J'ai, sur mes étagères, depuis de nombreuses années, un volume très épais contenant plusieurs romans et nouvelles de Virginia Woolf. Il comporte sur la tranche le portrait de l'écrivaine, un visage aux traits fins, au nez droit comme découpé au cutter, de lourds cheveux noirs ramassés sur la nuque. Je l'ai ouvert plusieurs fois, j'ai essayé de lire un de ses romans, en vain. On dit qu'un livre acheté, rangé sur les étagères de sa bibliothèque, est déjà un livre lu! Le premiers pas est fait… le reste suivra!
Ce jour est arrivé! A l'occasion du mois anglais, lancé par Lou et Titine, en Juin, je me suis inscrite pour la lecture commune d'un des romans de la grande dame. Mais comme j'ai peur de Virginia Woolf, j'ai décidé de commencer doucement, à petites doses, par quelques unes de ses nouvelles afin de l'apprivoiser ou plutôt de m'apprivoiser… à elle!
Marcel Proust et Virginia Woolf
Je me suis toujours demandé pourquoi je pouvais lire Marcel Proust alors que les livres de Virgina Woolf me tombent des mains. Tous deux sont des écrivains réputés difficiles et tous deux écrivent sur la mémoire et sur le temps; les similitudes entre eux sont évidentes. Quant aux différences, Pierre Nolon dans la préface qu'il a rédigée pour la collection classiques modernes du livre de poche affirme :
Mais la recherche proustienne s'attache à décrire avec un réalisme minutieux et pour ainsi dire pas à pas le cheminement de la mémoire. De son côté Virginia Woolf marque d'avantage l'impression qui fait naître le surgissement du souvenir et la façon toujours subjective dont ce surgissement affecte les rapports du personnage avec la réalité.
Voilà qui n'est pas pourtant pas pour me déplaire! Ainsi dans la nouvelle La marque sur un mur la narratrice (ou je devrais dire plutôt l'observatrice puisqu'il n'y a pas de narration proprement dite) remarque une tache sur le mur. C'est à partir de ces interrogations sur l'origine de cette marque que sa mémoire ressuscite ce moment précis du mois de janvier où elle a fait cette observation, le feu dans le cheminée, les chrysanthèmes dans le vase, la fumée de la cigarette.. et qu'elle remonte aux anciens propriétaires de la maison.
La robe neuve et La dame du miroir
Parmi les nouvelles que j'ai lues, je veux parler en détail de ces deux textes que j'ai trouvées éblouissants par le style et la technique :
La robe neuve a été été écrite au moment où l'écrivain achevait la rédaction Mrs Dalloway. Mabel Waring se rend à la réception de Clarissa Dalloway vêtue d'une robe neuve qu'elle a fait faire pour cette occasion et qui est parfaitement hideuse et démodée. Elle prend conscience de l'image qu'elle donne d'elle-même en s'apercevant dans un miroir. Nous partageons ses angoisses et son humiliation face aux réactions des personnes qui la côtoient et la méprisent, nous ressentons sa solitude en pénétrant dans ses pensées intimes. A travers Mabel, Virginia Woolf ironise sur son apparence physique et son propre manque d'élégance. Dans La dame dans le miroir, les lieux et le personnage d'Isabella Tyson sont observés à travers un miroir. Mais lorsque la femme s'approche, elle apparaît telle qu'elle est dans ce miroir, dans sa vérité nue, dépouillée de l'apparence trompeuse.
L'impressionnisme de Virginia Woolf
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Pierre Signac : l'eau |
Pierre Nolon poursuit : La relation est toujours vécue sur un mode insistant, parfois envahissant et obsessionnel. Ce choix commande la manière dont Virginia Woolf décrit le processus; elle pousse la technique impressionniste au point de la rendre pointilliste, elliptique et même, dans certains cas, déroutante.
Ces deux nouvelles ont en commun le miroir et illustrent très bien la technique impressionniste de Woolf. Mabel, tout en parlant, s'aperçoit "dans le miroir rond par petits fragments de robe jaune, grands comme des têtards ou des boutons de bottines" et son interlocutrice est saisie dans le même miroir comme "un bouton noir". La description, effectivement, est poussée jusqu'au pointillisme; on pense au tableau de Seurat ou de Signac, ou au Monet de la dernière époque, à ces taches de lumières et de couleurs qui finissent par se rassembler pour former une image. Mabel ainsi réduite à la taille d'une piécette de trois pences… prend conscience de la disproportion entre les sentiments extrêmes qu'elle éprouve humiliation, souffrance, dégoût de soi-même et elle-même, cette "chose" insignifiante qu'elle représente. Le miroir l'isole, la coupe des autres, elle est "débranchée" face à l'autre femme "détachée", toutes deux absentes l'une à l'autre, murées dans leur solitude.
Mais l'impressionnisme ne réside pas seulement dans la description, elle est aussi dans l'éclatement des pensées intérieures qui partent dans tous les sens, qui reviennent lancinantes, se répètent, se fragmentent, tout en dressant un état intérieur du personnage. On a donc simultanément l'image extérieure vue dans le miroir et l'intériorité du personnage livré par les pensées. Avec
La dame dans le miroir, Virginia Woolf pousse encore plus loin son exploitation du miroir qui cette fois-ci morcelle l'espace. Le miroir en effet, reflète le hall dans lequel il est placé mais il nous projette à l'extérieur, en reflétant aussi le jardin, l'allée, les tournesols.. Un manière de rendre sensible ce hors champ et de nous amener à Isabella qui n'est pas à l'intérieur mais à l'extérieur. Virginia Woolf a aussi recours à une technique qui n'est plus picturale mais photographique : les objets posées sur la table du hall sont d'abord vues comme
"des plaquettes d'albâtre veinées de rose et de gris", flous, puis comme par un procédé de mise au point de l'objectif, l'image se précise, les plaquettes deviennent des lettres.
Les insectes et les végétaux
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Frantz H; Desh Le kimono bleu |
Je me suis
aperçue aussi que les insectes comme les végétaux tiennent une grande
place dans les nouvelles de Virginia Woolf puisqu'elle se sert d'eux
pour transmettre un état de conscience. Ainsi pendant la réception de
Mrs Dalloway, Mabel est obsédée par l'image d'une mouche qui tombe dans
une soucoupe de lait et cherche à s'en extraire jusqu'au moment où elle
s'aperçoit qu'elle est cette mouche, symbole de la souffrance et de la
mort mais aussi de l'inanité de la vie : C'est elle-même qu'elle voyait ainsi : elle était une mouche, mais les autres étaient des libellules et des papillons.
Dans Kew Gardens, c'est la libellule qui signifie le désir amoureux et
l'escargot dans son obstination à se frayer un chemin et à contourner
les obstacles représente l'homme et sa lutte quotidienne et absurde et
aussi son infini petitesse par rapport à l'univers. Le Volubilis qui
cache la misère d'un vieux mur incarne Isabella Tyson mais lorsque le
miroir la révèle, le volubilis disparaît et il ne reste plus que le mur nu et sale. Pour Mabel, le souvenir d'une "grande touffe d'ajoncs pâles emmêlés se détachant comme un faisceau de hallebardes" entraîne l'image des "sagaies" qu'elle reçoit en pleine poitrine et qui sont le mépris, la méchanceté, les moqueries des invités à son égard.
Le thème du miroir
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Pierre Bonnard : Miroir et table de toilette. |
Solitude, détachement du monde, procédé impressionniste pour rendre compte du réel, le thème du miroir a encore bien d'autres significations. Il est aussi un jeu de mots sur le thème de la réflection/réflexion ( en anglais : reflection) puisqu'il amène à des découvertes sur soi-même : celui de la dualité de l'être, de la vérité et de l'apparence. L'image que le miroir renvoie à Mabel quand elle est seule avec lui, est celle d'un jeune femme "ravissante, gris pâle, au sourire énigmatique", en fait "sa réalité profonde, essentielle." Mais la vérité d'Isabella , elle, se révèle toute différente : Debout, nue sous cette lumière impitoyable. Et il n'y avait rien. Isabella était totalement vide. Enfin le miroir comme l'eau symbolise la mort, omniprésente dans l'oeuvre : Regardant sans cesse dans le miroir, se plongeant dans cette dévastatrice flaque d'eau, elle se savait faible et vacillante créature, condamnée, méprisée, reléguée en eau morte.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces nouvelles mais je vais m'arrêter là!
A part
Objets massifs, nouvelle que j'ai jugée intéressante mais moins originale, tous ces écrits sont très riches, d'une grande subtilité. La beauté et la poésie de l'écriture, la finesse de la technique de narration révèlent un grand talent. Un brillant exercice de style! Mais à l'échelle d'un roman, il me reste à découvrir si je pourrai m'intéresser à des personnages qui semblent souvent évanescents, en dehors de la vie, uniquement tournés vers leur nombril. C'est ce que je vais découvrir bientôt en me lançant, encore une fois, dans un roman "woolfien".
Et pour finir une citation : ce beau poème en prose de
Bleu et vert
Vert
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Monet : Giverny |
Les doigts de verre dardent leurs pointes vers le sol. La lumière coule
sur le verre, s’étale en flaque verte. Et tout au long du jour les dix
doigts du lustre lâchent des gouttes vertes sur le marbre. Plumes de
perroquets – leurs cris rauques – feuilles acérées des palmes – vertes
aussi ; vertes aiguilles scintillant au soleil. Mais le verre trempé sur
le marbre s’égoutte, sur les sables du désert les flaques
s’alanguissent, traversées par le pas incertain des chameaux ; sur le
marbre, les flaques s’installent, cernées de joncs, semées de blanches
floraisons, traversées par le bond des grenouilles; et la nuit, les
étoiles s’y logent, intactes. Le crépuscule balaie d’ombres vertes la
cheminée; l’océan s’ébouriffe. Pas une embarcation ; sous le ciel vide,
le vain clapotis des vagues. La nuit, les aiguilles distillent du bleu ;
le vert s’est estompé.