Pages

Affichage des articles dont le libellé est Rentrée littéraire 2024. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Rentrée littéraire 2024. Afficher tous les articles

lundi 25 novembre 2024

Eleanor Shearer : La liberté est une île lointaine

  

1834. L’esclavage vient d’être aboli à La Barbade. C’est ce que le maître de la plantation La Providence, annonce à ses esclaves mais il ajoute qu’ils ont l’obligation de travailler comme apprentis chez lui pendant six ans. Ils sont libres mais ne peuvent s’en aller, travail harassant dans le champ de cannes à sucre, le contremaître, fusil en bandoulière, les sifflets, le fouet, les coupas, la fatigue, le chagrin :  « Liberté est le nom de la vie qu’ils avaient toujours connue. ».

C’est alors que Rachel décide de fuir. Elle veut retrouver ses enfants qui ont été vendus les uns après les autres, à des âges différents, et dont elle conserve le souvenir précieusement dans son coeur : Micah, Mary Grace, Mercy, Cherry Jane, Thomas Augustus sans compter ceux qui sont morts en bas âge. Rachel n’ignore pas le sort que l’on réserve aux esclaves fugitifs, les risques qu’elle encourt si on la rattrape et le fait qu’elle soit libre n’y changera rien.  

Cette longue route semée de dangers à la recherche de ses enfants est jalonnée par de belles rencontres, comme celle de Mama B, une vieille femme, généreuse et forte, qui la conduit à Bridgetown, la capitale de la Barbade où elle retrouve Mary Grace. Mais sa recherche l’amène plus loin encore en Guyane Britannique et à Trinidad. Les descriptions des paysages donnent une idée de la grandeur de la nature sauvage que cette mère courage doit affronter.

 Dès qu'ils furent sur l'eau, Rachel eut l'impression qu'ils avaient perdu le contrôle des choses. Elle en avait senti les prémices à Georgetown et les plantations - cette sensation que les arbres, le fleuve, les buissons, les oiseaux, les insectes, et même le ciel commençaient à reprendre le pouvoir. Mais lorsqu'ils se furent éloignés de la berge et commencèrent à dériver, Rachel comprit qu'il étaient à la merci de la nature."

 Les retrouvailles avec ses joies mais aussi ses peines, de nouvelles séparations, les enfants adultes ayant choisi une autre direction, le deuil aussi, accompagnent Rachel dans ce roman qui tout en décrivant l’horreur de l’esclavage, les souffrances physiques et morales infligées, montrent la profondeur des séquelles que la privation de liberté laissent dans l’âme. Pourtant la fin porte un message d’espoir. 

Avec La liberté est une île lointaine Eleanor Shearer écrit un premier roman intéressant et plein d'émotion.
 

Eleanor Shearer est une écrivaine britannique, petite-fille d'immigrants caribéens venus au Royaume Uni en 1948.

Issue de la génération Windrush, Eleanor Shearer a toujours été fascinée par l’histoire des Caraïbes et s'est rendue à Sainte Lucie et à la Barbade pour interviewer des militants, des historiens et des membres de sa famille.

La liberté est une île lointaine, son premier roman, est le fruit de ses recherches.

Eleanor est diplômée en sciences politiques de l'Université d'Oxford.
Elle partage son temps entre Londres et Ramsgate sur la côte du Kent.


Sur la génération windrush lire cet article ICI


mercredi 9 octobre 2024

Grégoire Bouillier : Le syndrome de l’orangerie

 

Le syndrome de l’orangerie de Grégoire Bouillier

Claude Monet ; les nymphéas de l'Orangerie


"J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas. Je les avais plantés pour le plaisir; je les cultivais sans songer à les peindre. Un paysage ne vous imprègne pas en un jour. Et puis, tout d’un coup, j’eus la révélation des fééries de mon étang. Depuis ce temps je n’ai guère eu d’autres modèles." Claude Monet

"Pourquoi des nymphéas ?

 La question est moins stupide qu'elle en a l'air. Car Monet peignit énormément de nymphéas. Quand je dis énormément, je parle d'environ trois cents tableaux, voire cinq cents à en croire Clémenceau, disons quatre cents et n'en parlons plus (quatre cents tableaux ! ). Ce qui représente plus d'un quart de sa production totale. Sans compter tous ceux qu'il détruisit : au bas mot des dizaines et des dizaines... Ce sont quatre cents tableaux pendant trente ans."  Grégory Bouillier

"La mort fardée des couleurs de la vie" Bachelard

 

Claude Monet les nymphéas de l'orangerie

J’avoue que j’ai été d’abord un peu dubitative, n’ayant jamais lu aucun autre livre de Grégoire Bouillier, en abordant Le syndrome de l’orangerie commençant par deux prologues sur la Bmore investigations, l'agence de détectives littéraire de l’enquêteur Baltimore épaulé par son assistante Penny. Référence ? Son  livre précédent Le coeur ne cède pas que je me propose de lire dans un proche avenir maintenant que j’ai lu et apprécié Le syndrome de l’orangerie.

Car dans ce bouquin, Grégory Bouillier, Baltimore, Bmore, (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) nous entraîne  à l’orangerie et là…  Plouf ! Splash ! le voilà qui fait un malaise, tourne de l’oeil devant les tableaux de Monet, façon syndrome de Stendhal, mais non pas à cause de la trop grande émotion que procure un spectacle sublime (et pourtant dirais-je !), non, non, à cause de l’horreur qui se cache sous la beauté des fleurs. Et oui, derrière cette magnificence de couleurs, derrière les reflets des nuages dans le miroir de l'étang, dans ce splendide univers inversé, sens dessus dessous, qui nous enchante, (nous qui sommes "normaux"), et bien sachez-le, affirme l'auteur, Monet a planqué bien des  « trucs louches » et "ces peintures puent la mort" ! Qui l’eut cru ? Pas moi, en tout cas, qui, bêtement, n'y voyais que des jolies fleurettes ! Ainsi nous partons avec Grégoire Bmore Bouillier, à la recherche du cadavre (des cadavres ?) qui se cache(nt ?) au fond de l’eau trouble, stagnante, des bassins de Monet.


Claude Monet : la robe verte Camille


Ce qui nous entraîne fort loin, dans la boucherie de la guerre de 14-18, en passant par le camp de concentration d’Auschwitz et le jardin de Giverny, en remontant dans la vie de Monet, son époque, sa famille, ses deux épouses Camille et Alice Hoshedé, ses fils Jean et Michel, sa cécité, mais aussi par des détours vers Edgar Poe, le japonisme et les estampes d’Utagawa Hiroshige, Clémenceau, Tintin et Rackham le Rouge, le professeur Tournesol, Pline l'Ancien, Winston Churchill, le peintre suisse Ferdinand Holder, la Commune de Paris et… et… et j’en passe !

Mais sachez que Grégoire Bouillier s’est maîtrisé (si, si, il avait promis à son éditeur de faire court cette fois-ci, donc pas plus de 426 pages et trois lignes, un record de concision, (paraît-il) et je ne parle pas des parenthèses (et des parenthèses dans les parenthèses ( mais que cachent ces parenthèses ?) )).

Alors fou, Gregory Bouillier ? Alors, là oui, tout fou, bouillonnant même, avec une imagination délirante, on se demande où il va chercher toutes ces idées (lui aussi se le demande !) mais combien passionnant !  Car si vous entrevoyez, derrière la description des nymphéas de Monet, les cadavres que l’écrivain vous avait promis de vous révéler au cours d’une enquête menée tambour battant, ce dernier ne vous laisse jamais le temps de sortir la tête de l’eau (stagnante). Autant dire que l'on ne s'ennuie pas... si l'on en réchappe !


Claude Monet les nymphéas de l'orangerie

Et tout ceci pour vous livrer une analyse très sérieuse, documentée et trépidante de l’oeuvre du peintre et de sa vie et une réflexion sur l'art. Sans compter que vous saurez tout sur la botanique et même la différence entre le nymphéa et le nénuphar ! Et toc !

 Et en plus d’être géniale, cette enquête, elle est drôle car Gregory Bouillier ne manque pas d’humour et vous fait rire ! Passionnant ! vous dis-je ! De plus, inutile de vous demander s’il a raison de voir ce qu’il voit et qu’il nous fait voir sous ces pauvres nymphéas, car de toute façon, maintenant, quand vous irez à l’Orangerie, vous ne pourrez plus voir « la scène du crime » de la même manière !


 Giverny :  sous les Nymphéas ... ?


Le syndrome de l'Orangerie a été préselectionné pour de nombreux prix littéraires.


 

jeudi 26 septembre 2024

Olivier Norek : Les guerriers de l'hiver

 

 

 

La guerre d'Hiver Wikipedia

 

« Longtemps la Finlande appartint à d’autres. »

C’est l’incipit du livre d’Olivier Norek. La Finlande fut d’abord sous domination suédoise, puis gagna une relative autonomie sous l’empire russe tsariste. C’est en 1917 qu’elle obtint enfin son indépendance.
En 1939, Staline veut créer une zone protectrice à la frontière de la Russie et de la Finlande pour protéger Léningrad des troupes hitlériennes qui pourraient envahir le pays par la Finlande, profitant de sa neutralité.
Devant le refus du gouvernement finlandais de céder des territoires, les soviétiques déclarent la guerre le 30 Novembre 1939. Une guerre éclair pense Staline, l’affaire de quelques jours :  une immense armée contre une poignée d’hommes, un gigantesque pays contre un minuscule.

Les Finlandais savent qu’ils vont perdre la guerre mais ils opposent une résistance acharnée aux envahisseurs. Le combat meurtrier des deux côtés, va durer 105 jours. Les Soviétiques finissent par occuper les zones demandées mais la force militaire soviétique est discréditée et Hitler voyant ses faiblesses décide d’envoyer ses armées contre les soviétiques en Juin 1941 renonçant à son projet initial qui consistait à attendre que le front ouest soit vaincu. 

 

Pekka Halonen


C’est cette guerre, la Guerre d’Hiver, que raconte Olivier Norek qui, abandonnant le polar, se lance dans un roman historique. Et c'est une réussite !

L’écrivain s’attache à nous peindre le sisu, un mot finlandais intraduisible qui décrit la force intérieure des Finlandais, leur esprit de résistance même en l’absence d’espoir, un mot difficile à définir car il contient plusieurs composantes et qui s’élève au rang de mythe national.

 Et le Sisu des Finlandais dans cette guerre disproportionnée participe à un récit prenant, que l’on suit avec empathie et intérêt :

Le sisu est l’âme de la Finlande. Il dit le courage, la détermination…

Ce qui joue en faveur des Finlandais, c’est bien sûr cette motivation, la nécessité de défendre leur pays qui vient à peine d’être reconnue après des siècles d'occupation, leur adaptation à un hiver encore plus rigoureux que d’habitude, habitués peut-être aussi aux privations et à l’endurance par une vie rurale très dure où il faut s’adapter pour survivre.

 "Une vie austère, dans un environnement hostile, a forgé leur mental d’un acier qui nous résiste aujourd’hui"  reconnaît Molotov lui-même.

Enfin l’impréparation des troupes russes mal équipées pour le froid, mal nourries, peu motivées et mal formées aussi bien les soldats que les officiers (Staline avait envoyé les officiers de carrière au goulag), expliquent les difficultés rencontrées. De plus, Staline mettait en première ligne les peuples des républiques de l’Union (plutôt que les Russes) peu motivés pour une guerre qui n’était pas la leur.

 

Simo Häyhä La Mort blanche


Le récit de Norek tout en nous montrant l’universalité du combat reprend la légende de Simo Häyhä, un jeune paysan, de ses amis Toivo, Onni, Pietari, Leena... et de leurs officiers, personnages historiques.
Simo Häyhä est un paysan qui a appris à tirer pour tuer du gibier. Pendant la guerre, il devient un sniper redoutable qui atteint ses cibles presque à chaque coup. Sa légende se répand et les soldats russes le surnomment Белая смерть, Belaïa smert, la Mort blanche, tout en lui accordant un pouvoir presque surnaturel. La Mort blanche car les soldats finlandais sont vêtus de combinaisons chaudes de couleur blanche qui leur permettent de passer inaperçus dans la neige alors que les soviétiques sont en uniforme de couleur, un autre désavantage.

Et c’est parce que l’écrivain fait oeuvre d’historien, qu’il s’en tient à l’Histoire - même dans les paroles prononcées ou écrites -  qu’il manque parfois aux personnages une couleur romanesque qui permettrait de s’attacher plus étroitement à eux. Simo est un symbole, celui du Sisu, celui d'un peuple opprimé, injustement envahi. C'est au récit national que l'on s'attache à travers lui, au  récit de cette résistance passionnante et même fascinante tant on épouse le combat du plus faible contre le plus fort. Mais j’ai apprécié que, tout en racontant la légende de Simo, Olivier Norek tienne à montrer l’horreur de la guerre et que, pour Simo et ses amis, le fait de tuer, fut-ce des ennemis, c’est toujours tuer un homme. Certains comme le lieutenant Juutilainen deviennent des tueurs qui ne savent plus vivre en paix. Comment rester humain quand on est confronté à la banalité de la mort ? C’est une des grandes questions du roman. 

"Lors de cette journée, l'unité finlandaise de soixante hommes avec leurs mitrailleuses tua à elle seule plus de deux mille soldats envoyés à l'abattoir." 

"Ils étaient hier simples fermiers, pères de famille, amis et maris. Aujourd'hui ils devenaient tueurs de masse."

Le roman d'Olivier Norek, même si nous ressentons de l'admiration pour ce peuple ainsi attaqué, loin d'être une glorification de la guerre nous en peint les aberrations et nous place toujours du côté de l'humain. Et c'est en cela, aussi, qu'il me touche particulièrement.

Et Olivier Norek conclut :  

« Si ces évènements ont bientôt un siècle, ils nous renvoient à l’Histoire actuelle et nous mettent en garde.
La guerre survient souvent par surprise, et il faut toujours un premier mort sur notre sol pour y croire vraiment »

Une belle lecture !

 

Rentrée littéraire 2024  Les guerriers de l'hiver a été sélectionné pour le prix Goncourt (entre autres).