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lundi 27 novembre 2023

Gouzel Iakhina : Convoi pour Samarcande

 

 

 J’ai lu et beaucoup aimé le premier roman de Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux et voilà que le talent de cette écrivaine russe se confirme avec ce troisième et formidable livre : Convoi pour Samarcande

Quelle force dans ce roman qui s’appuie sur une réalité historique terrible ! Nous sommes en 1920, après la révolution d’Octobre 1917, la famine règne dans la région de la Volga. Le pouvoir soviétique décide de sauver les enfants de la famine en les envoyant à Samarcande où ils pourront être pris en charge par des institutions pour y être nourris et soignés. C’est un officier de l’armée rouge, Deïev, qui prend en charge les cinq cents enfants, orphelins ou abandonnés par leurs parents. Il est assisté par la commissaire Blanche, l’infirmier Boug, et des femmes chargées des soins à leur apporter. Dès le début, un différend oppose Deïev à Blanche au sujet des enfants grabataires. Pour la commissaire, ces enfants sont déjà condamnés, mourants, et ne doivent pas intégrer le convoi. Deïev décide de les amener et de les sauver tous si possible.

« J’ai voyagé dans le pays de l’Oural à Petrograd, et c’est partout la même chose ! Les enfants n’ont plus leur place nulle part ! »  C'est le cri de Deïev  à l’inspecteur chargé de vérifier le bon état du convoi … P307

Il s’agit d’un voyage de quatre mille kilomètres, dans des régions où règne la faim, dans un pays totalement désorganisé par la guerre, où les Tchékistes font régner la terreur, où il faut traverser des zones désertiques infestées par les Russes blancs, des cosaques rebelles et cruels, dans une lutte toujours renouvelée pour obtenir des vivres et de l’eau à chaque arrêt, des médicaments, et du bois pour alimenter la locomotive.

« Partout les gens s’entretuent, encore plus que pendant la guerre civile. Les soldats du ravitaillement des villes tuent les paysans ! Les paysans tuent les communistes ! Les communistes tuent les Koulaks ! Les Koulaks tuent les Tchékistes ! Les Tchékistes tuent les bandits blancs. ! Et les bandits blancs tuent tous les gens qui leur tombent sous la main ! Parce qu’ils ont tous la guerre dans leurs coeurs ! Elle n’est pas au Turkestan, ni à Orenbourg, mais dans nos coeurs »
 

Ce voyage va se révéler une course hallucinée contre la mort, aux confins de la folie.

Les enfants, malades, meurent, les uns après les autres, le choléra frappe et décime nombre d’entre eux. Le jeune homme fait preuve d’un dévouement sans limites, risque sa vie dans sa quête de nourriture. Chaque petit mort qu’il enterre lui-même le long du chemin en le berçant dans ses bras est une défaite personnelle et lui arrache une partie de lui-même. Il ne respecte plus les termes de son contrat qui lui ordonne de ne recueillir que des enfants de la Volga. Et il fait monter dans le train tous les petits vagabonds à moitié morts de faim qui veulent en faire partie malgré la menace d’être envoyé dans un camp qui pèse sur lui et qu’il fait courir à ceux qui l’assistent.
Deïev est un personnage extrêmement attachant. On comprend qu’il a vécu des choses terribles et que le souvenir de ceux qu’il a tués le hante, que les atrocités auxquelles il a assisté ne peuvent s’effacer. Sa sensibilité est exacerbée, ses souffrances aussi. Rien ne semble pouvoir adoucir ses blessures, le sentiment de culpabilité lancinant qu'il éprouve.

« Mes camarades plus intelligents disaient aussi que dans ce train, je ne sauvais pas des enfants, mais moi-même. Eh! bien, pourquoi pas ? A mon avis, c’était le meilleur moyen que je pouvais trouver. A mon avis tous ceux que nous avons rencontrés pendant ce mois et demi ont fait la même chose. Ils se sont sauvés. »  P455

Il est entouré de personnages à la forte personnalité, comme l’infirmier Boug où Fatima, une belle personne qui donne amour et tendresse aux enfants. Et partout, malgré la cruauté et la guerre qui règnent dans les coeurs, il y a des élans de solidarité qui prouvent que l’humanité en péril n’est pas complètement morte et que les humains sont capables du meilleur comme du pire ! 


Les enfants de la Volga 1920 (voir Ici )

Quant aux enfants, certains sont individualisés comme le petit Zagreïka dont le destin est un crève-cœur, les autres forment un groupe qui nous est présenté dans ses caractéristiques communes, enfants des rues, orphelins, abandonnés, affamés, battus, maladifs… Ils ne doivent parfois leur survie qu’à leur débrouillardise, au vol, à la prostitution, ils ont un langage riche, fleuri, bien à eux, et se donnent des surnoms qui peignent leur caractère, leur maladie ou infirmité, mais aussi leur "spécialisation" quant aux "métiers" qu’ils exercent, surnoms qui trahissent une imagination et une certaine résilience par rapport aux maux qu’ils subissent : Prof rouillé, Griga Une Oreille, Pet de mouton, Jojo Vipère, Egor Argilovore, Toute Tordue, Procha famélique, Toussia Grande Gueule; Macha N’y Touche pas; Sazon Coupe-Jarret, Malouf L’Esbrouffe, Lida Prostitue-toi, Zina Mange Pourri, Guek La Torture, Tassia Pas Une Salope, Tombe La Lame, Gaffar Voleur de chevaux, Illya Fossoyeur,  etc….  

"Les sobriquets de « travail » ne parlaient pas seulement de leur propriétaire, mais aussi de leur âme enfantine."

Ce livre est ainsi un bel hommage à tous ces enfants martyrisés.

De plus, les talents de conteuse de Gouzel Iakhina  donnent une grande intensité à certaines scènes, celle où les enfants chaussés des bottes trop grandes, prêtées par les soldats de l'armée rouge, montent dans le train, ou encore celle, impressionnante, où un pope célèbre la messe devant  les cosaques de Iablotchnik et leur ataman dans le wagon-église du train, ou encore quand Deïev, malade, soigné dans le caravansérail des Basmatchis, est confronté à Bek Bouré et aux trois têtes coupées de ses ennemis.

Un très beau roman à la lecture riche et marquante !


* Gouzel Iakhina a aussi écrit Les enfants de la Volga, son second livre,  que je n’ai pas lu.





 

jeudi 5 mars 2020

Olga Tokarczuk : Sur les ossements des morts


Janina Doucheyko, l’héroïne de Sur les ossements des morts de Olga Tokarczuk, écrivaine polonaise, est une vieille femme qui a du caractère. Elle est habituée à vivre seule (même s’il y a eu des hommes dans sa vie ) dans un petit hameau des Sudètes, en Pologne, près de la frontière tchèque, où ne vivent que trois personnes à l’année, isolés par la neige en hiver. Il lui donc fallu ne compter que sur elle-même ! Elle donne des cours d’anglais dans la ville la plus proche et, pendant la morte saison, elle veille sur les maisons de ses voisins qui ne reviennent qu’au printemps. Entre son intérêt passionné pour l’astrologie, son amour de William Blake qu’elle traduit avec Dyzio, qui a été son élève, elle passe son temps à veiller à la sauvegarde des animaux pourchassés par les chasseurs ou les amateurs de fourrure. Gardienne de la nature qu’elle aime plus que tout et qui donne un sens à sa vie, elle prend son rôle au sérieux et écrit de longues lettres aux autorités pour dénoncer la maltraitance des animaux  touten prévoyant l’avenir grâce à ses recherches astrologiques, ce qui la fait passer pour une vieille folle ! Elle se met à dos le puissant club des chasseurs dont fait partie le curé, le père Froufrou, (Janina baptise les gens de noms qui leur vont bien, pense-t-elle), lui-même.
Or, voici que  des meurtres viennent troubler  cette région jusqu’alors paisible. Et comme les victimes sont des chasseurs, Janina est persuadée que les animaux on décidé de se venger et que ce sont eux qui poussent ces hommes vers la mort.

Il y a dans la manière dont l’écrivaine décrit Janina quelque chose qui me rappelle la Dina de Herbjorg Wassmo. Toutes deux sont apparemment folles et pourtant elles ont une telle force de caractère et une telle inhibition face aux lois morales de la société, qu’elles paraissent être les seules à détenir la vérité. Elles obéissent à une grande logique interne. Peut-être, comme le dit William Blake que Janina admire tant, visionnaire qui lui aussi fut considéré comme fou, « que si le le fou persévérait dans sa folie, il rencontrerait la sagesse. »  
A la  fin, et même si nous la considérons nous-mêmes, lecteurs, comme un peu timbrée, nous sommes en empathie avec ce personnage féminin qui nous livre une tableau de la société assez caustique et regarde avec humour ou colère, les travers de la société et les manières de vivre de ses voisins. Elle a parfois la dent dure et ne s'épargne pas  elle-même mais elle a aussi  la vision d'un monde où les humains et les animaux vivraient en paix, dans un respect mutuel. 
Nous aimons aussi les amis dont elle s’entoure. Ces derniers ont tous quelque chose de particulier, comme Matoga, un des habitants du village, qui vit dans la solitude et qui est un taiseux; ou Boros l’entomologiste, qui aime tant la nature qu’il voudrait protéger jusqu’aux larves qui vivent dans le tronc des arbres abattus par les bûcherons ou encore la jeune fille qui vend des vêtements d’occasion, Bonne Nouvelle, qui aime les gens et dont les particularités physiques la mettent un peu à part dans la société.
Malgré l’intrigue policière qui se déroule jusqu’à son dénouement, il est certain que nous ne sommes pas dans un vrai roman policier ! Ce qui domine au cours de cette lecture qui est aussi une réflexion sur la vieillesse, la maladie et la mort, c’est une atmosphère singulière, certainement en liaison avec ce personnage hors norme, les amis qu’elle fréquente mais aussi avec cette nature repliée dans le froid et la solitude dont l'écrivain donne la description lancinante, une atmosphère qui nous laisse toujours flotter entre réalité et fantastique. 

 Ici l'hiver enveloppe  tout de son beau manteau blanc, il raccourcit le jour au maximum, de sorte que si par inadvertance on s'attarde trop la nuit, on risque de se réveiller dans l'obscurité de l'après midi du jour suivant, ce qui - soit dit en passant- m'arrive de plus en plus souvent depuis l'année dernière. Le ciel est suspendu au-dessus de nos têtes, sombre et bas, semblable à un écran sale sur lequel se disputent d'innombrables batailles de nuages. C'est bien à cela que servent nos maisons, à nous protéger de ce ciel menaçant, autrement il aurait pénétré l'intérieur même de notre corps où, telle une petite bille de verre, se tapit notre âme. Si tant est qu'elle existe.

La photographie de la première de couverture traduit bien le sentiment d'irréalité dans lequel vivent les personnages du roman,  avec ces êtres humains, au masque d'animaux, enveloppés dans le brouillard, dans un paysage estompé qui se nimbe de mystère. Et pourtant le roman ne cesse jamais d’être réaliste même si l’on y entend sans les voir les trépignements des pas des "Petites Filles" sur le dallage de l’entrée et les appels de la mère et de la grand-mère de Janina, touts deux disparues depuis longtemps, dans la cave. Oui, un drôle de roman, étrange, surprenant !


Olga Tokarczuk


Prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk a reçu le Man Booker International Prize 2018 pour Les  Pérégrins. Traduit en français en 2010 chez Noir sur Blanc, ce roman avait été couronné par le prix Niké (équivalent polonais du Goncourt), un prix que, chose rarissime, l’auteure a une nouvelle fois reçu pour son monumental roman : Les Livres de Jakób.
 

Née en Pologne en 1962, Olga Tokarczuk a étudié la psychologie à l’Université de Varsovie. Romancière polonaise la plus traduite à travers le monde, elle est reconnue à la fois par la critique et par le public. 
Sept de ses livres ont déjà été publiés en France : Dieu, le temps, les hommes et les anges ; Maison de jour, maison de nuit (Robert Laffont, 1998 et 2001) ; Récits ultimes, Les Pérégrins et Sur les ossements des morts (Noir sur Blanc, 2007, 2010, 2012) ; Les Enfants verts (La Contre-allée, 2016) ; et enfin Les Livres de Jakób (Noir sur Blanc, 2018). Editions Noir sur blanc