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Pieter Hoock (1658/1660)
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Les portraits de Marcel Proust dans La Recherche sont pittoresques, parfois franchement caricaturaux et pleins d'ironie, toujours complexes et subtils, et parfois double ou triple ou plus, car les gens évoluent et, ne sont pas toujours les mêmes selon les âges de leur vie et selon ceux qui les regardent. Il en est ainsi de Françoise qui, dans la première partie de Du côté de chez Swann est vue par la même personne, Marcel, mais de manière toujours différente. Les éclairages qu'elle reçoit nous montrent un personnage changeant, nuancée, mais témoignent aussi du caractère du petit garçon qui la regarde.
"J’allais
m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond
gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le
relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans
dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait
par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu
soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et
comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait
son dallage rouge et luisant comme du porphyre.
Ce texte qui intervient alors que le jeune garçon se repose en lisant dans le jardin, traduit l'impression de calme, de beauté éprouvée par Marcel, et sa vision s'étend de l'extérieur ("la sculpture", "le lilas") vers l'intérieur, ("l'arrière-cuisine"). La description rappelle les tableaux de Peter Hooch, peintre flamand, qui, par le jeu de fenêtres ou de portes ouvertes, donnent une impression de profondeur et d'ouverture vers un ailleurs un passage. Mais dans ce passage, le point de vue est inversé par rapport au tableau, et l'enfant est
dehors, la porte ouverte permet de pénétrer dans l'arrière-cuisine. Ainsi, comme dans toute l'oeuvre de Marcel Proust, les êtres et les choses peuvent être vus de l'extérieur vers l'intérieur ou inversement, mais toujours en mouvement, changeants, jamais regardés une fois pour toutes, jamais fixes, toujours en profondeur, jamais en surface.
Dans la seconde partie de Du côté de chez Swann, Un amour de Swann, l'amour
de Proust ou plutôt de Swann pour les peintres flamands s'affirmera. Ainsi il compare la petite phrase musicale qui unit Odette à Swann à un tableau de Pieter Hooch, établissant un étroit parallèle entre les deux arts.
«Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et, comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde.» (Proust, Du côté de chez Swann,).
Enfin Vermeer reste le favori. Swann travaille sur Vermeer mais sa paresse et sa
vie mondaine l'empêchent de venir à bout de ce travail.
On pense aussi à un Chardin, un autre peintre aimé de Proust :
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Femme à la cuisine Chardin
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Dans l'imagination de l'enfant, la cuisine et la cuisinière Françoise ne font qu'un, l'une prêtant à l'autre ses qualités.
Elle
avait moins l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à
Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la
marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui
dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours
couronné du roucoulement d’une colombe."
C'est par le vocabulaire du religieux païen, ici emprunté à l'antiquité, que Marcel magnifie la cuisine et celle qui y règne, Françoise. C'est ainsi que l'antre de Françoise dans sa grossièreté primitive devient par antithèse le "temple de Vénus", la déesse de l'amour figurant ici l'abondance, la profusion, la fécondité, ce que l'on retrouve dans l'emploi du verbe "regorgeait", dans la métaphore "offrandes" - comme s'il s'agissait de rendre un culte à la déesse-, dans l'énumération-accumulation crémier, fruitier, marchande de légumes. Enfin dans la présence de la colombe qui couronne le toit et qui est l'oiseau de Vénus souvent offerte en sacrifice à la déesse.
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Le temple de Vénus à Versaille Le Trianon
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Françoise est donc vue par l'enfant, à l'égal d'une divinité païenne mais, dans un autre passage, il va faire une découverte terrible et la déesse redescendra de son piédestal.
En effet, l'image d'ordre, de douceur, de générosité que l'enfant attribue primitivement à Françoise à qui il prête, avec naïveté, les vertus de ses confections culinaires, va disparaître. Comme dans les tableaux flamands, l'enfant découvre "l'arrière-cuisine" du caractère de Françoise.
Quand je fus en bas, elle était
en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer
un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais
accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui
fendre le cou sous l’oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! »,
mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins en
lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée
d’or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand
il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa
rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son
ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! »
Sa cruauté envers le poulet provoque chez le jeune garçon un choc, un cas de conscience existentiel. Ce qu'il mange est donc vivant et plus encore c'est Françoise qui se charge de la mise à mort !
C'est le vocabulaire religieux chrétien, cette fois, qui témoigne de la métamorphe de la déesse en un monstre. Les termes religieux prêtés à la fois à la cuisinière : la sainte douceur, l'onction et à sa
cuisine brodée d'or comme un chasuble, le jus égoutté d'un ciboire, sont mis à mal par les cris "sale bête", et la violence de la servante : Hors d'elle, la colère, la rancune.
Et c'est non sans ironie de la part de l'auteur que le cas de conscience de l'enfant épouvanté devant la vérité, est aussi vite résolu qu'il est apparu !
" Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. "
L'image de la cruauté de Françoise réapparaît à plusieurs reprises -, dans sa dureté envers la fille de cuisine mais aussi dans la jalousie qu'elle manifeste à tout autre domestique qui pourrait prendre sa place auprès de Tante Léonie.
Mais, Françoise subit encore d'autres métamorphoses du point de vue de l'enfant. Le personnage est aussi dans son imagination un être de légende tout puissant. C'est le vocabulaire de la magie et des contes qui prend alors la place de la religion, Françoise, personnage fabuleux "commandant aux forces de la nature", maîtresse de ses plats, de ses casseroles, dans une cuisine qui est l'antre de géants et où règnent la profusion, l'abondance, la démesure, le vacarme, le tout enrobé de flammes et de vapeur comme dans le dernier cercle des Enfers!
À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème, en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions.
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Franz Snyders
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Enfin quand il s'agit de consommer les plats concoctés par Françoise, le portrait emprunte à tous les registres : religieux, pain bénit, le conte, la magie " les assiettes des Mille et une nuits" et aussi le domaine de l'art : "son propre génie"" "comme ces quatre-feuilles qu'on sculptait au XIII siècle au portail des cathédrales.
"Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore, avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait — selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie —" (...)
En fait, Françoise devient ici une grande artiste comme le prouve le champ lexical de l'art, une artiste qui obéit à son "inspiration", son "talent" qui "dédie" "ses oeuvres", y appose sa signature, un art qui peut subir la comparaison avec une oeuvre musicale et qu'il faut savourer jusqu'au bout.
Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.
On sent, bien sûr, toute la malicieuse intention de l'auteur adulte, celui qui se cache derrière l'enfant, celui qui peint les maîtres subissant la domination de la servante, qui se soumettent pour ne pas être "ravalé aux rangs de goujats", une dictature somme toute assez délicieuse avec des victimes gourmandes et volontiers consentantes !
Dans un volume suivant, Norpois parle de Françoise comme du Michel-Ange de notre cuisine (pour un fameux boeuf en gelée), mais le narrateur a déjà bien vieilli...
RépondreSupprimerAh! Oui, le fameux boeuf en gelée !
SupprimerBizarre, je me souviens surtout de sa façon de parler
RépondreSupprimerDans la troisième partie de Du côté de chez Swann le narrateur est à Paris et a honte d'être accompagné dans ses promenades par Françoise parce qu'elle ne présente pas bien, n'est pas assez élégante et parle populairement !
Supprimersignature du précédent commentaire Claudialucia
SupprimerBonne idée, ces billets en forme de portraits! Le personnage de Françoise est u n de mes préférés, plus complexe qu'on aurait pu l'imaginer. Belles illustrations! je ne connaissais pas le Pieter Hoocke
RépondreSupprimerOui, c'est un personnage intéressant et, de plus, complexe !
SupprimerMerci pour tous ces extraits, Claudialucia.
RépondreSupprimerFrançoise reste aussi pour moi l'un de mes personnages favoris
RépondreSupprimerMon parcours est lent et je viens d'entamer Sodome et Gomorrhe mais j'ai commencé cet été alors ...