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jeudi 6 juin 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs Livre 2 L'aquarium

Claude Monet : Hôtel à Trouville
 

 

La première partie de A l'ombre des jeunes filles en fleurs que je viens de terminer, m'ayant passablement ennuyée, j'ai abandonné le Jeudi avec Marcel Proust. Mais depuis que je suis arrivée à Balbec, je revis et me délecte de la description et de l'analyse de cette société aristocratique ou bourgeoise en vacances, imbue d'elle-même, de ses prérogatives, de ses supériorités que Marcel Proust décortique et épingle pour reprendre son expression comme un " écrivain " ou "quelque amateur d’ichtyologie humaine".

"Pendant de longs après-midi, la mer n’était suspendue en face d’eux que comme une toile d’une couleur agréable accrochée dans le boudoir d’un riche célibataire, et ce n’était que dans l’intervalle des coups qu’un des joueurs, n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l’heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld."  

 

Ichtyosaurus
 

J'adore cette métaphore filée qui court tout au long de ce  texte, là, dans cette grande salle à manger où la lumière électrique devient eau : les "sources" "sourdre" "les flots " les remous d'or"... ce qui amène la comparaison avec un "aquarium" puis avec des poissons et des mollusques que l'ichtyologue (ou l'écrivain... Proust, bien sûr) se plaît à étudier et à classer par espèces!  Et que dire de cette femme dont l'appendice buccal est celle d'un grand poisson. On pense en lisant ces mots aux fossiles marins, à ces  poissons des grands fonds de disparus depuis des millénaires ? Cette image peint le statut de l'aristocratie française, fossilisée, refusant d'évoluer, conservatrice, mais qui s'accroche au pouvoir. Les caractères acquis "dans les eaux douces du faubourg Saint Germain",  ont permis à cette femme-poisson étrangère d'acquérir la distinction de la grande aristocratie (elle mange sa salade comme une La Rochefoucauld), une très indispensable compétence qui souligne le caractère superficiel et la vacuité de cette classe sociale tout occupée à paraître, ressuscitant ainsi les vieux "monstres marins" que l'on pouvait croire disparus à travers toutes les révolutions qui ont marqué la France. Non que Proust soit un révolutionnaire, loin de là ! Il est fils de la grande bourgeoisie et assez snob quand il était jeune pour désirer être introduit dans cette société mais il est trop intelligent et observateur pour être dupes longtemps. Je me répète mais il faut lire le roman de Laure Murat, Proust, un roman familial ! C'est tellement vrai, tellement juste ! Je comprends que lorsqu'elle lisait ce passage de Proust, elle pensait à sa famille !

Enfin, merveilleuse et très forte aussi cette continuation de la métaphore de l'aquarium qui permet de confronter comme en l'effleurant, sans avoir l'air d'y toucher, - c'est le rôle des parenthèses - la vie des pauvres à celle luxueuse des riches et d'en souligner l'injustice avec les termes "s'écrasaient"  et avec l'antithèse entre la lumière (les riches parés d'or) et  l'absence de lumière (les pauvres) : "Obscurs", "l'ombre", "invisibles" "la nuit"...  injustice qui n'est pas sans dangers.*  Quitte à être des poissons autant qu'ils servent à quelque chose !  (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)


* Je lis dans le Nouvel Obs que cette remarque a été rajoutée par Proust après la révolution russe d'Octobre 1917




3 commentaires:

  1. Formidable "aquarium" ! Proust a trouvé tant de manières de montrer cette opposition des riches et des pauvres, avec subtilité et ironie, comme dans l'extrait cité. Je viens de la trouver, beaucoup plus soulignée, dans un récit de Balzac auquel m'a menée un article sur Ensor (matière à un nouveau billet la semaine prochaine).

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  2. Ah oui l'aquarium!
    Toi et myriam restez fidèles à ces RV proustiens.

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  3. je suis d'accord avec l'ennuie de la première partie, avec quand même quelques sourire sur le personnel du grand hôtel et, entre autre, leur façon de considérer les clients en fonction de leur richesse supposée

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