Pages

PAGES

samedi 27 avril 2024

Laure Murat : Proust, roman familial

 

 

J’avais beaucoup aimé La maison du docteur Blanche de Laure Murat, aussi ai-je eu envie de lire son Proust, roman familial qui a reçu le prix Médicis de l’essai  2023.

Dire que A la recherche du temps perdu a eu une grande importance dans la vie de Laure Murat est un euphémisme puisqu’elle-même précise en conclusion de son essai  : « A ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m’a sauvée ».
A ce titre ? Elle parle du pouvoir de « dessillement » de Proust qui nous propose des clefs pour comprendre le monde, et, grâce à cette lucidité, se sentir libre. La littérature pour nous ouvrir les yeux, pour nous expliquer le réel, nous le rendre intelligible. La littérature plus réelle que le réel !

Laure Murat est née dans une grande famille aristocratique, héritière par son père de la Noblesse d’Empire et par sa mère de la Noblesse d’Ancien Régime, dont les ancêtres ont servi de modèle à Marcel Proust.
L’éducation donnée par sa mère est avant tout un art du paraître, de montrer par la manière de parler, par l’absence apparente d’émotion, par l'impression d'aisance et de facilité, la supériorité de sa classe sociale. Se démarquer du vulgaire ! Ne pas pleurer afin de ne pas  ressembler à un domestique !  Proust qui a d’abord, par snobisme et idéalisme, été attiré par cette aristocratie finit par bien la connaître et perd peu à peu ses illusions. L’arrière-grand-mère de Laure Murat, Cécile Ney d’Elchingen mariée à 16 ans au prince Murat, « Brutale. Méprisante. Et snob comme un pot de chambre pour tout arranger » résume cela en une phrase  :  « Proust ? ce petit journaliste que je mettais au bout de la table ».
 

Cecile Ney d'Elchingen Giovanni Boldini
 

C’est en lisant La Recherche, en cherchant entre les lignes l’histoire de sa famille que Laure Murat met un nom sur ceux de ses aïeux ou de leurs amis qui ont inspiré les personnages de Marcel Proust. A l’hôtel Murat, l’écrivain rencontre une jeune fille prénommée Oriane de Goyon qui donnera son nom à la duchesse de Guermantes; dans le salon de Madeleine Lemaire (Mme Verdurin) l’écrivain fait connaissance de Robert de Montesquiou ( Charlus) et  c’est là qu’il entend la sonate en ré mineur pour piano de Saint Saens qui  est le modèle de la petite phrase de Vinteuil.
Mais Marcel Proust ne copie pas ses personnages, il les crée, il les assemble par bouts, par strates, il « il établit des passerelles entre personnages inventés et individus ayant existé ». Ainsi un personnage fictif comme Saint Loup peut avoir pour ami un « vrai » personnage comme le duc d’Uzès, la duchesse de Guermantes se dit la nièce d’une Mademoiselle d’Uzès, qui n’est autre que la propre tante de Laure Murat.

 

Le comte de Montesquiou par G. Baldini

Mais c’est aussi en lisant Proust que Laure Murat met un nom sur la vacuité, le vide de ces existences, la prétention de ces nobles qui sont toujours en représentation, comme sur une scène de théâtre, personnages que Proust décrit souvent comme incultes, grossiers et vulgaires.

« Naître et grandir dans ce milieu signifie donc partir avec un handicap cognitif sérieux, puisqu’il est à peu près impossible, lorsqu’on est élevé depuis l’origine dans ce théâtre qui ne ferme jamais, de faire la différence entre le rôle et la personne, la représentation et le référent, la fiction et la réalité. »

Laure Murat va être amenée à rompre définitivement avec sa famille quand elle refuse de suivre les codes que l’on cherche à lui imposer. Dans son milieu, la femme doit se marier et être mère. Laure Murat fait des études, enseigne à l’université de Los Angeles, ne se marie pas, n’a pas d’enfant et vit avec une femme. Le fait qu’elle soit homosexuelle et surtout qu’elle affirme son choix et veuille le vivre à découvert est inacceptable pour sa mère qui la considère comme une « fille perdue ».  Dans ce milieu où le paraître est ce qui importe, on peut être homosexuel à condition de le taire !  Ne pas respecter l’injonction du silence est impardonnable ! C'est la rupture définitive avec sa mère puis avec toute sa famille. Et c'est violent !
 

 Proust avait bien compris la nécessité du silence et il ne laisse pas de nous montrer toute l'hypocrisie de ce milieu. Mais explique Laure Murat, en mettant au centre de la Recherche, sans le dire, l’homosexualité, il en fait un sujet universel. Il traite ce sujet « entre l’indicible et l’innommable, le tacite et l’explicite… tout le roman procède de cette rhétorique de la monstration et du silence, de la revendication et de l’implicite… Une seule situation est rigoureusement exclue : l’aveu. »
Après lui, le sujet ne pourrait plus jamais être traité comme avant,  écrit Laure Murat : « Une fois « universalisé » le sujet pouvait enfin s’affranchir ». Pourtant, il faudra attendre 1990 pour que l’Organisation mondiale de la santé raye l’homosexualité de la liste des maladies mentales ! 

C'est ainsi que la lecture de A la Recherche du Temps perdu a permis à Laure Murat de mieux comprendre le milieu d'où elle venait, de saisir quelle aliénation elle vivait. Alors qu'elle découvrait que "l'oeuvre de Proust se place tout entière sous le signe libératoire du flux, le flux du temps qui s'écoule, bien sûr, mais d'une continuelle transformation des êtres et des choses", elle prenait conscience  que son milieu, au contraire prônait le conservatisme, l'immobilité, le refus des changements, un terreau complètement infertile!

LC avec Aifelle ICI

Voir Dominique Ici 

Voir Keisha Ici


24 commentaires:

  1. J'aurais bien pensé que tu l'avais lu, ce livre, franchement c'est excellent!!!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, il présente un point de vue particulier sur l'oeuvre de Proust, jai bien aimé !

      Supprimer
  2. Je n'ai lu ni Marcel Proust ni Laure Murat. Je comprends que l'autrice se reconnait dans l'œuvre du premier et pour plusieurs raisons. La question que je me pose (peut-être à tort) est de savoir dans quelle mesure elle se serait rebellée si la nécessité ne s'était imposée du fait de son homosexualité. Autre remarque : je ne sais pas si l'homosexualité (même aujourd'hui) est si bien accueillie dans d'autres milieux sociaux.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il est possible qu'il n'y aurait pas eu de rupture si cela n'avait pas été nécessaire. Elle explique qu'être une princesse dans un château de contes de fée (Le château de Cluny) avait un côté envoûtant pendant son enfance. Néanmoins la lecture de Proust aurait peut-être pu provoquer un déclic car il lui fait découvrir l'immobilisme de ce milieu, sa stérilité et sa vanité.

      Supprimer
  3. Lu après le billet d'Aifelle, le tien confirme l'intérêt de ce livre que j'avais déjà noté.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, il a un double intérêt, Proust évidemment mais aussi la découverte de ce milieu social dépassé !

      Supprimer
  4. Tu as dû t'y retrouver mieux que moi ayant lu davantage Proust. Mais c'est un livre qui vaut le coup d'être découvert, je n'avais pas la moindre idée de ce que Laure Murat avait vécu dans son milieu bien clos et elle le raconte très bien.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, c'est un essai très intéressant sur la mentalité de ces classes sociales (la mère est absolument réfrigérante ! )même en dehors de ce que Laure Murat apporte sur Proust. Tu sais, je ne connais pas Proust beaucoup plus que toi. Je viens de terminer le premier volume et je m'apprête à relire le second que j'ai déjà lu quand j'étais en seconde ou première (?) , c'est à dire, il y a fort longtemps !

      Supprimer
  5. j'ai beaucoup apprécié cette lecture, j'en ai fait un billet aussi, c'est tout dire ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai essayé de le trouver chez toi mais je n'y suis pas arrivée !

      Supprimer
  6. Ton blog fait partie de ceux qui refusent les commentaires sauf si j'utilise mon téléphone....
    J'ai adoré ce roman un coup de cœur sur Luocine avec 10 coquillages : ça n'arrive jamais ! 5 pour son analyse critique de sa famille, et 5 pour faire aimer Proust

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. En effet, 10 coquillages, c'est un record ! Je suis étonnée que tu n'arrives pas à entrer dans mon blog.

      Supprimer
  7. je crois que j'ai compris comment laisser un commentaire , j'essaie et je redis au passage combien j'ai adoré ce livre
    https://luocine.fr/?p=17511

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Sauf erreur de ma part, pour laisser un commentaire ici, "désormais", il faut obligatoirement être connecté à son compte G**gle "en même temps" qu'on laisse le commentaire, "même si" on fait de le faire en remplissant Nom et Url...
      Apparemment, toutes les plateformes de blog sont de plus en plus "restrictives" (vigilantes?) pour vérifier l'origine des commentaires...
      (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

      Supprimer
  8. Bonjour ClaudiaLucia
    Dasola avait lu et chroniqué cette oeuvre, mais ce n'est pas mon cas...
    Je profite en tout cas de ce commentaire pour signaler que, depuis que "canalblog" a été "migré" d'autorité par son "propriétaire" (la société Webedia) vers l'outil de gestion de blog "overblog" (qui lui appartient aussi), fin février 2024, les commentaires des internautes "doivent" se faire avec d'autres réflexes que ceux antérieurs:
    - le bouton "Ajouter un commentaire" se situe juste entre la fin des billets et le début des commentaires précédents (qui sont classés par ordre antichronologique: le plus récent en haut...).
    - si l'on clique tout en bas de la liste des commentaires déjà faits sur un bouton "Répondre", le commentaire s'enregistre comme une "réponse" au dernier commentaire affiché (ce qui n'est pas forcément le but recherché!).
    Je reconnais que c'est perturbant, car cela est différent du système de blogspot... et de l'ancienne plateforme "canalblog", où les commentaires les plus récents sont en bas de la liste et non en haut, et où la "fenêtre de commentaires" se situe également en bas de cette liste...
    En outre, le lien "rss" de l'ancienne plateforme ne fonctionne plus: si vous utilisez un "agrégateur de flux", il faut supprimer l'ancien et le remplacer par le nouveau, affiché sur Le blog de dasola.
    Je crois bien que j'avais essayé de vous transmettre ces informations par mail "privé" il y a quelques semaines, mais il a dû passer dans vos SPAM...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je n'ai pas reçu ton message et celui-ci me paraît diablement compliqué ! Je le relirai à tête reposée !

      Supprimer
  9. Bonsoir Claudialucia, cet ouvrage est un régal. On se sent plus intelligent quand on l'a terminé. Et j'espère qu'il donne envie de (re)lire Proust. La recherche a été ma lecture de l'été en 2000. Bonne soirée et bon dimanche.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, je l'espère qu'il donnera envie de le lire ; quant à moi j'espère que cette fois-ci j'arriverai au bout de la Recherche !

      Supprimer
  10. J'avais bien aimé Laure Murat avec "Relire", mais je ne suis pas sûre d'avoir envie de lire son histoire personnelle, même liée à Proust. À la limite, je pense que je préfèrerais encore reprendre la Recherche, tant qu'à faire.

    RépondreSupprimer
  11. j'ai beaucoup aimé ce livre qui peut aussi donner envie de lire Proust à ceux qui hésitent, as tu regardé l'émission spéciale de la grande librairie ? Laure Murat expliquait parfaitement son ressenti

    RépondreSupprimer
  12. Eclairage moderne sur un monde d'hier. Par la force des choses et surtout par la nécessité du travail ce monde aristocratique dont Laure Murat parle change petit à petit, il faut avouer.
    Je ne ferai pas de comparaison entre les écrits de M. Proust et le livre de L. Murat vu que je n'ai lu Proust que par petits bouts. Il ne faut pourtant pas oublier les mots propres de L. Murat « Je suis née dans un milieu favorisé et dans une bibliothèque. Ce fut ma chance »
    J'ai aimé le livre et cela donne bien sûr envie de se replonger dans Proust.

    RépondreSupprimer
  13. Thérèse d Toulouse14 mai 2024 à 16:02

    Désoler pour le côté anonyme du dernier commentaire...

    RépondreSupprimer
  14. Enfin! je lis ton excellent billet . j'attendais d'avancer dans La Recherche et surtout de lire le livre. Et je ne suis pas déçue (ni du livre ni du billet)

    RépondreSupprimer

Merci pour votre visite. Votre message apparaîtra après validation.