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dimanche 13 novembre 2022

Per Petterson : Je refuse

 

On refuse tout dans ce beau roman poignant de Per Petterson, y compris de  vivre !

Une amitié de jeunesse


Deux amis Jim et Tommy se rencontrent à nouveau après trente ans de séparation. Dans leur enfance, les deux garçons sont très liés bien qu’ils ne soient pas du même milieu social, l’un, Tommy, a un père éboueur, l’autre une mère professeur de langue et de religion. L’un a un père athée, l’autre est élevé dans la foi.

 Mais ils ont tous les deux des manques. Jim n’a jamais connu son père, il ne sait même pas qui il est. Tommy n’a plus de mère. Celle-ci a quitté son mari en laissant derrière elle ses quatre enfants à son mari alcoolique et violent. Tommy, sa soeur Siri et les jumelles sont battus pendant des années jusqu’au moment où Tommy, adolescent de 13 ans, se révolte et se retourne contre son père. Ce dernier part lui aussi, les enfants sont séparés, placés dans des familles d’accueil, et prennent des distances les uns envers les autres. Une famille dissoute, un crève-coeur pour Tommy qui prenait son rôle d’aîné très au sérieux. Quant à Jim, après sa tentative de suicide, à l’âge de dix-huit ans, il déménage avec sa mère. Les deux amis sont séparés.

Le roman alterne entre les personnages principaux, Jim, Tommy, et secondaires, sa soeur Siri et sa mère Tya, jonglant entre le passé et le présent, les années 1960-70 et les années 2000, entre l’enfance, l’adolescence et l’âge mûr.

Le refus

Quand ils se retrouvent, Jim et Tommy ont la cinquantaine. Jim est en congé de maladie depuis un an. Désormais, il ne peut plus prétendre à l’assurance maladie. Il refuse de se déclarer en invalidité, se retrouve sans travail et doit chercher du travail. Il est dépressif, a des crises nerveuses qui le terrassent, des moments de désespoir absolus. Sa femme Eve, l’a quitté. Il trompe sa solitude et le manque de sens en allant pêcher, cette occupation qu’il aimait tant quand il était jeune. Plus rien ne le retient, plus rien ne lui importe. Il refuse jusqu’à la possibilité d’aimer et même de vivre.

Tommy Berggren, lui, a réussi une carrière dans les finances grâce à son père adoptif. Mais que veut dire « réussir » ? Avoir de l’argent ? C’est autre chose, s’il s’agit de donner un sens à sa vie. Tommy est las de continuer à brasser de l’argent qui n’existe que sur le papier et qui lui procure une aisance dont il ne sait plus que faire. Déjà, lorsqu’il était adolescent, brutalisé par son père, il refusait la main tendue. Abîmé par la vie, il refuse l’amour, se contentant de liaisons sans lendemain. Il s’enlise dans la solitude, sombre dans l’alcool. Il refuse aussi son passé, ce père qu’il n’a plus vu depuis tant d’années et qui prétend renouer avec lui dans sa vieillesse.

La soeur de Tommy, Siri, refuse, de son côté, de reconnaître sa mère, nie en bloc son passé et efface de sa mémoire les enfants qui furent ses frère et soeurs.

La mère de Tommy, Tya, refuse de continuer à vivre avec cet homme brutal et aigri, son mari, qu’elle n’aime pas et qui la tue à petit feu.

Tous des personnes vulnérables, des hommes et femmes en colère, meurtris, blessés.

   Un certain déterminisme      

Mais les conséquences d’un refus ne sont pas anodines car les êtres humains interagissent les uns avec les autres. Un certain déterminisme lié peut-être au protestantisme et à l’idée philosophique de la prédestination ( Jim et sa mère sont très religieux) pèse sur les personnages de ce roman. Ainsi Tya mourra d’avoir abandonné ses enfants et son fils et ses filles porteront toute leur vie la marque de cette défection. De même l’absence de père va façonner Jim.
Déterminisme aussi et rigueur morale - on est sous l’oeil de Dieu - puisqu’un seul acte peut provoquer le mépris de soi-même, sans possibilité de pardon. C’est ce qui arrive à Jim lorsqu’il patine sur un lac gelé et qu’il repousse Tommy, dans sa hâte de fuir, car il croit que la glace est en train de craquer. Geste involontaire, certainement causé par la panique ? Il n’en est pas moins vrai que non seulement il n'a pas porté secours à son ami, mais il s’est préoccupé d’abord de lui-même, en causant la chute de Tommy.

"Tu crois que c’est vrai, cette histoire de conscience et de roue dentée » demande Tommy à Jim à un moment du récit.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Que la conscience est une sorte de roue dentée ou de scie circulaire qui tourne dans l’âme et te fait souffrir l’enfer, et quand tu fais le mal il y a le sang qui gicle, mais toi tu t’obstines, et les dents finissent par s’user, et ça fait des durillons à l’âme et la rend insensible et toi, t’es devenu un type comme ça."

 

Toute la vie de Jim, élevé par une mère très religieuse, porte sur la question du Bien et du Mal.  Et il ne pourra s’en libérer que  lorsque la vie n’aura plus de sens pour lui.

"Oui, j’étais délivré. J’ignorais ce que cela signifiait, j’ignorais si était un bien ou un mal. Mais ce n’était pas une question de bien ou de mal, l’essentiel n’était pas là. L’essentiel était que plus rien n’avait d’importance. Et ça, c’était nouveau.".

Saisir sa chance ?

Mais Je refuse montre également la nécessité, parfois, du refus, pour continuer à vivre. Car, et c’est la limite du pessimisme de l’écrivain, chacun a sa chance mais il faut savoir ou vouloir la saisir.
La chance de Tommy s’incarne en la personne d’une jeune femme, Berit, serveuse dans un restaurant, qui l’attire et dont la sincérité et le refus (elle aussi !) de l’hypocrisie le touchent. Donner rendez-vous à Berit est pour lui un acte de courage. C’est se tourner vers la vie ! C’est l’acceptation d’une relation amoureuse, d’une vie partagée. C’est refuser de refuser ! Et ce n’est pas facile !  "Comme si j’avais sauté en parachute pour la première fois de ma vie. Et survécu. "

Une approche profondément  humaine

Un roman humain qui témoigne d’un véritable  amour et  d’une compréhension des êtres humains. Nul jugement !  Il nous est même donné de comprendre le père maltraitant, alcoolique, éboueur déconsidéré et rejeté par la société, méprisé par son fils, subissant, cette fois, un déterminisme social qui l’empêche de s’élever : « Mon père n’a jamais pu monter en grade, il n’a jamais pu rejoindre les chauffeurs qui trônaient là-haut dans leur cabine bien propre sans même le regarder quand il s’épuisait à courir, ou lorsqu’il faisait son numéro à deux poubelles. Sans spectateurs, il les soulevait sur ses épaules et il devenait l’homme le plus fort du village. »

Pas d’analyse psychologique, mais des faits, des gestes, des dialogues, des impressions, qui nous font pénétrer dans l’intimité des personnages. Per Petterson nous met en symbiose avec eux et nous fait partager leur vie.
Ce que j’aime beaucoup, aussi, c’est qu’ils sont inscrits dans une réalité, un petit village norvégien, Mork, au nord d’Oslo, dans une société très chrétienne et « amidonnée » de valeurs morales mais où l’on peut être conscient de la souffrance d’enfants maltraités et ne pas intervenir. Un laisser-faire qui était peut-être la marque des années 70 ?
 La scène où Jim, malade, va pointer à la sécurité sociale - et là on est à l’époque actuelle - et où on lui annonce qu’il ne sera plus pris en charge par l’assurance maladie est d’une violence et d’une force étonnante en regard de l’économie de moyens au niveau stylistique. Il en faut peu à Per Petterson pour faire comprendre les rapports de domination entre Jim, humilié, et la secrétaire et le conseiller. Une façon d’écrire très serrée, qui mêle, dans le dialogue, le style direct pointant la sècheresse des interlocuteurs et leur condescendance et le style indirect qui traduit les pensées du personnage et sa souffrance. Un dialogue à la limite de l’absurde, comme un serpent qui se mord la queue, mettant en évidence l’impossibilité de communiquer avec le conseiller qui le reçoit  :

La secrétaire :

- Alors les règles changent. Vous comprenez ? Vous ne pouvez plus rester en congé de maladie.
- Je sais. Je sais tout ça.
- J’espère bien, a-t-elle dit.
Et j’ai pensé : Qui est-elle pour me parler comme ça ?

Le conseiller  qui lui demande de trouver du travail :

« J’ai répondu que, tout bien considéré, je pourrais certainement obtenir le poste que je voudrais du moins dans mon domaine, qui était celui des bibliothèques. Il a répliqué que ce n’était peut-être pas faux. Mais pour l’instant, j’étais là, dans son bureau, et je n’avais pas du travail du tout, ni dans mon domaine ni dans un autre. Parce que je suis en congé de maladie, ai-je rétorqué. Il le savait parfaitement, a-t-il dit, c’est pour ça que j’étais là. En effet, ai-je répondu. Vous cherchez à faire de l’humour ? a-t-il dit. Me parler comme ça, alors qu’il avait vingt ans de moins que moi. »

Ce roman est très riche et demande une participation au lecteur. Il faut aller au-delà de ce qui est dit pour comprendre ce qui n’est pas dit. Par exemple, le suicide de Jim à dix huit ans n’est pas expliqué. Le jeune homme est de ceux dont on dit qu’il a tout pour lui : la beauté, la classe, l’intelligence, un milieu sinon aisé du moins sans problèmes financiers, une mère qui est contre la punition corporelle et qui apparaît peu dans le roman mais dont on apprend qu’elle a menti à Tommy pour séparer les deux garçons quand Jim était hospitalisé. Une mère nocive ? Peut-être ?  De Tommy et de Jim, c’est ce dernier qui s’en sort le plus mal. C’est à nous d’apporter une réponse que l’auteur ne nous donne pas pour mieux saisir les personnages. C’est le genre de roman sur lequel on doit revenir pour mieux le comprendre et qui sait transmettre l’émotion, faire sentir les blessures de la vie. La fin reste ouverte. Jim et Tommy se reverront-ils … ou non ? Jim peut-il être sauvé ? Quand vous aurez lu ce roman, revenez me dire ce que vous pensez !

 
Un coup de coeur !



 

samedi 6 octobre 2018

Honoré de Balzac : Gobsek


Gobsek fait partie des Scènes de la vie privée de La comédie humaine. 

La scène débute dans le salon de Madame de Grandlieu, en conversation avec un ami de la famille, l’avoué Maître Derville. L’avoué entend, pendant la conversation de Mme de Grandlieu avec sa fille Camille, que celle-ci est amoureuse du jeune Ernest de Restaud, fils d’Anastasie de Restaud, née Goriot. Mme de Grandlieu désapprouve cet amour : la mère d’Ernest est dépensière, enlisée dans une relation illégitime avec Maxime de Trailles, pour lequel elle gaspille sa fortune. Derville intervient en faveur de Camille : il démontre qu’Ernest s’est vu attribuer depuis peu l’intégralité de l’héritage familial. Ce récit, qui constitue une mise en abîme d’un type humain du monde balzacien, met en lumière les personnages de Jean-Esther van Gobseck, usurier, et de Maître Derville, avocat en début de carrière. Ces deux personnages, qui jouent un rôle essentiel dans ce roman, reparaissent dans l’ensemble de la Comédie humaine, soit sous forme d’évocation : Gobseck, soit en personne : Maître Derville, que l’on retrouve dans Le Colonel Chabert, Splendeurs et misères des courtisanes et dans de nombreux autres volumes de La Comédie humaine. Il fait partie, dans les personnages de la Comédie humaine, des Gens de robe honnêtes. (quatrième de couverture)

La nouvelle de Balzac, Gobsek, publiée en 1830 et d’abord intitulée Les dangers de l’inconduite dans Scènes de la vie privée, parut ensuite sous le nom de Papa Gobsek dans Scènes de la vie parisienne, pour réintégrer Scènes de la vie privée avec le titre définitif Gobsek

Rembrandt

Et ce titre paraît le mieux adapté tant il est vrai que le personnage éponyme occupe toute la scène, image peu commune de l’usurier que « le réalisme visionnaire » de Balzac transforme en personnage fantastique, complexe. Araignée tapie dans sa toile, il est reclus dans sa maison dont il ne sort que rarement attendant le client pour le dévorer… et pourtant il s'agit d'un homme "honnête" à sa manière, car s’il est impitoyable, avide dans ses transactions, avare, bref, usurier sans état d’âme, il sait tenir la promesse faite qui vaut plus que n’importe quel papier signé.

" Il existe deux hommes en lui : il est avare et philosophe, petit et grand. »
 
"Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metsu. Cet homme parlait bas, d’un ton doux et ne s’emportait jamais."
"Cette maison, qui n’a pas de cour, est humide et sombre. Les appartements n’y tirent leur jour que de la rue.
Sa maison et lui se ressemblaient. Vous eussiez dit de l’huître et son rocher."

En effet, s’il est un personnage qui permet de comprendre l’expression de «  réalisme visionnaire »,  c’est bien Gobsek ! Celui-ci illustre la pensée de Théophile Gautier  « Les personnages de Balzac sont plus grands que nature, ce sont des types, et non des individus tels qu’il s’en rencontre dans le monde réel. »

« Ce petit vieillard sec avait grandi. Il s’était changé à mes yeux en une image fantastique où se personnifiait le pouvoir de l’or. » dit de lui le narrateur.

Gobsek est un observateur de la vie humaine, il sait percer les mobiles profonds de chacun, il connaît l’intimité, jusqu’au fond de l’alcôve, de tous ceux qui se présentent devant lui. On peut dire qu’il est l’égal de Dieu .. ou du romancier, de Balzac lui-même dont la position en hauteur, si je puis dire, permet d’observer l’espèce humaine un peu comme un entomologiste observe la vie des insectes.

« Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les coeurs. Rien ne m’est caché. L’on ne refuse rien à qui  lie et délie les cordons du sac. Je suis assez riche pour acheter les consciences de ceux qui font mouvoir les ministres… »

Gobsek : la comtesse Anastasie de Restaud

Dans cette nouvelle, il s’agit bien de peindre la vie privée, les amours adultères d’Anastasie de Restaud (une des filles du père Goriot), et de son amant le mondain Maxime de Trailles; on assiste à leur visite chez l’usurier où la dame va achever de ruiner son mari. Mais c'est aussi la vie parisienne que décrit Balzac. Maxime de Trailles est lui aussi un type, celui du dandy sans argent qui vit au-dessus de ses moyens grâce à ses relations haut placées et aux crochets de ses maîtresses séduites par sa belle figure et sa prestance.  L'écrivain dresse un portrait de la noblesse parisienne, corrompue, dissipée, dépensière, inapte au travail,qui pendant cette période de la Restauration ne pense qu’au plaisir et à la débauche, une aristocratie pleine de morgue, se considérant comme d’essence supérieure, classe sociale creusant elle-même le trou dans laquelle elle finira pas disparaître au profit de la bourgeoisie. Cette dernière est représentée par l’avoué maître Derville, un personnage positif, honnête, qui part de rien mais grâce à son travail va parvenir à s’élever. Il épouse une jeune fille du peuple, Fanny, modeste mais sage et sérieuse et forme avec elle un couple heureux et solide. A travers ce personnage à l'opposé de la noblesse, Balzac décrit l'ascension d'une classe sociale qui va peu à peu prendre le pouvoir..

Maître Derville, personnage récurrent de La Comédie humaine, est le narrateur principal. Voisin de Gobsek, peu fortuné à ses débuts, il occupe une place à part dans la vie de l’usurier et le connaît bien.  C’est à lui qu’il fait un emprunt pour acheter son étude et se nouent entre eux des relations qu’il est difficile d’appeler amitié (Gobsek ne fait de cadeau à personne) mais qui s’en approchent le plus. C’est à travers sa vision que nous découvrons Gobsek, sauf à quelques moments où l'usurier prend lui-même la parole pour exposer sa philosophie.

Le Pouvoir et le Plaisir ne résument-ils pas votre ordre social ? Nous (les usuriers) sommes dans Paris une dizaine ainsi, tous rois silencieux et inconnus, les arbitres de votre destinée.

Il est d'ailleurs assez piquant que Balzac place la critique de la société matérialiste dominée par l'argent  :

La vie n'est-elle pas une machine à laquelle l'argent imprime le mouvement.
 
L’or est le spiritualisme de vos sociétés actuelles.


dans la bouche d'un avare qui déclare par ailleurs :

Si vous aviez vécu autant que moi, vous sauriez qu'il n'est qu'une seule chose matérielle, dont la valeur soit assez certaine pour qu'un homme s'en occupe. Cette chose... c'est l'OR.  L'or représente toutes les forces humaines.


Ainsi cette nouvelle courte mais dense nous livre non seulement des portraits haut en couleurs, archétypes de leur classe sociale mais aussi, en condensé, la vision critique et lucide de la société de la Restauration, telle que Balzac la développera tout au long de La Comédie humaine



PROCHAINES LECTURES COMMUNES AVEC MAGGIE  SUR LES NOUVELLES DE BALZAC : Vous pouvez nous rejoindre

LE 10 OCTOBRE  :  LA BOURSE

LE 10 NOVEMBRE : L'AUBERGE ROUGE

lundi 26 mars 2018

Alice Zeniter : L’art de perdre






Avec L’art de perdre, Alice Zeniter, écrit un livre sensible, intelligent,  qui explore toute la complexité de l’avant et de l’après-guerre d'Algérie en introduisant l’humain, à travers les membres d’une famille algérienne qui a vécu les évènements.
Le récit d'Alice Zeniter ne se départit jamais d'un ton calme, sans ressentiment et sans haine. Il s'agit de comprendre, non de juger ! J'ai beaucoup aimé aussi son rapport aux mots, à leur origine, à leur sens mais aussi à leur impact parfois redoutable comme une blessure.

Ce beau livre me rappelle bien des souvenirs. J’étais enfant puis adolescente pendant la guerre d’Algérie et dans notre quartier l’on voyait partir des jeunes français qui n’en avait rien à faire de l’Algérie Française mais qui devait se battre au nom d’un idéal qui n’était pas le leur, le colonialisme. Je me souviens encore du jeune homme qui n’est jamais revenu et de cette foutue guerre qui n’en finissait pas, menaçant mon frère aîné d’un départ vers… là-bas ! Je me souviens aussi qu’après la guerre, le mot "harki" résonnait péjorativement en France, synonyme, me semblait-il alors, de "traître" à leur pays. Beau remerciement de la France pour laquelle ils avaient combattu et qui les parquaient maintenant dans des camps insalubres ! Mais de cela, je n’en étais pas vraiment consciente à l’époque ! Je me souviens des attentats de l’OAS, je me souviens aussi de la longue interdiction du film  J’avais vingt ans dans les Aurès et de la chape de silence qui régnait alors en France quant à cette guerre. Mais là ce sont des souvenirs côté français !

Aussi le roman d’Alice Zeniter qui présente par l’intérieur le vécu des Algériens me paraît passionnant, lucide et aussi utile sinon indispensable. En contant la saga familiale qui commence avec le grand-père Ali, montagnard kabyle, devenu « harki » un peu malgré lui, de sa grand-mère Yema, de Hamid son père déraciné en 1962, Naïma, la jeune narratrice (mais l’on se doute, bien sûr, qu’elle est la soeur fictive d’Alice), nous fait prendre conscience de la douloureuse odyssée vécue par cette famille. C’est autre chose de le savoir intellectuellement et de le vivre par l’intérieur, en empathie. Les personnages sont vivants, complexes dans leurs hésitations, leurs atermoiements vis à vis de l’Algérie et de la France. On s’intéresse à leurs sentiments, mais aussi à leurs mentalités, leurs manières de vivre, de penser, leurs peurs et leurs souffrances. On apprend à les connaître dans leur vie algérienne puis, lorsqu’ils sont en France, dans leur lutte pour survivre aux logements sordides, au froid, à la pauvreté, au mépris des français et dans leurs efforts pour une vie meilleure. Est-ce cela l’art de perdre ?
 Je me suis vraiment intéressée à la quête de Naïma, à la recherche de ses ancêtres, à son voyage en Algérie pour retourner sur leurs traces  et qui montre combien les algériens subissent eux aussi, à l’heure actuelle, les pressions et les dangers du terrorisme islamique.
De plus, tout en éclairant le passé, Naïma-Alice montre les blessures que celui-ci a creusées et les répercussions qu’il a sur le présent sur la jeunesse française.

Un très bon roman, à lire à la fois pour plaisir de la lecture et pour le désir d'en savoir plus sur une page bien sombre de l'histoire française.

Alice Zeniter, née en 1986 à Clamart, dans les Hauts-de-Seine, est une romancière et dramaturge française. Kabyle par son père, normande par sa mère, elle a écrit cinq romans : le premier, Deux moins un égale zéro, est paru en 2003 alors qu'elle avait 16 ans. Son second roman, Jusque dans nos bras, est publié en 2010, chez Albin Michel, Sombre Dimanche en 2013 et Juste avant la nuit (prix Renaudot) en 2015.  Elle obtient le Prix Goncourt des lycéens 2017 avec son quatrième roman L'Art de Perdre et a été finaliste au Goncourt..




mercredi 24 janvier 2018

Daniel Mendelsohn : Une odyssée, un père, un fils, une épopée (suite et fin)


Lorsque Jay Mendelsohn, âgé de quatre-vingt-un ans, décide de suivre le séminaire que son fils Daniel consacre à l'Odyssée d'Homère, père et fils commencent un périple de grande ampleur. Ils s'affrontent dans la salle de classe, puis se découvrent pendant les dix jours d'une croisière thématique sur les traces d'Ulysse.
À la fascinante exploration de l'Odyssée d'Homère fait écho le récit merveilleux de la redécouverte mutuelle d'un fils et d'un père. (résumé de l'éditeur Flammarion)

Je vous ai présenté deux passages du livre de Daniel Mendelsohn au fur et à mesure que je le lisais tant ce livre soulevait mon enthousiasme et me donnait envie de tout partager avec vous ! voir Texte 1 ICI et Texte 2 ICI

Laerte de Jean Styka (source)

L’Odyssée d’Homère est l’histoire du retour d’Ulysse à la fin de la guerre de Troie et de son long et douloureux voyage à travers la Méditerranée pour rejoindre son royaume, Ithaque, et sa famille. Mais, nous dit Daniel Mendelsohn, c’est aussi et avant tout l’histoire d’un père et d’un fils, d’Ulysse et de son fils Télémaque, d’Ulysse et de son père Laerte. Le poème antique commence d’ailleurs par la recherche de son père par Télémaque (La Télémachie) et finit par les retrouvailles d’Ulysse avec son père Laerte .

C’est ce qu’explique le sous-titre de ce livre : Une odyssée, un père, un fils, une épopée.
Dans ce titre, on le voit, le déterminant défini est remplacé par l’indéfini « une ». Il nous avertit que l’auteur va nous donner son interprétation de L’Odyssée (telle qu’il l’a reçue lui-même de ses mentors; il pourrait y en avoir d’autres) mais aussi qu’il va nous en conter une autre : celle d’un fils Daniel et de son père Jay.

Et ce sont bien là les trois fils conducteurs du récit, ceux que j’ai suivis avec passion : 

L’analyse de l’Odyssée  m’a appris tant de choses que je ne savais pas sur cette oeuvre qui m’a pourtant accompagnée depuis l’enfance, des récits mythologiques à la lecture renouvelée de l’Odyssé.  En français. C’est pourquoi le cours du professeur helléniste qui nous fait entrer dans le récit par le biais de la langue grecque est si enrichissant.

L’enseignement, est le thème en filigrane, toujours présent du présent au passé, celui de la transmission des savoirs mais aussi des valeurs quand il s’agit du père et du fils. Nous assistons donc au cours du professeur Mendelsohn, à la maïeutique qu’il met en place auprès de ses étudiants, à leurs réactions judicieuses et à celles du père qui introduisent l’humour dans le récit. Interventions toujours parfaitement intelligentes et qui révèlent son caractère et ses principes moraux.  Et là, on s’aperçoit que le fils malgré les reproches qu’il fait à son père, n’est pas si éloigné de lui et a intégré certains de ses principes et de ses craintes : l’amour d’un travail rigoureux et la recherche de la difficulté, par exemple, ou la peur de l'échec.

Les relations père / fils, le présent et le passé se mêlent, les souvenirs remontent à la mémoire, souvent grinçants, voire douloureux, mais finalement pleins d’humanité entre le fils et le père.

J’ai aussi admiré comment tout en nous expliquant la composition circulaire de L’Odyssée, Daniel Mendelsohn appliquait à son propre texte les mêmes principes. Cette construction laisse le récit en suspens pour des rétrospectives qui après bien des détours dans les strates plus ou moins éloignées du passé, nous ramènent au moment présent.

« Si, à première vue, elle peut s’apparenter à une digression, la composition circulaire constitue en fait une technique efficace pour intégrer à une même histoire le passé, les présent, et parfois même l’avenir, puisque certaines « spirales » se déroulent vers l’avant, anticipant des évènements qui se produiront après la conclusion du récit principal. De cette manière, un seul récit, voir un seul moment, peut contenir toute la biographie d’un personnage ».

Ulysse rencontre sa mère  Anticlée aux Enfers

Voici un livre coup de coeur, un livre tout à la fois savant et proche de nous. On y glane une foule de connaissances qui nous amène à une relecture différente de l’Odyssée mais aussi nous pousse à réfléchir sur les relations parents et enfants.
Au-delà de l’histoire de Jay et Daniel, nous nous interrogeons :  Avons-nous, nous-mêmes, compris qui étaient vraiment nos parents ?  Avons-nous même fait l’effort d’essayer ? Et quelle est l’image que nous laisserons à nos enfants ? Ce n’est qu’après la mort de Jay que Daniel mène une enquête pour éclairer certains moments de sa vie ! On pense alors à la scène où Ulysse retrouve aux Enfers Anticlée, sa mère morte, elle qui était encore vivante au moment de son départ et qu’il cherche par trois fois à l’étreindre. Mais en vain. Il est trop tard, il ne s’agit plus que d’une ombre.
 Je vous l’ai dit, ce livre est très riche et nous parle de beaucoup de choses et en particulier d’amour.


Voir Luocine ICI
 

Voir Keisha ICI 
 

Miriam ICI  

mardi 23 janvier 2018

Daniel Mendelsohn : Une odyssée, un père, un fils, un épopée (citation 2)

Sir William Russell Flint (1880-1969)

Ulysse et Calypso (source)

Lorsque Jay Mendelsohn, âgé de quatre-vingt-un ans, décide de suivre le séminaire que son fils Daniel consacre à l'Odyssée d'Homère, père et fils commencent un périple de grande ampleur. Ils s'affrontent dans la salle de classe, puis se découvrent pendant les dix jours d'une croisière thématique sur les traces d'Ulysse. (Voir Citation 1)

À la fascinante exploration de l'Odyssée d'Homère fait écho le récit merveilleux de la redécouverte mutuelle d'un fils et d'un père. (résumé de l'éditeur Flammarion)

Dans le billet précédent consacré à un passage du texte (citation 1) où le père de Daniel Mendelsohn contestait à Ulysse son titre de héros en s'opposant à son fils, professeur d'université, je vous ai dit que l'essai Une odyssée, un père, un fils, un épopée, était passionnant, érudit et touchant. J'entendais par ce dernier qualificatif qu'il passait beaucoup d'émotion dans ce texte. Car le livre à travers cette analyse savante et si agréable de l'oeuvre d'Homère, est aussi un moyen de parler des rapports que nous avons avec nos parents.
Ici un père intransigeant, sévère, plein de principes, et un enfant en révolte, deux êtres que ne se sont jamais sentis proches. Ils vont finalement se retrouver et même plus, se découvrir, à l'âge adulte, au cours d'une croisière qu'ils feront sur les traces de l'Odyssée à la fin du séminaire.
Une telle expérience n'est pas donnée à tout le monde. Nos parents disparaissent parfois sans que nous ayons eu ce moment privilégié où le masque de l'adulte tombe, où les reproches voire les rancoeurs liées à l'enfance disparaissent et où il ne reste plus que l'amour.

Voici un extrait de ce beau texte p 235

La croisière entreprise par nos deux personnages les amènent jusqu'à l'île de Gozo qui appartient à l'archipel maltais. C'est là que se situe la grotte de Calypso. Daniel, claustrophobe, a une crise de panique et refuse de s'enfoncer dans la cavité malgré les exhortations de son père .

"Alors mon père a fait une chose qui m'a sidéré. Il a tendu le bras et m'a pris par la main. Je l'ai regardé faire et j'ai éclaté de rire. Papa, voyons!
Tout ira bien, me rassura-t-il en me serrant légèrement la main, chose que, autant que je me souvienne, il n'avait plus faite depuis l'époque où j'étais petit garçon. Sa main à lui était légère, sèche et fine. Je la fixai, gêné.
Je serai là avec toi, à chaque pas, promit mon père. Et si tu ne supportes pas, nous sortirons.
J'observai nos mains liées l'une à l'autre et, contre tout attente, je dus avouer que cela me faisait du bien. Je m'assurai que personne alentour ne nous regardait mais je compris alors, avec un sentiment confus de soulagement, que si jamais quelqu'un nous voyait, il s'imaginerait que c'était moi qui guidais mon père en le tenant par la main. C'était pour lui, après tout, qu'il existait un un risque réel; c'est lui qui avait la hantise de tomber.
C'est ainsi que j'ai visité la grotte de Calypso avec mon père qui me tenait la main."

 A demain pour le dernier billet sur ce livre !

Voir Luocine
Voir Keisha ICI 
Miriam ICI 

mercredi 17 janvier 2018

Daniel Mendhelsohn : Une Odyssée, Un père, un fils, une épopée (citation 1)

Mosaïque : Ulysse et les sirènes (musée de Tunis)
Lorsque Jay Mendelsohn, âgé de quatre-vingt-un ans, décide de suivre le séminaire que son fils Daniel consacre à l'Odyssée d'Homère, père et fils commencent un périple de grande ampleur. Ils s'affrontent dans la salle de classe, puis se découvrent pendant les dix jours d'une croisière thématique sur les traces d'Ulysse.
À la fascinante exploration de l'Odyssée d'Homère fait écho le récit merveilleux de la redécouverte mutuelle d'un fils et d'un père. (résumé de l'éditeur Flammarion)
 


Je suis en train de lire  Une Odyssée, Un père, un fils, une épopée de Daniel Mendhelsohn.  Pendant ma lecture et avant de rédiger un billet sur ce livre passionnant, érudit, et touchant, je vous inviterai à lire quelques extraits du livre, ceci afin de vous mettre un peu l'eau à la bouche.
J'ai choisi aujourd'hui un passage plein d'humour qui éclaire les relations du père et du fils et qui apporte aussi une réflexion intéressante sur l'oeuvre d'Homère.

Le père, Jay Mendhelsohn assiste donc au premier cours de son  fils qui porte sur le chant I et sur le proème de l'Odyssée, le proème c'est à dire "les vers liminaires qui annoncent au lecteur le sujet de l'oeuvre - le cadre de l'action, l'identité des personnages, la nature des thèmes."

Voilà comment réagit le père quand son fils qualifie Ulysse de héros.

Buste grec ancien d'Odysseus, Ulysse

"Ce fut à ce moment-là que mon père leva la tête et dit, "Un Héros? Moi je trouve qu'il n'a rien d'un héros.
 (...)
Très bien répondis-je à mon père.  Et qu'est-ce qui te fait dire qu'il n'a rien d'un héros?

Eh bien reprit-il. Vingt ans plus tôt il est parti combattre à la guerre de Troie, non ? Et à ce que l'on sache il dirigeait l'armée du royaume...

En effet... Le chant II de l'Iliade énumère toutes les armées grecques qui ont convergé vers Troie. Et il est dit qu'Ulysse a levé l'ancre avec un contingent de douze navires.

Justement, répliqua triomphalement mon père. Cela représente plusieurs centaines de soldats. Et donc ma question est : où sont passés ces douze navires et leurs hommes de bord ? Comment se fait-il qu'il soit le seul à rentrer chez lui vivant ?

En fait c'est une bonne question, dis-je (...) Si vous avez lu le proème, vous vous souviendrez qu'il qualifie les marins d'"insensés" qui ont péri "par leur folle témérité". A mesure que nous avancerons dans le poème, nous en apprendrons davantage sur les évènements qui ont causé la mort de ces hommes, des groupes différents, à différents moments. Et alors vous me direz si vous pensez que c'est vraiment par leur folle témérité qu'ils sont morts.

Mon père grimaça, l'air de dire qu'il se serait mieux débrouillé qu'Ulysse et que lui aurait ramené sans encombre ses douze navires et leur équipage. Donc, tu admets qu'il a perdu tous ses hommes ?

Oui, répondis-je sur la défensive. J'avais l'impression d'avoir onze ans, qu'Ulysse était un camarade de classe qui avait fait une bêtise et que j'avais décidé de le défendre, quitte à être puni avec lui. (...)
Il n'était visiblement pas convaincu.

Les boeufs du Soleil
Le professeur continue son explication :

"Si on y réfléchit bien, il doit absolument être le seul à rentrer.
Je mesurai mon petit effet, laissai planer un instant de suspens, et repris : Si Ulysse est le seul à être toujours debout, alors?...

Trisha (une étudiante) leva le nez de son cahier. Alors il devient le héros de l'histoire.

Exactement. Elle est vive cette petite, me dis-je.
Imaginez... A quoi ressemblerait l'Odyssée s'il était rentré avec une douzaine d'hommes, ou cinq, ou même un seul ? ça ne marcherait pas. Pour être le héros d'une épopée, il faut se débarrasser de la concurrence, pour ainsi dire !

Mon père revint à la charge. Et bien moi, je ne trouve pas qu'il ait grand chose d'un héros. Il prit à témoins les étudiants. Un chef qui perd tous ses hommes ? Vous parlez d'un héros!

Les étudiants éclatèrent de rire (...) Pour leur montrer que j'étais bon joueur, je fis un grand sourire.

Mais intérieurement, je bouillonnais. Ca va être l'horreur ce cours ! "

 


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dimanche 18 mai 2014

Heinrich Von Kleist : La marquise d'O




La marquise d'O  de Kleist est une bien curieuse histoire tirée d'une anecdote de Montaigne qui racontait qu'une servante ayant été violée pendant son sommeil s'était retrouvée enceinte sans savoir de qui.
C'est ce qui arrive à Julietta, la marquise d'O., jeune veuve, mère de deux enfants, qui vit chez ses parents.. Fille  du colonel Lorenzo von G.,  gouverneur d'une petite place forte de Lombardie elle  est sur le point d'être violée par des soldats russes lors de l'attaque et de la prise de la ville. Nous sommes en 1799, toute l'Europe est en guerre contre les révolutionnaires français. Elle  est sauvée par le comte F., officier qui commande l'armée ennemie et qui l'arrache aux violences des soudards. Le jeune homme part ensuite à la guerre où l'on apprend sa mort. Mais il n'est que blessé et réapparaît quelques temps après pour demander la main de la marquise.  Celle-ci  demande à réfléchir mais bientôt il lui faut reconnaître qu'elle est enceinte.  Elle a beau proclamé son innocence, son père la chasse avec ses enfants. Elle écrit alors dans un journal qu'elle épousera celui qui se présentera comme le père de son enfant à naître.

                                                                  L'invraisemblance


Film d'Eric Rohmer : Julietta endormie

L'invraisemblance de l'histoire a fait couler beaucoup d'encre. Comment croire, en effet, que la jeune femme ait pu être violée dans son sommeil sans qu'elle ne se réveille! Les contemporains de Kleist n'ont pas cru à l'innocence de Julietta et plus tard la psychanalyse s'est beaucoup intéressé à ce récit. La marquise d'O est-elle aussi innocente qu'elle veut bien le dire? N'a-t-elle pas cédé au désir du fait même de sa chasteté obligée? Son inconscient n'a-t-il pas refoulé l'acte qui la rendait coupable aux yeux de son père et de la société?
 Kleist, par contre, s'est révolté contre le scepticisme de la bonne société allemande qui a très mal accueilli la nouvelle. Il raille dans cette épigramme ces gens bien pensants et leur morale étroite  :
Ce roman n'est pas pour toi, ma fille! Evanouie! Quelle farce éhontée! Elle a seulement fermé les yeux, je le sais.
Je lis, de plus, dans la préface du roman, l'explication d'Antonia Fonyi à ce sujet : La vérité chez Kleist c'est l'invraisemblance. Ce n'est pas un thèse aventureuse, romanesque ou romantique, mais une conviction intellectuellement fondée : la vérité est l'invraisemblance parce que la vraisemblance est une catégorie de la raison et que la raison n'est pas apte à accéder à la vérité.
Mais si le roman paru en 1808, ne peut explorer, et pour cause, les zones de l'inconscient, il pose, de toutes façons, la question de la sexualité féminine. La jeune femme déclare qu'elle ne veut plus se remarier; l'on ne sait pas trop quelles relations elle a eues avec son mari, mais on comprend  qu'elle veut se mette à l'abri d'une autre expérience en restant chez ses parents. Plus tard, Kleist, nous la montre aussi, lorsqu'elle est reconnue innocente, sur les genoux de son père qui l'embrasse passionnément sur la bouche "comme un amoureux", sous les regards attendris de la mère. Le moins que l'on puisse dire c'est que la situation est assez trouble. Les réactions violentes du père -il sort son arme pour tirer sur sa fille- quand il apprend que cette dernière est enceinte prend alors un autre éclairage : non celles d'un père blessé dans son honneur, révolté de la duplicité de sa fille, mais celui d'un amoureux jaloux.
Eric Rohmer, en adaptant ce roman, est manifestement gêné par cette invraisemblance et il imagine, ce qui n'est pas dans le roman, que la servante donne un narcotique à Julietta. Ceci expliquerait qu'elle ne se réveille pas, une réponse moderne, la marquise d'O victime de la drogue du viol ou équivalent!   Avec ce détail réaliste qui chasse toute ambiguïté, Rohmer passe à côté de ce qui fait la complexité de la nouvelle et gomme la part d'ombre du personnage. 

      Un personnage sans tache


 Marie-Magdeleine repentante : Greuze


Eric Rohmer : Julietta l'innocence accablée

Une part d'ombre que n'a pas voulu l'écrivain!  La vision de la femme sans tache et pure, c'est à dire sans sexualité, correspond à une vision romantique assez commune mais surtout chrétienne. Julietta est assimilé à la vierge Marie et si la conception de son enfant n'est pas immaculée, il n'y a aucune faute de sa part. C'est ce que signifie la métaphore du cygne couvert de boue que le comte F. voit dans son rêve, et dont il veut laver la souillure,  le péché originel. 
A la pureté de la femme s'oppose la bestialité de l'homme (le violeur); Sous l'apparence de la vertu, les pulsions bestiales sont toutes prêtes à ressurgir, le vernis de la bonne éducation toujours prêt à craquer. C'est ce que résume dans une formule frappante la marquise d'O : "qu'il ne lui fût point apparu comme un démon si, lors de sa première apparition devant elle, elle n'avait cru voir un ange." En épousant Julietta, le jeune homme répare sa faute et rétablit l'ordre social et l'unité familiale.


Erice Rohmer : Le comte repentant  et la marquise d'O


Le film d'Eric Rohmer

Le cauchemar de Füssli


Le film de Rohmer offre une magnifique recherche picturale rendu avec talent par le chef opérateur Nestor Almendros :  couleurs, lumières, éclairages, toutes les scènes évoquent des tableaux de peintres de la fin du XVIII siècle ou romantiques, Fussli, Friedrich, Greuze, David.. Esthétiquement réussi, le film est pourtant insupportable à visionner, ridicule à souhait! Ce n'est que mon avis, tous les critiques ont crié au chef d'oeuvre!
Certes, le roman de Kliest demande à ce que l'on se remette dans les mentalités du début du XIX siècle. Mais en cherchant à nous faire épouser la réalité historique de cette époque "sans aucune distanciation, à rajeunir l'oeuvre non pas en la rendant contemporaine mais en faisant de nous ses contemporains*" Eric Rohmer n'est parvenu qu'à la caricaturer. Il fait, en effet, jouer ses acteurs comme des personnages de tableau ou de théâtre. Il leur fait adopter les gestes étudiés, les poses outrées, excessives et maniérées que l'on voit dans les tableaux de Greuze, de Füssli ou dans la comédie larmoyante chère à Diderot. Mais dans la vie personne ne se comporte ainsi, au XIX siècle pas plus que maintenant, d'où cette impression que le réalisateur ironise, parodie l'oeuvre alors qu'au contraire il a voulu la servir!

Greuze







 
La réponse était : Heinrich Von Kleist : la marquise d'O
                           :  Eric Rohmer La marquise d'O

Bravo à Aifelle, Asphodèle, Dasola Pierrot Bâton, Syl....

 Samedi 24 Mai, l'énigme est chez Eeguab


mardi 15 avril 2014

Jean-Charles Nodier : La fée aux miettes





jean-Charle Nodier par Guérin

Jean- Charles Emmanuel Nodier (1780-1844) est un romancier qui a eu une grande importance dans le mouvement romantique français. Il était d'ailleurs en rivalité avec Victor Hugo à la tête du Cénacle.
La fée aux miettes, roman fantastique, fut publié en 1832.

Le narrateur rencontre dans une maison "des lunatiques" de Glagow un vieux fou, le charpentier Michel, à la recherche de la Mandragore qui chante. Ce dernier lui raconte son histoire.
Au temps de la jeunesse de Michel à Granville, vivait une pauvre vieille qui venait mendier les restes des repas des écoliers. C'est pour cela que les garçons, fascinés par cette femme qui parle de nombreuses langues et semble posséder dans leur imagination des dons surnaturels,  l'ont surnommée La fée aux miettes. Un jour, Michel sauve la Fée aux miettes dans la baie du mont Saint-Michel, et lui promet de l'épouser à sa majorité, promesse faite par légèreté ou par raillerie...
Il embarque ensuite comme charpentier sur La reine de Saba. Le bateau fait naufrage, Michel, rejeté sur un île, découvre que la fée aux miettes l'a suivi, cachée dans son sac. Elle lui offre un portrait d'elle, sous les traits d'une jeune femme, Belkiss, si éblouissante qu'il en tombe amoureux.
Après  toutes sortes d'aventures fantastiques, Michel finit par épouser la Fée aux miettes. Le jour, elle lui apparaît sous les traits de la vieille femme qu'il connaît bien. La nuit, sous les traits de Belkiss qui n'est autre que la Reine de Saba, il reçoit la visite d'une femme en tout point belle et voluptueuse. Mais, pour que ce bonheur dure, il lui faut trouver la mandragore qui chante.

La fée aux miettes et Michel, le charpentier

Conte de fées, récit fantastique, le roman est aussi implanté dans le réel avec des descriptions de Granville et de la Baie du Mont Saint Michel, de la pêche aux coques, du métier de charpentier, de l'asile d'aliénés de Glasgow. Nodier y fait l'éloge du travail qui permet de gagner sa vie honnêtement et d'éviter l'oisiveté, un éloge rationnel, un peu à la Voltaire. Mais l'irrationalité du récit prend de plus en plus d'importance. 
Avec ce roman on pourrait penser que Nodier trace le cheminement d'un esprit en proie aux hallucinations, qui se perd dans ses rêves, et n'est plus en contact avec la réalité. Mais le propos de Charles Nodier est plus complexe. Le narrateur nous laisse dans le doute. Quand Nodier fait intervenir un scientifique, le docteur de la maison de santé, il le peint comme un homme ridicule. Ainsi la démonstration du savant quant au fait que la mandragore ne peut pas chanter est pédante et amphigourique. On ne peut le prendre au sérieux. Et alors? Si c'était Michel qui avait raison? Si le monde du rêve était plus important et même plus "vrai" que celui de la réalité?
En redonnant sa liberté au rêve, à l'onirisme, Charles Nodier se place bien en précurseur du romantisme et l'on comprend ce que lui doivent Gérard de Nerval, Victor Hugo lui-même et plus tard les surréalistes. Mais le rêve côtoie de près la folie.  Nodier qui est d'une sensibilité excessive - peut-être liée à l'usage de l'opium dans sa jeunesse- Gérard de Nerval qui explore la folie dans son Aurélia, Victor Hugo dans ses séances de spiritisme, et plus tard Maupassant en ont fait l'expérience.





Dans cet univers traditionnel de marins et de charpentiers, sans doute, comme dans les contes, un peu idéalisé, les rêveries et les visions de Michel jettent un trouble que les gens mis en scène interprètent comme de la folie. Mais le récit est celui, à la première personne, de Michel. S’il reflète les paroles d’autrui sur son comportement et sur la fée aux miettes, il donne à ressentir comme véritables les sentiments et les visions qui sont les siennes. Comment ne pas le croire, bien que cela semble impossible ? Belkiss apparaît-elle vraiment lorsqu’il ouvre le médaillon ? la fée a-t-elle le pouvoir de modifier le sort des marins ou cela n’est-il qu’une coïncidence ? Comment se met-il à lire l’hébreu, à entendre la langue canine de l’île de Man ? Il y a six mois qu’il a quitté ses chantiers et la famille de Finewood en leur abandonnant ses possessions, six mois qu’il recherche la mandragore chantante... Et comme le souligne la conclusion « Elle n’explique rien ». Le récit est donc à prendre ou à laisser, on retrouve l’opposition des deux discours, celui du psychiatre appuyé sur ses certitudes médicales et ses citations, qui définit la mandragore d’après Linné et selon les anciens usages, et d’autre part l’évasion inexplicable de Michel de cet endroit clos. Reste qu’on ne peut se fier totalement à ceux qui l’ont vu s’envoler avec une fleur chantante. On demeure dans le fameux « je sais bien... mais quand même » et le roman articule de façon originale « les illusions » du lunatique et la réalité, en donnant une prime de plaisir aux illusions joyeuses des « amants et des poètes ».



dimanche 2 février 2014

Heinrich Von Kleist : Mikhael Kohlhaas



Le roman de Heinrich Von Kleist,  Mikhael Kohlhaas, récemment adapté à l'écran par Arnaud des Pallières, est paru en 1810. L'écrivain s'est inspiré d'une vieille chronique évoquant l'histoire du véritable Kohlhaas .

La véritable histoire Kohlhaas au XVI° siècle

Jean-Frédéric, électeur de Saxe

Un riche marchand de chevaux prénommé Hans Kohlhaas vit à Cölln, en Brandebourg. Il mène ses chevaux à Dresde, en Saxe, pour les vendre et il est arrêté à la frontière par le nouveau Junker qui lui demande un droit de péage, ce que n'avait jamais fait l'ancien seigneur qui vient de mourir. Kohlhaas paie les droits mais le seigneur l'accuse d'avoir volé deux chevaux. Kohlhaas les lui laisse en gage, le temps d'apporter la preuve de l'achat. A son retour, le marchand constate que son valet a été molesté et ses chevaux sont en mauvais état. Il décide d'attaquer le seigneur en justice. Mais malgré ses démarches aux tribunaux de Saxe, il n'obtient jamais gain de cause, le junker étant protégé par ses pairs. Alors Kolhaas décide de se faire justice et avec l'aide d'un armée de malheureux et de soudards, il mène la révolte, tuant, brûlant des cités, tant et si bien que l'électeur de Saxe est obligé de composer avec lui et de lui promettre justice. Mais il ne tient pas sa promesse et Kohlhaas reprend son combat. Finalement le maquignon est arrêté et justice lui sera faite :  les chevaux lui sont rendus en bonne santé mais il est exécuté en 1540 pour les crimes qu'il a commis..

L'adaptation de Heinrich Von Kleist au début du XIX siècle

Heinrich Von Kleist

Heinrich Keist reprend la même histoire en s'inspirant de la chronique. Mais s'il  respecte les faits scrupuleusement malgré quelques libertés (l'épouse de Kohlhaas perd la vie en lui servant d'intermédiaire) il va leur donner un autre sens.
Au XVI siècle, à la Renaissance, la lutte pour la justice de Hans Khohlhaas montre l'ascension de la bourgeoisie qui ose se dresser face aux princes tout puissants qui gouvernent l'Allemagne divisé en duchés. Ce sont les premiers prémisses de l'ébranlement de la féodalité. Mais le combat de Mihkael Kohlhaas, le personnage de Kleist, une oeuvre qui paraît au début du XIX siècle, est celui du siècle des Lumières. Le personnage est un homme du peuple qui ne doit sa fortune qu'à lui-même, qu'à ses mérites. C'est un homme intelligent, qui sait lire, un protestant qui puise son savoir et sa sagesse dans la bible, un homme pieux, intègre et travailleur.
Il se heurte aux privilèges d'une classe sociale, d'un homme, le Junker, qui n'a aucun mérite, aucune qualité morale, dépravé, cupide, lâche et qui exerce un pouvoir arbitraire. Il ne s'est donné que " la peine de naître et c'est tout " pour reprendre les mots de Voltaire!  Mikhael Kohlhaas, épris d'un fort sentiment de justice, se sent donc investi d'une mission par rapport aux hommes victimes eux aussi de l'arbitraire.

Mais un sentiment opposé et d'aussi haute valeur parlait en lui, prenant des racines de plus en plus profondes, dans la mesure, où, poursuivant son voyage, il entendait parler, partout, où il entrait, des injustices journellement commises à l'égard des voyageurs (…)Dans le cas où, comme il semblait bien, tout cet évènement eut été une pure machination, il n'était plus qu'un homme voué au devoir d'employer ses forces, et toutes ces forces, à la réparation d'une telle offense et, pour l'avenir, à la sécurité de ses concitoyens.

 De là, à en faire un révolutionnaire, il n'y a qu'un pas qu'il ne faut surtout pas franchir! Car Kleist ne va pas jusque là !

Le sentiment de la Justice chez Kleist

Josse Lieferinxe: L'archange saint Michel terrassant le dragon (~1500)

Heinrich Von Kleist ne supportait pas l'injustice à un tel point qu'il a démissionné de l'armée parce qu'il se sentait incapable d'appliquer à ses hommes des punitions légales mais qu'il ne jugeait pas conformes à sa morale. Lui-même a été souvent confronté à l'injustice, empêché de publier par la censure, rejeté par certains contemporains comme Goethe qui a en horreur son oeuvre. Autrement dit, par ce trait de caractère, il crée dans son personnage un double de lui-même mais jusqu'à un certain point.. Il ne sera jamais un révolté et il se suicidera à l'âge de 34 ans.
Kohlhaas, loin de l'idéal du révolutionnaire, va s'incarner comme un justicier de Dieu, l'archange Saint Michel. D'où le changement de prénom par rapport au personnage historique Hans Kohlhaas. Mikhael a la pureté de l'archange, son intégrité, sa force morale; mais il en a aussi le bras vengeur, tenant le glaive de la justice, tel "un ange exterminateur". Cela signifie-t-il que Kleist pense que  l'homme à le droit de se faire justice lui-même?


La condamnation de l'auto-défense

Martin Luther

En se faisant justice lui-même, Kohlhaas commet des crimes innombrables, il met à mort des innocents, ruinent des villes en les assiégeant et en les brûlant. Il se met au ban de la société. Le fait de se considérer comme l'archange Saint Michel est un signe de démence. Le révolté incarne la démesure comme le font souvent les héros romantiques mais alors que Hugo ne dénonce pas Hernani devenu un réprouvé, un brigand pour mener un juste combat, Kleist condamne son héros sans appel. La rencontre de Kohlhaas et de Luther le montrent bien. Si Luther accepte d'intervenir pour le maquignon parce qu'il a le droit pour lui aux yeux des hommes, il a tort devant Dieu;  il lui demande en vain de renoncer à sa vengeance pour sauver son âme.

Kohlhaas, son chapeau entre les mains, dit avec émotion :
- Ainsi très révérend seigneur, je ne puis être admis au bienfait de cette réconciliation que j'ai sollicitée de vous? (l'absolution)
Luther répondit sèchement :
-avec ton sauveur, non! Avec ton souverain, tout reste suspendu à une tentative dont je t'ai fait la promesse.

Kohlhaas ne pardonnera jamais puisqu'on le voit, au moment où il va monter sur l'échafaud, exercer une ultime vengeance envers l'électeur de Saxe. Mais malgré son apparente défaite, la justice est rétablie puisque ses chevaux lui sont rendus intacts et que ses fils sont armés chevaliers. Kholhaas aurait-il donc eu raison, même s'il le paie de sa vie, d'avoir mené ce combat?


La transposition de Mikhael Kohlhaas par Arnaud des Paillères

 
De magnifiques paysages

Arnaud des Pallières transpose l'action qui se déroule au XVI siècle en pleine guerre de religion dans les Cévennes, dans des paysages somptueux et magnifiquement filmés qui donnent force au récit,  magnifique épopée rythmée par le changement des saisons, le passage du temps.
L'électeur de Saxe devient la princesse Marguerite de Navarre qui promet à Kohlhaas réparation des torts subis et qui tient parole, tout en le condamnant à mort pour ses exactions. 
Le rôle de Luther est dévolu à un ministre protestant, traducteur de la bible, qui, comme dans le roman, ne parvient pas à obtenir le repentir du marchand.


Mikhael Kohlhaas et sa fille

Une autre liberté prise par rapport au livre, c'est le personnage de la fille de Kohlhaas qui a ici une présence étonnante. Les enfants dans le livre existent (il y en cinq) mais n'ont pas un rôle déterminant. Si le réalisateur donne une telle importance à la fillette, on est en droit de se demander pourquoi. Peut-être symbolise-t-elle la dureté de cette époque ravagée par la violence de la guerre. Peut-être aussi, et c'est ce que je pense, juge-t-elle son père et le condamne-t-elle? Elle cherche, en effet, à comprendre pourquoi il agit ainsi et ne reçoit pas de réponse. Aussi à la fin, quand elle vient lui dire adieu, elle part sans verser une larme et sans se retourner comme si elle éprouvait de la colère et de la rancune envers lui.

Mikhael Kohlhaas, dans le film, est un maquignon allemand, protestant, installé dans le pays. Allemand, peut-être pour expliquer l'accent du remarquable acteur danois Mads Mikkelsen qui  interprète le personnage et a dû apprendre le français pour les besoins du film.  Il incarne à merveille la pureté, l'intégrité du personnage. Un homme qui paraît sans faille. On peut se demander si Arnaud des Pallières condamne son personnage, comme le fait Kleist, ou si, au contraire, il le justifie en le magnifiant!



Les valeureux combattants de l'énigme qui ont  découvert la vérité : Aifelle, Dasola, Dominique, Miriam, Pierrot Bâton, Syl..

Le roman : Mikhael Kohlhaas de Heinrich von Kleist

Le film : Mikhael Kohlhaas de Arnaud des Pallières