L’auberge rouge de Honoré de Balzac commence comme de nombreux romans de l’époque romantique par une histoire racontée par un convive, à la fin d’un bon repas. Nous sommes chez un banquier parisien qui a réuni des amis autour de sa table pour honorer Hermann, un banquier allemand, de passage dans la capitale. Et c’est, bien sûr, à la demande d’une "blonde et jeune personne", la fille du banquier, « qui sans doute avait lu les contes d’Hoffmann et les romans de Walter Scott » que le récit ( qui doit faire peur) commence.
Le relation d’Hermann se déroule en Allemagne en 1799 pendant les guerres napoléoniennes. Deux étudiants en chirurgie, militaires français, originaires de Beauvais, rejoignent leur régiment. L’un se nomme Prosper Magnan, l’autre, dont Hermann a oublié l’identité, reçoit pour les besoins du récit le prénom de Wilhem. Tous deux s’arrêtent dans une auberge peinte en rouge et louent une chambre qu’ils doivent partager avec un vieux négociant. Pendant la nuit, Prosper, d’origine modeste, est tenté par une mallette pleine d’argent, une véritable fortune, que le voyageur a placée sous son lit. Il est prêt au meurtre. Effrayé par ses pulsions criminelles, il s’enfuit par la fenêtre et ne revient que lorsqu’il a surmonté son trouble et repoussé la tentation. Pourtant le lendemain, l’on retrouve le vieillard mort, la tête coupée par un instrument chirurgical qui lui appartient. Wilhem, quant à lui, a disparu; la valise aussi. Prosper est accusé de meurtre et condamné à mort. C’est là qu’il fait connaissance de Hermann. Ce dernier est bien vite convaincu de son innocence…
Le romantisme
David Caspar Freidrich |
Balzac se moque des codes traditionnels du romantisme tout en leur obéissant ! Il place le récit d’Hermann en Allemagne, berceau du romantisme, et prénomme le conteur Hermann mais ne peut s'empêcher de remarquer ironiquement « comme presque tous les Allemands mis en scène par les auteurs. ». Le voyage des jeunes gens avant l’arrivée à l’auberge rouge donne lieu à la description des paysages accidentés, pourvoyeurs d'émotions fortes, avec des pitons rocheux escarpés, des eaux tumultueuses, des vertiges et des a-pic que l’on retrouve non seulement chez tous les écrivains de cette époque mais aussi chez les peintres. Des sites « où le pittoresque du Moyen-âge abonde, mais en ruines… » et où « le Rhin bouillonne » au fond des gorges. Mais ce faisant, Balzac casse les poncifs du romantisme en s'exerçant à la caricature d'Hermann, « un bon gros allemand ».
« En homme qui ne sait rien faire légèrement, il était bien assis à la table du banquier, mangeait avec ce tudesque appétit si célèbre en Europe, et disait un adieu consciencieux à la cuisine du grand Carême. »
Au cours de la nouvelle, le narrateur principal qui écrit à la première personne, interrompt de temps en temps le récit d'Hermann, narrateur secondaire, pour apporter des précisions. On remarque la structure complexe de l’écriture, où le narrateur n°1 commente ce qui se passe dans le présent au moment du récit mais aussi, on le verra, après le récit, et le narrateur n°2 raconte le passé, deux narrations qui s’enchâssent l’une dans l’autre.
Nouvelle policière, gothique ?
Prosper Hermann pris de folie |
L’auberge rouge n’est pas à proprement parler un roman policier. Certes, il y a meurtre, mais le lecteur sait tout de suite qui a commis le crime même si tout accuse Prosper. Il n’y a jamais de doute. L’on ne recherche pas le vrai assassin mais l’attitude apeurée d’un des convives observé par le narrateur 1 pendant le récit nous met tout de suite la puce à l’oreille. Pas de suspense donc pour savoir qui est le coupable. Il est à cette table ! C’est la certitude que nous avons.
Pour moi, la nouvelle s’apparente beaucoup plus au roman gothique si prisé chez les Anglais dès la fin du XVIII siècle et si apprécié des romantiques.
Balzac joue, en effet, sur la peur. L’effet fantastique est créé par la crise de folie qui s’empare de Prosper quand il pense à tuer le voyageur. Tout semble se dérouler comme dans un rêve, hors du temps. Le jeune homme perd peu à peu ses repères moraux, le silence de la nuit agit sur sa pensée « qui acquiert une puissance magique ». Plus tard, après sa marche désordonnée au bord du Rhin, il s’endort, calmé, semble-t-il. Mais tout concourt encore à créer une impression d’angoisse, d’étouffement. L’atmosphère est lourde, la terreur étreint Prosper même au plus profond de son sommeil, le bruit de l'eau (du sang?) goutte toute la nuit près du lit du dormeur, enfin vient la découverte macabre : « La tête du pauvre Allemand gisait à terre, le corps était resté dans le lit. Tout le sang avait jailli par le cou. »
Une nouvelle philosophique
L'auberge rouge 1923 film de jean Epstein |
Pourtant, c’est en plaçant définitivement L’auberge rouge au sein de La comédie humaine, dans Etudes philosophiques que Balzac révèle la véritable intention de son oeuvre.
Il y est question de culpabilité, pas seulement de celle du véritable assassin qui se révélera être un personnage récurrent de la Comédie Humaine, Frédéric Taillefer, père de la jolie Victorine, dont le narrateur n°1 est amoureux. Mais de celle, plus subtile, de Prosper qui a commis le crime en esprit. Mais est-on responsable de ses pensées? Le passage a l’acte, seul, fait-il la différence entre l’innocence et le coupable ?
Enfin, au-delà de cette question, l’épreuve vécue par Prosper ne révèle-t-il pas la part de monstruosité qu’il y a en chacun de nous ?
La notion de culpabilité entraîne aussi celle du remords et de la souffrance. Balzac montre que la conscience de l’assassin le tourmente tellement qu’il en arrive à se trahir lui-même, en refusant le croiser le regard de son voisin. C’est en jouant aux cartes avec lui que le narrateur n°1 va le confondre, ce qui rappelle l’importance symbolique du jeu de cartes dans une autre nouvelle romantique, comme vecteur de vérité, de bien et de mal, de vie et de mort, La dame de pique de Pouchkine. Mais en démasquant le coupable, le narrateur fait-il une oeuvre morale et juste comme le lui fait remarquer une dame de sa connaissance : « Pourquoi ne pas laisser agir la justice humaine et la justice divine ? Si nous échappons à l’une, nous n’évitons jamais l’autre ! Les privilèges d’un président de Cour d’assises sont-ils donc bien dignes d’envie ? Vous avez presque fait l’office du bourreau? » Bref ! Quel droit avons-nous de nous ériger en juge ?
Enfin dernière question philosophique : Le narrateur est lui-même puni car il ne peut pas résoudre le dilemme suivant. Comment peut-il épouser Victorine et en s’alliant à elle jouir d’une fortune teintée de sang ? Le problème moral semble insoluble. Il ne peut se résoudre à sacrifier son amour ni à l'épouser ! C’est pourquoi il va réunir ses amis pour leur demander leur avis : parmi eux un juge, un protestant, un curé, un puritain, un philosophe, un avocat, un ancien ministre… On a alors l’impression de se retrouver dans un conte voltairien qui renvoie dos à dos, avec une ironie malicieuse, tous ces personnages marqués par leur milieu social, leur métier, leur religion, et l’on se réjouit de leurs réponses sentencieuses, hypocrites et vides qui ne mènent à rien ! Je vous laisse découvrir la chute finale !
Une LC initiée par Maggie ICI / avec Myriam ICI
Nathalie pour Les secrets de la princesse de Cadignan ICI
belle analyse!
RépondreSupprimerMerci !
SupprimerJ'adore ce dispositif romantique d'une histoire effrayante racontée à la fin d'un repas. Je me serais bien joint à vous pour cette lecture. Mais j'ai raté le rendez-vous :-(
RépondreSupprimerMoi aussi, ce genre de récit dans le récit me ravit ! Maggie propose Le colonel Chabert pour le mois de décembre. Viens nous rejoindre.
SupprimerJ'ai noté le rendez-vous. J'en serai cette fois-ci.
SupprimerJe viens de céder à la tentation et de dévorer finalement ce récit. Cela me permet de rattraper un peu mon retard, en attendant la prochaine LC.
Supprimerje crois bien ne jamais avoir entendu parler de celui là!
RépondreSupprimerbon week-end!
Une nouvelle très intéressante et originale par rapport à l'époque par sa composition.
SupprimerJ'ai beaucoup aimé le questionnement philosophique de cette nouvelle ! Merci pour ton beau billet !
RépondreSupprimerOui, le questionnement et l'ironie de Balzac!
SupprimerIl faut aussi dire que cette nouvelle prend place dans l'économie de la Comédie humaine, puisqu'elle constitue un fait divers étroitement lié au Père Goriot. Et en effet le récit est mené de main de maître, en jouant à fond sur les codes du romantisme allemand.
RépondreSupprimerOui, je sais que Taillefer est un personnage récurrent mais je ne me souviens plus de lui dans Le père Goriot.
SupprimerJ'ai déjà lu Le Colonel mais il me reste un billet à publier, je peux le programmer le même jour que vous, en décembre.
SupprimerHa... connais pas, mais chouette LC. Tu m'as donné envie de lire Le lys dans la vallée, ça devrait aller.
RépondreSupprimerJe sens que tu vas bientôt nous rejoindre dans nos lectures de Balzac.
SupprimerBravo pour ton article qui décrit si bien les complexités du roman , de ses personnages et de leurs sentiments. Du coup, j'ai bien envie de le lire, alors que pour le moment je n'en suis restée qu'aux nouvelles !
RépondreSupprimerMais c'est une nouvelle; j'ai fait une erreur si je l'ai appelée roman.
SupprimerTes analyses sont toujours passionnantes! Merci à vous deux pour cette lecture communes, bien sûr je serai au rendez-vous pour le Colonel Chabert
RépondreSupprimerMerci ! Et à bientôt donc pour cet autre titre !
SupprimerC'est un problème cornélien auquel est soumis le narrateur. Quand à s'ériger en juge cela n'est pas pour rien que la prescription a été inventée à condition toutefois qu'un innocent n'ait pas été condamné
RépondreSupprimerExactement! Mais c'est traité avec humour et Balzac en profite pour faire une description savoureuse de la société !
SupprimerMieux vaut replacer cet humour dans le passé que le mettre au présent où les situations sont de plus en plus difficiles à démêler, à remettre dans leur contexte, à gérer et à surtout à statuer.
RépondreSupprimerTu penses à une situation précise ? Parce que, à mon avis, l'humour même s'il est noir, peut s'appliquer à toutes les époques et les situations à démêler me semblent complexes aussi bien maintenant que du temps de Balzac, non ?
SupprimerTrès belle analyse et par la même occasion très belle découverte pour moi qui n'avais jamais entendu parler de ce titre! Merci!
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