Le vrai ou le faux
Elitza Guieorguoieva, née à Sofia en 1982, vit en France |
"Ton grand-père est communiste. Un vrai, te dit-on plusieurs fois et tu comprends qu’il y en aussi des faux. C’est comme avec les Barbie et les baskets Nike, qu’on peut trouver en vrai uniquement si on possède des relations de très haut niveau. Les tiennes sont fausses… "
Ce passage du roman Les cosmonautes ne font que passer d’Elitza Guieorguieva, dans un chapitre intitulé Le vrai ou le Faux, donne le ton. C’est par l’humour que l’écrivaine nous amène à voir son pays à travers le regard d’une petite fille. Nous sommes en Bulgarie communiste, l’attrait du capitalisme même chez les enfants est puissant et la question du vrai ou du faux ne touche pas, comprend notre héroïne, que les baskets et les Barbies mais aussi les hommes et les gouvernements. Ainsi son grand-père adoré est un « vrai communiste », elle jouera sur ce comique de répétition à plusieurs reprises. Il s’est battu contre le fascisme en résistant dans les montagnes de son pays (allié aux nazis), il n’a tiré aucune richesse, aucun pouvoir, de son engagement. Et puis, il y a les faux, et oui, ceux qui sont au pouvoir, qui ont exercé la répression, qui ont installé la dictature comme Todor Jivkov*, qui semble être dans le collimateur de ses parents. Ceux-ci s’enferment dans la salle de bain et font couler de l’eau pour couvrir leurs critiques et leur colère. La fillette se demande bien pourquoi. Elle-même est trop jeune pour souffrir de l’embrigadement, des discours tout faits, imposés, comme ceux de la camarade directrice de l’école, des journaux qui déforment la vérité, du manque de liberté. Elle porte un regard innocent et sans à priori sur ce qui l’entoure. Mais nous, lecteurs, bien sûr, nous prenons conscience du manque de liberté et de la corruption du pouvoir puisqu’il faut avoir des « relations » pour obtenir ce qui est "vrai". Ce roman est un vrai enchantement tant le ton est vif, amusant, plein de fraîcheur comme la petite fille qui raconte son histoire. Elle n'est pas malheureuse avec une imagination délirante, des parents aimants et, chaque année, une lettre au Père Gel qui lui apporte un cadeau. ( Le Père Noël n'est pas à la mode dans la Bulgarie communiste).
Une vocation de cosmonaute
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Youri Gagarine |
L’héroïne de ce roman n’a que sept ans lorsqu’elle entre à l’école Youri Gagarine dans une Bulgarie sous contrôle soviétique. Le sourire du premier homme de l’espace, le sapin que le cosmonaute a planté devant l’établissement scolaire, lors d’un visite en Bulgarie, emplit l’enfant de rêve et lui donne envie de devenir cosmonaute. Et ce n’est pas gagné même si elle s’entraîne à l’apesanteur et espère avoir un soutien de « son amie éternelle », Constanza, plutôt portée sur la toilette, les robes fluo et la gymnastique rythmique. Ses parents mettent beaucoup de mauvaise volonté pour booster sa carrière ! Elle cherche à convaincre son chien Joki, pas obligatoirement motivé lui aussi, de tenter l’aventure spatiale. Ainsi quand son grand-père, le seul qui la soutienne, l’amène au musée des cosmonautes, Joki ne semble pas toucher par la grâce en regardant l’image de Laïka, la première chienne de l’espace. Par contre…
« Il montre bien plus de respect à Ivan, le premier chien bulgare destiné aux vols spatiaux, mort d’une crise d’asthme lors de l’entraînement. Son corps empaillé est exposé au milieu de la salle et Joki, après un moment de choc, se met à aboyer avec beaucoup d’émoi, à la suite de quoi vous êtes priés de quitter les lieux plus vite que prévu. »
Nirvana et transition démocratique
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Punk |
Enfin vient la chute du mur de Berlin! La fin du communisme ! La liberté ! La fillette entre dans l’adolescence. Elle aura quatorze ans à la fin du roman. Elle renonce à sa vocation de cosmonaute ayant appris que tout était faux dans l’Odyssée de son héros : Youri a failli griller dans sa capsule, et le sapin qu’il a planté est mort dans sa prime jeunesse, remplacé par un autre, donc forcément « faux » !
Amoureuse de Nivarna et de Kurt Cobain, la voilà punkette, chargée de chaîne (arrachée à la chasse à eau des toilettes, elle lance la mode). Elle entreprend une carrière de chanteuse ( pour ne pas faire mentir la voyante de sa mère), compositrice, guitariste (elle ne sait pas jouer de l’instrument mais c’est d’autant mieux pour exprimer sa révolte). Joki est nettement plus doué comme chanteur que comme cosmonaute et il hurle de concert avec elle. Pauvres parents ! Et pendant ce temps l’apprentissage de la liberté et du capitalisme se poursuit. Et la jeune fille dresse des listes selon son habitude, listes dans lesquelles Elitza Guieorguieva manie l’ironie d’une manière très réussie !
« C’est la transition démocratique. Tout est cher et tout le monde est pauvre.
Maintenant c’est officiel.
a) Il n’y a plus rien à manger
b) il n’y a plus rien à vendre dans les magasins
c) Et rien avec quoi acheter. »
Son père est au chômage, les coopératives et les usines ferment, les prix flambent, l’inflation réduit à rien les quelques petites économies faites pendant vingt ans par sa mère, on inaugure le premier Mc Donald en Bulgarie (quel progrès !), les mutras * se déchaînent, la maffia s’organise, les maffieux costume cravate arrivent au pouvoir (démocratiquement) … Sa grand-mère la fait baptiser, son grand-père est désespéré, il perd les mots et le mémoire, et elle l’abandonne dans la rue, perdu, désorienté, par crainte d’être vue avec un communiste ! Sous le ton apparemment léger et le rire, la critique se fait plus précise et plus dure.
« C’est la transition démocratique, la censure n’existe plus, tout le monde est satisfait : la ville se remplit de sex-shops, de boîtes d’entraîneuses, de bars à strip-tease, de vidéoclubs au contenu douteux mais curieux ». Toutes les joies de la liberté et du capitalisme !
Oui, le tableau est désastreux mais c’est conté avec un tel humour que l’on en rit. J’ai adoré ce livre, la vision de la petite fille qui va peu à peu sortir de l’enfance et mieux appréhender ce monde qui l’entoure… L’humour naïf passe alors à l’ironie acerbe ! Au cours de ces quelques années, tout va changer dans ce pays qui sort du communisme, sinon pour le pire, en tout cas, pas pour le meilleur ! Rire de ce qui est sérieux, de ce qui fait mal, chercher à comprendre, renvoyer face à face le communisme et le capitalisme, tous deux effroyables dans leur manifestation dévoyée.
*Todor Jivkov
"Todor Khristov Jivkov (Toдор Xpиcтoв Живков ) né le 7 septembre 1911 et mort le 5 août 1998, est un homme politique communiste bulgare. Il est durant 33 ans le principal dirigeant de la république populaire bulgare. Il est responsable d'un épuration ethnique contre les Turcs de Bulgarie." Voir ICI
* Mutra
"Sous le communisme, le mot bulgare mutra signifiait généralement « visage de mufle ». Il était utilisé comme une insulte pour décrire quelqu’un, généralement un homme, comme laid et répugnant. Après l’effondrement du communisme, dans les années 1990, le sens du mot a changé. La Bulgarie a entamé sa transition traumatisante d’une société et d’une économie communistes réglementées vers une démocratie.
C’est l'âge d'or des mutri bulgares. Ils se lancent dans des activités plus ou moins illégales. Ils se promènent dans les quartiers en offrant une « protection rémunérée ».
En un rien de temps, un réseau nébuleux de crime organisé impliquant la drogue, la prostitution, la contrebande, le trafic d’êtres humains, le trafic d’armes et l’exportation illégale de pétrole se met en place. Les mutri opèrent en toute impunité car ils savent que la police préfère fermer les yeux, en échange de pots-de-vin et de faveurs.
Dans les années 2000 la Bulgarie a adhéré à l’Otan et à lUE, les mutris se sont adaptés. Ils sont devenus des cols blancs. Leur argent a été blanchi. L’intégration entre le crime organisé et l’Etat est totale.
En 2009, Boyko Borisov devient premier ministre. Il agit à la tête de l’état comme un mutra, utilisant des agences pour extorquer les entreprises. Les mutras possèdent leur propre médias. La liberté d’expression a décliné. Et il en est toujours ainsi en 2020."
J'ai lu peu de livres bulgares, mais celui ci, oui!!!
RépondreSupprimerJ'ai prévu de lire ce livre pour le challenge et il est dans ma PAL. J'ai donc lu ton avis en diagonale car je ne veux pas être influencée avant d'écrire le mien. Je le relirai plus tard
RépondreSupprimerCe roman a l'air décalé et intéressant, je retiens ce titre.
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