J’ai lu et beaucoup aimé le premier roman de Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux et voilà que le talent de cette écrivaine russe se confirme avec ce troisième et formidable livre : Convoi pour Samarcande
Quelle force dans ce roman qui s’appuie sur une réalité historique terrible ! Nous sommes en 1920, après la révolution d’Octobre 1917, la famine règne dans la région de la Volga. Le pouvoir soviétique décide de sauver les enfants de la famine en les envoyant à Samarcande où ils pourront être pris en charge par des institutions pour y être nourris et soignés. C’est un officier de l’armée rouge, Deïev, qui prend en charge les cinq cents enfants, orphelins ou abandonnés par leurs parents. Il est assisté par la commissaire Blanche, l’infirmier Boug, et des femmes chargées des soins à leur apporter. Dès le début, un différend oppose Deïev à Blanche au sujet des enfants grabataires. Pour la commissaire, ces enfants sont déjà condamnés, mourants, et ne doivent pas intégrer le convoi. Deïev décide de les amener et de les sauver tous si possible.
« J’ai voyagé dans le pays de l’Oural à Petrograd, et c’est partout la même chose ! Les enfants n’ont plus leur place nulle part ! » C'est le cri de Deïev à l’inspecteur chargé de vérifier le bon état du convoi … P307
Il s’agit d’un voyage de quatre mille kilomètres, dans des régions où règne la faim, dans un pays totalement désorganisé par la guerre, où les Tchékistes font régner la terreur, où il faut traverser des zones désertiques infestées par les Russes blancs, des cosaques rebelles et cruels, dans une lutte toujours renouvelée pour obtenir des vivres et de l’eau à chaque arrêt, des médicaments, et du bois pour alimenter la locomotive.
« Partout les gens s’entretuent, encore plus que pendant la guerre civile. Les soldats du ravitaillement des villes tuent les paysans ! Les paysans tuent les communistes ! Les communistes tuent les Koulaks ! Les Koulaks tuent les Tchékistes ! Les Tchékistes tuent les bandits blancs. ! Et les bandits blancs tuent tous les gens qui leur tombent sous la main ! Parce qu’ils ont tous la guerre dans leurs coeurs ! Elle n’est pas au Turkestan, ni à Orenbourg, mais dans nos coeurs »
Ce voyage va se révéler une course hallucinée contre la mort, aux confins de la folie.
Les enfants, malades, meurent, les uns après les autres, le choléra frappe et décime nombre d’entre eux. Le jeune homme fait preuve d’un dévouement sans limites, risque sa vie dans sa quête de nourriture. Chaque petit mort qu’il enterre lui-même le long du chemin en le berçant dans ses bras est une défaite personnelle et lui arrache une partie de lui-même. Il ne respecte plus les termes de son contrat qui lui ordonne de ne recueillir que des enfants de la Volga. Et il fait monter dans le train tous les petits vagabonds à moitié morts de faim qui veulent en faire partie malgré la menace d’être envoyé dans un camp qui pèse sur lui et qu’il fait courir à ceux qui l’assistent.
Deïev est un personnage extrêmement attachant. On comprend qu’il a vécu des choses terribles et que le souvenir de ceux qu’il a tués le hante, que les atrocités auxquelles il a assisté ne peuvent s’effacer. Sa sensibilité est exacerbée, ses souffrances aussi. Rien ne semble pouvoir adoucir ses blessures, le sentiment de culpabilité lancinant qu'il éprouve.
« Mes camarades plus intelligents disaient aussi que dans ce train, je ne sauvais pas des enfants, mais moi-même. Eh! bien, pourquoi pas ? A mon avis, c’était le meilleur moyen que je pouvais trouver. A mon avis tous ceux que nous avons rencontrés pendant ce mois et demi ont fait la même chose. Ils se sont sauvés. » P455
Il est entouré de personnages à la forte personnalité, comme l’infirmier Boug où Fatima, une belle personne qui donne amour et tendresse aux enfants. Et partout, malgré la cruauté et la guerre qui règnent dans les coeurs, il y a des élans de solidarité qui prouvent que l’humanité en péril n’est pas complètement morte et que les humains sont capables du meilleur comme du pire !
Les enfants de la Volga 1920 (voir Ici ) |
Quant aux enfants, certains sont individualisés comme le petit Zagreïka dont le destin est un crève-cœur, les autres forment un groupe qui nous est présenté dans ses caractéristiques communes, enfants des rues, orphelins, abandonnés, affamés, battus, maladifs… Ils ne doivent parfois leur survie qu’à leur débrouillardise, au vol, à la prostitution, ils ont un langage riche, fleuri, bien à eux, et se donnent des surnoms qui peignent leur caractère, leur maladie ou infirmité, mais aussi leur "spécialisation" quant aux "métiers" qu’ils exercent, surnoms qui trahissent une imagination et une certaine résilience par rapport aux maux qu’ils subissent : Prof rouillé, Griga Une Oreille, Pet de mouton, Jojo Vipère, Egor Argilovore, Toute Tordue, Procha famélique, Toussia Grande Gueule; Macha N’y Touche pas; Sazon Coupe-Jarret, Malouf L’Esbrouffe, Lida Prostitue-toi, Zina Mange Pourri, Guek La Torture, Tassia Pas Une Salope, Tombe La Lame, Gaffar Voleur de chevaux, Illya Fossoyeur, etc….
"Les sobriquets de « travail » ne parlaient pas seulement de leur propriétaire, mais aussi de leur âme enfantine."
Ce livre est ainsi un bel hommage à tous ces enfants martyrisés.
De plus, les talents de conteuse de Gouzel Iakhina donnent une grande intensité à certaines scènes, celle où les enfants chaussés des bottes trop grandes, prêtées par les soldats de l'armée rouge, montent dans le train, ou encore celle, impressionnante, où un pope célèbre la messe devant les cosaques de Iablotchnik et leur ataman dans le wagon-église du train, ou encore quand Deïev, malade, soigné dans le caravansérail des Basmatchis, est confronté à Bek Bouré et aux trois têtes coupées de ses ennemis.
Un très beau roman à la lecture riche et marquante !
* Gouzel Iakhina a aussi écrit Les enfants de la Volga, son second livre, que je n’ai pas lu.