline (livres à partir de 500 pages!).
Je vais d'ores et déjà le prendre en compte, en attendant que tu rajoutes logos et liens dans ton billet...
Bien entendu, si d'autres de tes billets proustiens portant sur l'un ou l'autre volume remplissent aussi les critères, n'hésite pas à les signaler également!
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola
Bonjour ClaudiaLucia
SupprimerPeux-tu STP mettre, dans tous tes billets concernant Le côté de Guermantes, le même "label" en bas de page, à savoir Le côté de Guermantes ?
En l'écrivant exactement de la même manière en "label" dans tous les billets, cela permet bien aux internautes de trouver tes cinq billets sur cet ouvrage d'un seul "clic", ce qui n'est pas possible en cas de différence dans la rédaction du "label".
(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola