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dimanche 14 décembre 2025

George Eliot : Middlemarch

 

La parution de Middlemarch s’est échelonnée de 1871 à 1872, au total un roman de plus de 1000 pages, en huit volumes, qui se déroule à Middlemarch de 1829 à 1832, dans la petite ville fictive manufacturière (Coventry peut-être ? où Eliot a vécu ). Le sous-titre Etude de la vie de province dépeint bien l’intention de l’écrivaine de rendre compte de la vie rurale, loin de la capitale, et ceci à tous les niveaux de l’échelle sociale, des nobles, grands propriétaires terriens, en passant par le clergé, les pasteurs, les vicaires et la bourgeoisie aisée, les manufacturiers qui cherchent à monter dans l’échelle sociale, à la classe moyenne, commerçants, régisseurs, et paysans dont les métayers vraiment pauvres et révoltés d’Arthur Brooke, un foisonnement de personnages qui donne l’impression d’une vie intense, un tissu social complexe, une satire des moeurs, illustrant les grands moments de cette période historique et politique. C’est l’occasion pour George Eliot de décrire la fin du règne de George IV puis, sous le règne de Guillaume IV et à propos de la Réforme, de montrer les forces conservatrices en oeuvre, les tories ligués contre les whigs réformateurs,  achetant les élections par des pots de vin et triomphant des idées progressistes.


Middlemarch qui tourne autour des personnages principaux présente donc un vaste et dense panorama de la vie au début du XIX siècle dans une province anglaise, développant certains aspects, les moeurs, la religion, les mentalités, les idées nouvelles, l’agriculture, la médecine, et présentant comme toile de fond le contexte historique. Ainsi le manufacturier Walter Vincy, père de Fred et de Rosamond, connaît des difficultés économiques en ce début d’industrialisation. Dans les usines de textile de Middlemarch, où l’on fabrique le ruban, les machines à vapeur modernes sont détruites par les ouvriers en colère. La crise touche aussi l’agriculture. Et au niveau spirituel et religieux, on y voit la propriétaire terrienne Dorothea Causebon choisir le vicaire Camden Farebrother comme pasteur, une pratique très contestée qui aboutira plus tard en Ecosse au schisme entre l’église presbytérienne et la nouvelle église libre d’Ecosse.


Le roman est celui du mariage qui sert de prétexte à décrire les relations entre les hommes et les femmes. Autour d’eux se greffent tous les autres personnages qui permettent d’explorer les nombreux thèmes abordés par le roman.


Dorothea et Ladislaw

Dorothea Brooke, nièce d’Arthur Brooke, un propriétaire terrien qui ne préoccupe pas du bien-être de ses métayers, est une jeune fille d'une grande beauté. Idéaliste, désireuse de participer au progrès social et de faire le bien autour d’elle auprès des populations pauvres, elle a aussi de grandes aspirations à la connaissance, au savoir, est extrêmement pieuse et fait preuve d’une morale un peu puritaine. C’est pourquoi, elle s’imagine trouver l’occasion de se dévouer et de s’instruire dans le mariage avec le pasteur Causobon, riche propriétaire terrien, vieil érudit, pédant et desséché, qui a voué toute sa vie à un ouvrage interminable (et interminé) ! Il ne lui faut pas longtemps pour découvrir l’incompétence du vieil homme, sa vanité, sa mesquinerie et son égoïsme odieux. Pendant son voyage de noce en Italie, elle fait connaissance du jeune cousin de son mari, Ladislaw, un parent pauvre de son mari, dont elle apprécie le goût de l’art, la finesse et les idéaux sociaux. On verra comment le vieillard, au-delà de la mort, veut l’empêcher de s’unir à celui qu’elle aime une fois devenue veuve. Dorothea est une femme sincère et réellement bonne. Elle a bien sûr des défauts dont son excès de rigorisme.  Elle manque de perspicacité intellectuelle et commet des erreurs de jugement à propos du révérend Causebon. Il est vrai qu’elle a l’excuse de son extrême jeunesse. C’est un personnage plein de contradictions :  elle n’en fait qu’à sa tête, c’est elle qui prend la décision de se marier malgré l’avis de sa famille, mais elle ne remet pas en question le diktat de société concernant le rôle de la femme, qui doit être docile et soumise à un mari. La souffrance qu’elle éprouve pendant le temps que dure son mariage trempe son caractère !

 

Albert Durade : George Eliot Mary-Ann Evans


Sa soeur Célia qui épouse Sir James est beaucoup plus pratique qu’elle et moins idéaliste. Il faut dire qu’elle se coule plus facilement dans le moule, acceptant le rôle traditionnel dévolu aux femmes, étant bien entendu que celles-ci ne sont pas assez intelligentes et sont trop futiles, trop ignorantes, pour comprendre et diriger des affaires et qu’elles doivent obéissance à leur mari. On comprend l’ironie de George Eliot (Mary-Ann Evans), femme intelligente, érudite et progressiste, qui s’est brouillé avec son père parce qu’elle avait perdu la foi, qui a bravé les interdits de la société en vivant avec un homme marié, libre-penseur, indépendante d’esprit et indépendante financièrement par son travail.


Rosamond Vincy, sa mère et Lydgate


Tertius Lydgate est médecin. Orphelin, noble, il a été élevé par son oncle, un baronnet, mais doit désormais se débrouiller seul et sans fortune. Ce qui lui convient très bien. Ce qui intéresse Lydgate, c’est son métier, mener à bien des recherches médicales, réformer la médecine, lutter contre les épidémies de choléra, développer l’hygiène, c’est pourquoi il accepte le poste de direction bénévole de l’hôpital de Middlemarch que lui offre le banquier Bulstrode. Ce dernier, un méthodiste puritain et donneur de leçons, se met à dos la société de Middlemarch à majorité anglicane. Lorsqu’on l’on apprend que la fortune de cet homme est mal acquise, sa réputation est perdue, et va entacher celle de Lydgate pourtant idéaliste et honnête. 
Ajoutons à cela que Lydgate se marie avec la ravissante Rosamond Vincy, commettant l’erreur grossière de la croire sincère, douce et soumise, comme il se doit d’une jeune fille accomplie. Or, elle se révèle entêtée, indocile, frivole et snob, refusant de réduire son train de vie. D’un égocentrisme forcené, elle ne veut faire aucune concession et pousse son mari à s’endetter. Un mariage malheureux qui démontre que les préjugés des hommes et leur certitude de dominer les femmes, peuvent se retourner contre eux-mêmes. Lydgate en est la victime qui n'attend de son épouse que la docilité et qu'elle sache jouer du piano ! Mais il est lui-même fautif, aimant peut-être un peu trop le luxe et les objets coûteux.
 

Le thème de la médecine et de son évolution, de ses réformes nécessaires est très présent dans le roman de George Eliot. Avec Lydgate, elle dénonce le conservatisme et l’ignorance de ses contemporains mécontents d’un médecin qui ne leur vend pas de médicaments lorsqu’il les juge inutiles, ce qui était une pratique courante des collègues de Lydgate pour augmenter leurs revenus. Lydgate est réellement un homme de grande valeur qui aurait pu aller très loin s’il avait été secondé par une femme de valeur ! On ne peut s’empêcher de penser que c'est lui que Dorothea aurait dû épouser ! Mais « la vie » n’est pas un roman ! 


Mary Garth et Fred Vincy


Enfin, voilà Mary Garth mon personnage préféré. Mary est laide ou tout au moins sans beauté, c’est ainsi que la voit la société, mais jamais, pourtant, George Eliot n’a dressé un portrait aussi charmant et plein de tendresse. C’est l’un des personnages le plus agréable du livre avec son intelligence pragmatique, son courage devant l’adversité, son absence de snobisme et la sincérité de ses sentiments, son caractère un peu « soupe au lait», son sens moral sans ostentation, toujours tempéré par l’humour. Et j’aime aussi beaucoup Cleb et Susan Grath, ses parents, et toute la flopée de petites soeurs et de petits frères à la langue bien pendue qui créent des scènes pleines de joie et de vivacité. Caleb est régisseur et expert foncier et  s’occupe de la gestion des métairies. Il est compétent et aime le travail bien fait et il a perdu la pratique de certains clients car il ne supporte pas d’agir contre sa conscience. Son épouse, instruite, donne des cours à des élèves pour arrondir un budget familial très serré, ce qui entraîne le mépris de ces dames de la bourgeoisie, une femme qui travaille pour vivre, quelle honte !  Peu importe, le couple vit honnêtement, paisiblement et modestement.

Comme Mary n’a pas de fortune et qu’elle travaille comme infirmière auprès du riche propriétaire Peter Feartherstone, elle n’est pas un bon parti. Madame Vincy ne la veut pas pour belle-fille car elle souhaite un bon mariage pour son fils Fred. Or, celui-ci aime Mary, son amie d’enfance. Mais Mary refuse de l’épouser s’il continue à faire des dettes de jeu et ne veut pas travailler. C’est un gentil et sympathique jeune homme mais peu sérieux et immature et il compte trop sur l’héritage de l’oncle Feartherstone, espérant une vie de plaisir et d’oisiveté. La vie commune mérite des efforts et l'amour ne suffit pas, il ne peut se construire sur du sable et il repose sur l'égalité et le respect mutuel.  C'est ce que nous apprennent Mary et Fred.

 

Film télévisé britannique : Dorothea et Ladislaw

 
J’ai adoré ce roman historique et social même si j’ai éprouvé au début quelques difficultés à y entrer étant donné la multiplicité des notes qui renvoient le lecteur à la fin du roman. J’ai fini par les laisser de côté quand elles n'étaient pas indispensables à la compréhension de l'ouvrage ! Il faut donc être patient au début et laisser le temps d'installation à la narration et aux personnages. Mais une fois lancée dans ce voyage vers le passé, j’ai savouré la comédie humaine que nous donne George Eliot avec ses grandes scènes pleines de férocité et d’ironie et tous les petits détails tellement vrais, les commérages, les jalousies, les ambitions, la subtilité des liens sociaux.  

J’ai admiré combien George Eliott sait parler avec justesse et vérité de toutes les classes sociales et en particulier du peuple. Ainsi Dagley, le métayer d'Athur Brooke, est plus vrai que nature. Ce passage où Brooke vient faire des remontrances à Dagley est haut en couleur et plein d’humour mais il est en même temps très critique sur le plan social, l’écrivaine dénonçant la misère des paysans et la responsabilité des maîtres. On sent très bien de quel côté elle penche. Le franc parler du paysan provoque le rire mais son indignation nous touche. Middlemarch est un roman social plein de générosité . p532 533

Middelmarch est un roman d’apprentissage en particulier pour Dorothea et Lydgate qui font tous deux les frais de leur inexpérience, de leur éducation et de leurs erreurs douloureuses. C'est aussi un roman d'amour, sans illusion sur les relations entre hommes et femmes, dénonçant l'aliénation de la femme maintenue dans l'ignorance même dans les classes supérieures, considérée comme inférieure, soumise à l'autorité maritale.

La galerie de portraits, trop nombreux pour que l’on puisse rendre compte de tous, est passionnante et l’écrivaine s’illustre même dans la caricature avec l’homme à tête de grenouille, Rigg, le fils illégitime de Peter Fearstherstone.

Enfin, lorsque intervient l’affreux John Raffles et que celui-ci fait chanter le banquier Bulstrode, nous sommes proches du roman à la Dickens ou à la Colins qui explore les bas-fonds et cultive les mystères familiaux, la mésalliance, le chagrin d’une mère, la disparition d’une fille jamais retrouvée. La mort et la souffrance du maître-chanteur, le drame vécu par Bulstrode, son glissement vers le meurtre, son basculement moral et sa déchéance sociale, ne manquent pas de tragique et de noirceur. 

Cependant, si George Eliot peut se placer au niveau de la tragédie avec le destin de certains de ses personnages, l'ironie n’est jamais bien loin. La mort et l’enterrement du vieux Fearthersone, par exemple, donnent lieu à une description savoureuse au cours de laquelle l’on voit les héritiers présumés faire le siège de la maison du moribond, chacun rivalisant avec les autres membres de la famille, affectant fidélité et amour, (ce qui provoque l’hilarité de Mary et de Fred) puis, pendant la cérémonie funèbre, les voilà uniquement préoccupés de l’héritage. L'écrivaine ne nous laisse aucune illusion sur la bonté et la grandeur de la nature humaine mais son pessimisme est toujours corrigé par l’humour.


Un grand roman donc qui nous plonge dans un univers si vivant, si varié, si juste, que l’on a l’impression d’une immersion totale dans le passé avec, à la dernière page, le regret de devoir abandonner des personnages que l’on a appris à connaître et pour certains à apprécier.
 

 

 

J'ai lu il y a bien longtemps Le moulin sur la Floss que j'avais aussi beaucoup aimé et que je relirai volontiers. 

mardi 25 novembre 2025

Valerie Keogh : L'infirmière/ Claire McGowan : Personne ne doit savoir / Yamamura Misa : La Ronde noire

 

J’ai lu toute une série de romans policiers ou thrillers d’écrivaines ( et oui que des femmes !) irlandaise de Dublin, irlandaise du Nord, japonaise. Lectures faciles, parfois addictives, récréatives, dont j’ai envie de laisser une trace même rapide dans mon blog.

Valérie Keogh, naît à Dublin, vit dans le Wiltshire en Angleterre: L’infirmière

L’infirmière raconte l’histoire de Lissa, une fillette que son physique ingrat expose aux moqueries et humiliations de ses camarades de classe excitées par Jemma, une fille dominatrice et sans pitié. Lissa ne peut compter sur l’aide de sa mère, dépressive, qui n’aime, en fait, vraiment, que son mari. Son père, voyageur de commerce, est souvent absent et lorsqu’il revient à la maison, la mère n’a d’yeux que pour lui, ce qui exclut l’enfant. 
Souffrant de ce harcèlement scolaire, Lissa décide de tuer Jemma selon un plan qui lui assure l’impunité. Quelques années plus tard, son père meurt dans un accident de voiture, sa mère tombe dans un état catatonique et doit être placée dans un établissement de soins extrêmement coûteux car la jeune fille veut ce qu’il y a de mieux pour elle.  Oui, mais elle découvre que son père menait une double vie et avait une autre femme à qui il a légué sa maison en ne laissant rien à sa première épouse.  
Lissa a fini ses études d’infirmière mais son salaire, même si elle ne dépense que le strict minimum pour vivre, ne suffit pas à couvrir les frais d’hospitalisation de sa mère. Comment va-t-elle s’en sortir ? Doit-elle tuer à nouveau ? et jusqu’où va-t-elle aller dans le mensonge, la violence et le crime ? Et qui est cette autre jeune femme, infirmière comme elle, qu’elle croit avoir déjà vue sans pouvoir dire où et qui l’invite de temps en temps pour un café ? Que lui veut-elle ? Va-t-elle devenir une amie ou bien, au contraire… ? 

Le personnage est évidemment inquiétant, prêt à tout, mais l’originalité de l’auteur c’est d’en avoir fait un être vulnérable, profondément malheureux, solitaire, entièrement dévouée à sa mère et se sacrifiant pour elle, ayant éperdument besoin de l’amour que ses parents n’ont jamais su lui donner. Autre habileté de l’écrivaine, c’est de montrer Lissa en infirmière sérieuse et empathique. Par conséquent, on ne peut la haïr, on comprend sa souffrance si bien que l’on épouse peu à peu son point de vue et comme ce qui se passe dans sa tête est assez monstrueux, c’est très inconfortable pour le lecteur. De plus, Valerie Keogh est très bien renseigné sur le métier d’infirmière en milieu hospitalier mais aussi en agence, dans le privé, et pour cause, c’est un métier qu’elle a exercé pendant de nombreuses années, ce qui nourrit un tissu social qui sonne juste et se révèle intéressant !
Un livre addictif qui nous prend dans ses filets angoissants !

Claire McGowan naît en Irlande du Nord, vit à Londres :  Personne ne doit savoir

 


 

Alison a réussi sa vie. De milieu modeste, elle a épousé Mike, brillant avocat, issu d’une famille huppée. Elle a acheté la maison de ses rêves dans le Kent, un vieux manoir victorien plein de charme,  et y vit avec son mari et ses deux enfants, Benji un garçon de 10 ans et une adolescente Cassie. Elle a décidé de réunir ses amis qu’elle n’a pas vus depuis des années pour fêter leur amitié. Ils se sont tous connus à Oxford pendant leurs études.

Karen sa meilleure amie, avec qui elle a été très proche, vient avec son fils Jack. C’est la seule qui n’ait pas réussi son examen final et elle ne bénéficie pas du même niveau social que les autres, élevant son fils sans père toute seul. Elle vit dans un quartier pauvre. Callum autre « oxfordien » aisé, est accompagné de sa femme Jodi qui est enfin parvenue à tomber enceinte. Callum et Mike appartiennent à ces étudiants d’Oxford qui ont eu des parents fortunés. Les parfaits "fils à papa". Et puis il y a Bill. Il vient de se séparer de sa compagne Astrid et arrive de Suède en moto. Il semble le seul à ne pas être conformiste et snob.

Le livre, classé comme roman policier psychologique, décrit aussi un milieu social envers lequel l’écrivaine n’est pas toujours tendre. Le point de vue est parfois celui d’Alison et l’on sent qu’elle est devenue une femme guindée, qui veut paraître, atteindre la perfection et en imposer à ses amis, les rendre jaloux. Parfois les adultes sont vus par les adolescents et ils ne sont pas à leur avantage ! Alison décrite par Jack, le fils de Karen, est ridicule, vaine, superficielle et égoïste. Le milieu dans lequel elle élève ses enfants est snob. Ainsi Cassie, sa fille, qui est une élève moyenne, n’est pas sélectionnée pour intégrer Oxford ou Cambridge (elle n’est pas Oxbridge) et est méprisée par les parents de ceux qui le sont et snobée par son petit ami (une tête à claque). Alison, elle-même, est un peu dépitée que sa fille ne soit pas à ce niveau.

Le repas, très arrosé, se poursuit tard dans la nuit et si certains comme Alison vont se coucher de bonne heure, les autres continuent à se saouler jusqu’au moment où Alison, est réveillée par les cris de Karen qui, des marques de strangulation sur le cou, la cuisse couverte de sang, accuse Mike de l’avoir violée. Bien qu’Alison soit présidente d’une association pour les femmes violées et battues, sa première réaction est le déni et Karen qui accuse son mari, devient la menteuse, l’ennemie. Elle l'accuse d'être aguicheuse, coureuse, peu sérieuse ! Peu à peu, l’univers factice d’Alison s’écroule, ses certitudes se fissurent révélant les mensonges, les faux-semblants de sa vie et mettant à jour les souvenirs des années de fac et le meurtre non élucidé de la belle étudiante Martha lors du bal de fin d’année à Oxford. L’enquête commence, menée par l’inspecteur Adam Devine. Une réflexion sur la difficulté pour les femmes de faire reconnaître le viol et d'obtenir justice et protection.

Yamamura Misa, écrivaine japonaise : La Ronde noire

 


La charmante Chisako Tanaka est fiancée à Natsuhiko Hino qui est parti étudier aux Etats-Unis sur les conseils de son professeur Todo. Quand il revient à Kyoto, il espère que celui-ci le nommera professeur- adjoint à l’université de Kyoto. Mais Todo ne le fait pas et Natsuhiko, dépité, reste assistant ! Aussi lorsque le professeur Todo est assassiné et que par voie de conséquence Natsuhiko monte en garde, il est l’un  des premiers suspects. Mais son alibi est irréfutable. Il a invité Chisako à un congrès situé à quelques centaines de kilomètres de Kyoto, à Fukuoka, et non seulement sa fiancée peut en témoigner mais  nombreux sont ceux qui attestent sa présence. 

Cependant Chisako voit bien que le jeune homme a changé depuis son retour des Etats-Unis, il est nerveux, ombrageux, et elle doute parfois de son amour. Aussi quand elle s’aperçoit que le jeune homme s’intéresse à un article de journal sur le meurtre d’une parolière de chansons, propriétaire d’un célèbre Cabaret à Tokyo, et que la principale suspecte est une chanteuse, la plantureuse Aki Kiryu, Chisaho est de plus en plus inquiète. En effet, elle se souvient avoir vu Aki Kiryu à deux reprises, silhouette furtive à côté de son fiancé qui ne lui a jamais parlé d’elle. Mais Aki Kiryu a un alibi a toute épreuve… Alors quand un troisième homme est assassiné, cette fois-ci dans le milieu politique, Chisako mène l’enquête aidée par un jeune journaliste qui s’est amouraché d’elle. Et de meurtre en meurtre …

Yamamura Misa reprend le thème déjà exploité par Patricia Highsmith et par Hitchkock, dans L’inconnu du Nord-Express, en le complexifiant. Et c’est bien fait ! On s’intéresse à l’enquête mais ce que j’ai bien aimé aussi ce sont les passages consacrés à la vie, la mentalité, la culture de la société japonaise. Le statut de la femme, par exemple, quand elle est traditionnaliste comme Chisako, discrète, docile, effacée derrière son fiancé, n'osant pas lui poser de questions, faisant le ménage de son appartement, et respectant même des coutumes qui semblent pourtant tombées en désuétude, enfin pas totalement !  Le livre est de 1992, j'espère que les japonaises ont progressé depuis dans leur émancipation ! Un détail m'a amusée : savez-vous qu’au Japon on n’estime pas la taille d’une pièce en m2 mais en Tatami : « c’était une vaste pièce d’au moins vingt tatamis. ». Dans le monde de la chanson j’ai appris ce qu’était l’Enka, « ballade évoquant l’amour impossible, la nostalgie du pays natal ou le poids du destin. » , cela m'a fait penser à la saudade, et la chanson préférée du meurtrier est Le grand défi de Kiyoko Suizenji… Voir ici. On y pratique aussi des parties acharnées de jeu de Mah-jong, on mange de la fondue japonaise, le Sukiyaki et, bien sûr, les inévitables sushis…


jeudi 20 novembre 2025

Ken Follett : Les Armes de Lumière

 

J’ai lu Les Armes de Lumière ( 2023) de Ken Follett sans savoir que ce livre est le dernier volet d’une saga historique intitulée Kingsbridge qui a pour cadre cette petite ville du Devon
Jusqu’alors je n’avais lu que le premier livre de cette saga Les Piliers de la terre (1990) qui se déroule au Moyen-âge, au XII siècle, au temps des bâtisseurs de cathédrales.

Un monde sans fin paru en 2008 est le second volume suivi de Une colonne de feu (2017). Un cinquième volume Le Crépuscule et l’Aube paru en 2020 est une préquelle aux quatre autres volumes.

Les Armes de Lumière se déroule à Kingsbridge à la fin du XVIII siècle marqué par la révolution française, ce qui agit par contre coup sur la société anglaise. Le gouvernement anglais réprime par des lois draconiennes et injustes toute tentative de révolte du peuple et toute initiative, même pacifique, pour améliorer son sort. Les condamnations à mort ou aux travaux forcés sont légion. Le récit se poursuit pendant les guerres napoléoniennes à l’origine des difficultés de l’industrie du textile dont les débouchés en Europe auprès de la clientèle riche diminuent. Les conflits aggravent donc les conditions de travail des ouvriers du textile, fileuses, tisserands, déjà impactées par l’adoption de nouveaux métiers à filer ou à tisser. Ces machines actionnées par des roues à eau puis par des moteurs à vapeur, entraînent la perte d'emplois pour de nombreux travailleurs, ce qui donne lieu à des mouvements de colère tels que ceux des Luddites. Un des personnages du roman est un luddite. Il détruit les machines, ce qui entraîne sa condamnation.

D’autre part, les enrôlements forcés d’hommes dans l’armée anglaise pour lutter contre les français se multiplient, plongeant des familles dans la misère en les privant de leur soutien financier. Voilà pour la situation historique.


Goya : allégorie de l'industrie, fileuse de coton au rouet.


Sal Clitheroe est fileuse à domicile. Son mari, Harry, travaille au champ pour le compte du châtelain de Badfort, sir Riddick, dont le fils aîné Will est un être insensible, méprisant et hargneux. Son entêtement cause la mort de Harry. Sal se retrouve veuve avec son fils Kit qui a sept ans et est embauché au château. Mais Sal se révolte contre les mauvais traitements que subit l’enfant et elle est exilée à Kingsbridge. Là, elle est embauchée par Amos, le drapier, dans son entreprise. C’est une femme courageuse, active, qui cherche à défendre les intérêts des ouvriers en créant un syndicat. Son fils Kit, doué d’une intelligence vive et précoce, va se révéler extrêmement habile dans la conception et la maintenance des machines.

Amos vient d’hériter de la manufacture de son père et de ses dettes ! Il s’aperçoit que son héritage va tomber dans les mains du grand patron Hormbeam s’il ne le rembourse pas aussitôt. Horbeam est un adversaire redoutable et impitoyable qui peu à peu concentre entre ses mains toute la richesse de la ville et le pouvoir politique et juridique. Aidé de Spade, un tisserand génial et inventif,  et aussi par les  membres de son église presbytérienne, Amos parvient à sauver la manufacture mais s’endette pour des années. C’est un patron humain, qui essaie de concilier le travail de ses ouvriers et l’emploi de machines modernes nécessaires pour s’adapter à la concurrence et accroître le rendement. 

 

Machine à filer le coton début du XIX siècle

 

Dans l'image ci-dessus, on voit une fillette placée sous la machine, derrière les fils. Elle est chargée de réparer si un fil casse, ce qui permet à l'ouvrière de ne pas baisser la cadence. Ce sont, en général des enfants qui sont affectés à ces réparations.  Dans le roman de Ken Follett, c'est Kit qui assure ce travail en duo avec sa mère, Sal.

 Parmi les autres personnages, il y a aussi Elsie, fille de l’évêque, amoureuse malheureuse d’Amos. Elle se bat pour créer une école pour que les enfants pauvres puissent apprendre à lire et à écrire. Et encore beaucoup d’autres qui gravitent autour, comme la coquette et frivole Jane qui est le grand amour d’Amos, le mari d'Elsie,  sa mère Arabella ou encore Roger Riddick, le fils cadet du châtelain.…

La part historique du roman est très intéressante et Ken Follett a l’art de faire vivre une époque et de nous y plonger comme si nous étions contemporains. On vit les évènements, on assiste aux prémices de la révolution industrielle, on participe à la bataille de Waterloo dans ses moindres détails. Les personnages sont nombreux, complexes et on s’attache à leur vie, à leur combat. Un bon roman historique même si je préfère la période du Moyen-âge et donc Les Piliers de la terre.

lundi 6 octobre 2025

Carys Davies : Eclaircie

 

Le roman de Carys Davies, Eclaircie, se déroule en 1843 dans une île isolée au nord de l’Ecosse. C’est l’année, nous explique l’auteure, de la Great Disruption, le schisme qui a eu lieu au sein de l’église  presbytérienne écossaise et qui vit de nombreux pasteurs la quitter pour fonder la nouvelle église libre d’Ecosse. Ils protestaient contre le droit que détenaient les grands propriétaires terriens de choisir eux-mêmes les pasteurs. Un autre fait historique d’importance qui préside à ce récit est ce que l’on a appelé en Ecosse : les Clearances. Ce sont des déplacements forcés des populations rurales vivant sur des territoires reculés qui ont commencé dès le milieu du XVIII siècle et se poursuivent jusqu’à la seconde moitié du XIX siècle. Des paysans pauvres furent ainsi chassés de chez eux, allant rejoindre sur le continent une population miséreuse, sans aucune ressource, corvéable à merci, pour laisser aux grand propriétaires, en quête de profit, la possibilité de faire à moindre frais l’élevage intensif de moutons.

C’est là qu’intervient John Ferguson, pasteur prebytérien de la nouvelle église libre à laquelle il a adhéré pour être en accord avec sa foi et sa conscience. Désormais sans paroisse et sans le sou, il est pourtant obligé d’assurer sa subsistance et celle de sa femme. C’est pourquoi il accepte un travail. Il doit se rendre dans une île au nord des Shetlands où vit Ivar, le seul habitant du lieu, pour lui signifier qu’il doit quitter son foyer. Mary a beau démontrer à John les dangers de cette mission ainsi que la responsabilité morale qui sera la sienne, John est dans le déni et se persuade qu’il agit pour le bien de cet homme puisque celui-ci pourra désormais vivre avec ses semblables. Une des difficultés et non des moindres est qu'Ivar parle une langue en voie de disparition, la langue norne, et qu’il lui sera bien difficile de se faire comprendre ! 

Mais voilà que rien ne se passe comme prévu ! John Ferguson blessé est recueilli par Ivar et le roman décrit la construction d’une amitié entre les deux hommes autour de l’apprentissage de cette langue norne, riche et passionnante, qui est en elle-même une aventure. 

«  D’autres termes étaient plus ardus tant il en existait pour désigner les moindres variations du climat et du vent, du comportement de la mer aussi, qui semblaient parfaitement distinctes aux yeux d’Ivar mais que John Ferguson peinait à définir avec certitude et qui le laissaient tout bonnement perplexe - des mots tels que gilgal et skreul et yog, fester et dreetslengi - qui semblaient tous avoir un sens précis et bien particulier, lequel dépassait son expérience personnelle et ses pouvoirs d’observation; autant de termes qu’avec un léger sentiment de défaite, il traduisait collectivement par « une mer agitée ». »

Les personnages sont très réussies : l’austérité du pasteur dont le visage peint le caractère en deux mots : «osseux et presbytérien », caractère qui se précise encore quand John entend sa belle-soeur demander à Mary  « si elle regrettait de ne pas avoir épousé un homme moins sérieux, adjectif qui dans sa bouche, il en était persuadé, signifiait strict et sans humour, ennuyeux et, plus généralement presbytérien. ». 
Pour cet homme, corseté dans ses principes, danser représente un péché, et si, par amour, il pardonne à sa femme d’avoir remplacé ses dents tombées par des fausses, suprême vanité que la communauté lui reproche, il ne le ferait jamais pour lui-même. Scrupuleux à l’extrême dès qu’il s’agit de l’indépendance spirituelle de son église, il néglige ce qui est temporel comme l’injustice sociale. Pourtant, peu à peu, au contact d’Ivar, des scrupules naissent et il se sent honteux du rôle qu’il doit jouer.  

Ivar, lui, est un taiseux. La solitude façonne un homme surtout dans un environnement dur, hostile, où il est à la merci de la maladie qui l’a laissé très affaibli. ll file la laine de ses quelques moutons et tricote ses vêtements. Il vit de peu et mène une vie simple qui ressemblerait au bonheur si ce n’était le manque de compagnie.

« Il resta planté sous la pluie douce qui tombait maintenant et, au bout d’un long moment se parla dans sa tête :
 J’ai les falaises et les récifs et les oiseaux. J’ai la colline blanche et la colline ronde et la colline pointue. J’ai l’eau claire de la source et la bonne pâture riche posée comme une couverture sur les hauteurs perchées de l’île. J’ai la vieille vache noire et l’herbe goûteuse qui pousse au milieu des rochers, j’ai mon grand fauteuil et ma maison robuste. j’ai mon rouet et ma théïère, j’ai Pegi ( son cheval) et, maintenant, miracle, j’ai John Ferguson. »
 

La beauté de la nature dans cette île est toujours présente, décrite par petites touches, même si cela n’occulte pas la difficulté de la vie lorsque commence l’hiver et que le moral est en berne au fur et à mesure que les nuits s’allongent.

Ce roman est juste au niveau des caractères, conté sobrement et les descriptions, les moments de vie, la présence constante de la mer avec les tempêtes, la pêche, les oiseaux, mais aussi la présence chaleureuse des animaux domestiques, le partage entre les deux hommes, la personnalité affirmée du personnage féminin, tout suscite beaucoup d’intérêt. 

C’est pourquoi j’ai été très déçue par le dénouement. Je comprends que Carys Davies veuille montrer l’évolution du pasteur mais la fin qu’elle imagine est contraire à la mentalité, aux croyances profondes d’un austère presbytérien et même de sa femme aussi évoluée soit-elle !  On ne peut y croire un seul instant !  L'écrivaine se trompe de siècle. Je trouve qu’elle cède à la facilité, voire à la mode (?) en écrivant une fin recevable au XXI siècle mais pas au XIXième, époque ou se déroule l’histoire ( et encore si vous vous renseignez sur les presbytériens américains à l'heure actuelle, vous verrez qu’ils n’en sont pas là  même si l'on n'en est plus à la Lettre écarlate ! )
Je ne peux en dire plus pour ne pas divulguer la fin mais je m’étonne d’être la seule à avoir noté cette incohérence psychologique et historique pour ce roman nominé à plusieurs prix littéraires.

Voir le billet d'Alexandra ICI

 

 

Chez Fanja


 

lundi 22 septembre 2025

Katherine Mansfield : Prélude et Sur la baie

 


Katherine Beauchamp qui prend pour nom de plume le pseudonyme de Mansfield emprunté à sa grand-mère est née à Wellington en Nouvelle-Zélande en 1888 et c’est en France, à Avon (Seine et Marne), qu’elle mourra, malade de la tuberculose en 1923. Elle quitte son pays pour l’Angleterre une première fois en 1906 au cours de laquelle elle a une liaison homosexuelle qui fait scandale à Wellington et est rappelée par ses parents puis elle repart en 1908, période où elle se retrouve enceinte, se marie (un mariage qui dure un jour), et perd son bébé. En froid avec sa famille bourgeoise et conservatrice, elle ne revient jamais dans son pays natal et  fait de fréquents séjours en France, à Menton, en particulier. Pourtant à la mort de son frère,  - Leslie Beauchamp- ,  avec qui elle était restée en contact alors qu’il servait sous le drapeau britannique en France en 1915, tous les souvenirs de son enfance remontent à la mémoire. Elle écrit dans son journal : 
  
« A présent, ce sont des réminiscences de mon pays à moi que je veux écrire. Oui, je veux parler de lui, jusqu'à l'épuisement absolu de mes réserves. Non seulement parce que c'est une «dette sacrée » que je paierai à la patrie où nous sommes nés, mon frère et moi, mais aussi parce que j'erre avec lui en pensée dans tous les endroits remémorés. Jamais je ne m'en éloigne. J'aspire à les faire renaître en écrivant.  »

 

Katherine Mansfield


Les nouvelles qu’elle écrit alors éclairent des moments heureux de l’enfance composés de petits riens, de bribes de vie, de sensations, de moments suspendus, une écriture que les critiques ont pu qualifier de  pointilliste,  et qui raconte l’histoire d’une famille, les Burnell, en tout point semblable à la famille Beauchamp. Dans Prélude, et Sur la Baie, elle-même y figure sous le nom de Kezia avec ses deux soeurs et son petit frère. Ces instants de bonheur lumineux, parfois fulgurants, souvent fugaces mais troués d’angoisse diffuse, sont vécus dans l’urgence, avec la conscience de leur fragilité et de leur brièveté. Prélude raconte le déménagement de la famille pour une maison plus grande. Sur la Baie relate une journée de la famille à la plage de Crescent Bay, les jeux des enfants, leur insouciance, les moments de bonheur et le vécu des adultes, leur insatisfaction, leurs désirs inavoués, qui contrastent avec l’innocence enfantine. La  présence de la mer y est constante, ce sentiment de l’insularité que Mansfield met ainsi en valeur dans son journal : 

"Oh ! je veux, l'espace d'un instant, faire surgir aux yeux du Vieux Monde notre pays inexploré. Il faut qu'il soit mystérieux et comme suspendu sur les eaux. Il faut qu'il vous ôte le souffle. Il faut qu'il soit « une de ces îles …" 

ou dans ce poème : 

"  La chatoyante, aveuglante toile de la mer
Etait suspendue dans le ciel, et le soleil araignée, 
Avec une cruauté besogneuse et effrayante,
Rampait dans le ciel et filait, filait. 
Elle pouvait le voir encore, les yeux clos
Et les petits bateaux pris comme des mouches dans la toile. "


Les caractéristiques du style de Katherine Mansfield 



Katherine Beauchamp avec sa petite soeur Jeanne (Lottie) et son petit frère Leslie (Boy)

                              Courtesy of the Alexander Turnbull Library


A travers les deux nouvelles Prélude et Sur la baie apparaissent les caractéristiques du style de Katherine Mansfield. L’écrivaine y expose le flot des pensées intimes de chacun, en variant les points de vue, celui des enfants Isabel, Kézia et Lottie, (le petit garçon est encore un bébé dans son berceau) et de leurs cousins Pip et Rags Trout; de la mère Linda épuisée par ses grossesses, qui redoute d’être à nouveau enceinte et qui n’aime pas ses enfants, à part peut-être ce bébé qui semble vouloir tisser un lien avec elle;  de la tante Beryl, belle, préoccupée uniquement d’elle-même, fantasque, toujours dans l’attente du grand amour ; de la grand-mère adorée et du lien spécial qu’elle a avec Kezia;  du père, Stanley, insupportable tyran domestique dont toutes les femmes sont bien heureuses d’être débarrassées quand il part travailler. Ces pensées que Katherine Mansfied nous livre sans intermédiaire, ce que l’on a appelé le « courant de conscience » (stream of consciousness ) nous permettent d’entrer en contact direct avec l’intériorité du personnage. Ainsi le père de famille partant au travail : 

« Ah ! le manque de coeur des femmes ! Et cette façon qu'elles avaient de trouver naturel que ce soit votre rôle de vous tuer à la tâche pour elles, alors qu'elles ne prenaient même pas la peine de faire attention à ce que l'on n'égare pas votre canne. » 

Ce stream of consciousness est l’une des caractéristiques du style de l’écrivaine, une technique d’écriture originale qu’elle partage, entre autres, avec Virginia Woolf, ce qui faisait dire à cette dernière : "Je ne voulais pas l’avouer, mais j’étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j’aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. " 

Une autre caractéristique est cette manière de passer du réel à l’imaginaire sans que le lecteur puisse avoir un repère et sans établir une barrière entre les deux. Ainsi lorsque les enfants jouent dans Prélude ou dans Sur la baie, ils deviennent d’autres personnages et nous sont présentés sous leur nom d’emprunt sans que rien ne nous y prépare, comme s’il s’agissait de la réalité. Ces passages assez étonnants et déstabilisants peignent la force de l’imagination enfantine et montrent que pour l’enfant la frontière entre le réel et l’irréel est mouvante et floue, ce que nous perdons en entrant dans le monde des adultes. De là naît une étrangeté et une poésie nostalgique propre à Mansfield lorsqu’elle parle des enfants.

C’est aussi un monde où les animaux et les objets sont dotés d’une vie propre, indépendante, doués de sentiments : 

"Nous sommes des arbres muets, tendant nos bras dans la nuit pour implorer nous ne savons quoi » disait le bois dans son chagrin."

De plus les nouvelles de Mansfield donne toujours une impression d’inachevé. C’est ce que j’ai pu observer non seulement dans les deux nouvelles citées ici mais aussi dans toutes les autres. Parfois, même, elles s’achèvent au moment où tout autre écrivain commencerait à écrire. Elles laissent le personnage en suspense, face à lui-même, à son devenir, d’où naît une sensation aiguë d’angoisse et de tristesse.  

Les thèmes :  la mer, l’insularité

 


Dans les deux nouvelles, le thème de la mer est omniprésent. La mer prend part aux différents moments de la vie quotidienne, encadre la vie des personnages.
 
Dans Prélude la famille déménage et les deux soeurs cadettes qui n’ont pas pu partir avec les autres, faute de place dans la voiture font le trajet de nuit. Tout le voyage en carriole se pare d’étrangeté aux yeux des fillettes qui ne sont jamais sorties la nuit. La petite Lottie qui a les yeux qui papillotent s’endort sur son vêtement et a l’ancre de son bouton imprimée sur la joue. Elle appartient à la mer jusque dans son sommeil. Katherine Mansfield a le talent de peindre les émerveillements de l’enfance, la façon dont les enfants sont réceptifs aux sensations, aux lumières, aux odeurs et comment la découverte de quelque chose de nouveau se pare pour eux d’une aura mystérieuse, comment ils peuvent transformer un instant fugace en éternité du souvenir.

Des étoiles étincelantes parsemaient le ciel et la lune suspendue au-dessus du port accrochait des fils d’or à la crête des vagues. On voyait le phare qui brillait sur l’île de la Quarantaine et les lumières vertes des vieux pontons à charbon.

La mer semble donner le LA, rythmer les moments de bonheur ou d’inquiétude comme une musique obstinée, toujours présente. 

Sur la Baie se déroule en une journée et commence à l’aube sous le brouillard qui enveloppe la vie, encore pleine de sommeil et qui a du mal à émerger de la torpeur. Entre rêve et réalité, veille ou sommeil, une splendide description de ce paysage, onirique, enchanteur, ouvre donc sur une journée ordinaire à la mer où toute la famille se retrouve. 

Le Toi-Toi argenté...


"Le soleil n’était pas encore levé et tout Crescent Bay était caché sous le voile blanc d’un brouillard marin."

"Il n’y avait rien pour indiquer ce qui était la plage où était la mer. L’herbe était bleue. D’énormes gouttes restaient suspendues au branches et elles tenaient bon; le toi-toi argenté et duveteux s’alanguissait sur sa longue tige et tous les soucis et tous les oeillets du jardins des bungalows s’inclinaient jusqu’à terre sous le poids de la rosée.
On aurait dit que la mer était montée doucement dans l’obscurité, qu’une immense vague était venue mourir, ici, oui, mourir, mais jusqu’où exactement ? Peut-être, si vous vous étiez réveillé au milieu de la nuit, auriez-vous vu un gros poisson donner un petit coup au carreau de la fenêtre, puis s’en aller comme il était venu."

 Les premiers personnages à apparaître sont le berger, le chien et les moutons qui semblent chassés du paysage  lorsque le soleil se lève, comme s’ils étaient un rêve appelé à disparaître devant la réalité.
Puis les premiers de la famille sur la plage pour le bain matinal sont l’oncle Jonathan Trout, un homme, joyeux, insouciant, mais seulement en apparence, et Stanley, le père, toujours pressé, imbu de son importance, « je n’ai pas le temps de batifoler », revêche, qui quitte vite la plage.

 Et là encore la mer prend parti : 

«  Au même moment, une énorme vague souleva Jonathan, le dépassa, puis alla se briser sur la grève au milieu d’un joyeux fracas. Quelle beauté ! Et voici qu’il en arrivait une autre. C’est ainsi qu’il fallait vivre - avec insouciance et légèreté, sans retenue. Voilà ce qu’il fallait… Vivre – vivre ! Et le matin parfait, si beau, si frais, qui se prélassait dans la lumière et donnait l’impression de rire de sa propre beauté, sembla murmurer : "Pourquoi pas ?"

La mer rythme les différents moments de la journée et met son grain de sel partout ! 

Déjà, dans la matinée, la plage est « jonchée de petits tas de vêtements et de chaussures; les grands chapeaux de soleil sur lesquels on avait mis des galets pour empêcher le vent de les emporter, avaient l’air d’immenses coquillages » et jusque dans les jeux d’enfants :
Lottie «  quand une vague plus grosse que d’habitude, une vieille vague toute barbue arrivait au galop vers elle, elle bondissait sur ses pieds, le visage horrifié et elle remontait à toutes jambes vers la plage; »

L’après-midi «La marée était basse; La plage était déserte: l’eau tiède de la mer clapotait paresseusement. Le soleil sans merci écrasait le sable fin de toute l’ardeur de ses rayons brûlants, cuisant sous son feu les galets, bleus, noirs et veinés de blanc. Il suçait les dernières gouttes d’eau au creux des coquillages. Il décolorait les liserons roses qui couraient partout sur les dunes. »

le soir
"Le soleil s’était couché. A l’ouest on voyait les grands amoncellements de nuages roses pressés les uns contre les autres »

Et même là nuit, quand la tante Beryl prête à tomber dans les bras d’un séducteur, le repousse tant elle le juge méprisable, la mer fait entendre d’abord son désaccord puis son approbation :

"En cet instant d’obscurité, le bruit de la mer devint profond et trouble. Puis le nuage s’éloigna et le bruit ne fut plus qu’un vague murmure comme si la mer s’éveillait d’un mauvais rêve. Tout était calme."

Les thèmes : La mort 


Puis il y a la grand-mère adorée de Kezia-Kathrine et ce très beau passage où la fillette prend conscience de ce qu’est la mort et du lien spécial qui la rattache à son aïeule : 

« Kezia demeura un instant immobile à songer à ces choses. Elle n'avait pas envie de mourir. Cela voulait dire qu'il faudrait s'en aller d'ici, de partout, pour toujours, quitter - quitter sa grand-mère. Elle se retourna vivement sur le côté.
"Grand-mère, s'écria-t-elle tout effarée.
- Quoi donc, mon poussin !
- Toi, il ne faut pas que tu meures." Kezia était catégorique.
"Ah, Kezia... " Sa grand-mère leva les yeux, sourit et hocha la tête. "Ne parlons pas de ça.
- Mais il ne faut pas. Tu ne pourrais pas me quitter. Tu ne pourrais pas ne plus être là."
Ça, c'était affreux.
"Promets-moi que jamais tu ne le feras, grand-mère", supplia Kezia.
La vieille femme continuait à tricoter.
"Promets-le-moi ! dis jamais !"
Mais sa grand-mère se taisait toujours. »


Dans la Garden party  que j'ai beaucoup aimé et qui se passe aussi sur l'île, la mort est le thème central.

Une très belle écriture !

Chez Fanja


lundi 8 septembre 2025

Stephen Greenblatt : Will le Magnifique

 

Will  le magnifique de Stephen Greenblatt est un livre à ne pas manquer pour tous les amoureux de Shakespeare mais  pour les autres aussi car le livre est un puits de science à la fois sur la vie et l’oeuvre du dramaturge mais aussi sur l’histoire anglaise du XVI siècle, sous le règne d’Elizabeth 1er et de Jacques 1er.

Stephen Greenblatt part du constat que l’on connaît peu la vie du personnage ( pas de lettres alors qu’il était séparé de sa famille restée à Stratford quand il vivait à Londres, pas de journal intime, pas de mémoires écrits par ses contemporains ) mais d’abondants documents rendant compte de sa vie officielle, acquisitions de propriétés, recettes des théâtres, certificats de mariage, de baptême, procès, testament et puis… bien sûr, il y a ces œuvres !  Et  si justement celles-ci rendaient compte de sa vie, révélaient ses pensées secrètes, ses sentiments, ses idées, bref ! Et si la biographie du grand dramaturge pouvait se lire à travers et par ses écrits ? C’est ce que va étudier Greenblatt et c’est ce qui rend cette étude si passionnante.

Enfin et pour une fois un biographe, Stephen Greenblatt, qui ne remet pas en cause la paternité des œuvres de Shakespeare mais qui, au contraire, met en lumière pourquoi elle est incontestable. Non qu’il veuille aborder cette question d’ailleurs. Son intérêt est ailleurs. Il part de ce postulat :

 « L’une des caractéristiques fondamentales de l’art de Shakespeare est de ne jamais se couper du réel. Shakespeare est un poète qui remarque que le lièvre traqué est « tout trempé de sueur » ou que l’acteur victime d’opprobre peut se comparer à la main indélébilement tachée du teinturier. »

William Shakespeare est né en 1564 et est mort en 1616. Il est l’aîné des enfants de John Shakespeare et de Mary Arden et a certainement fait ses études de l’âge de sept ans à 13 ans à la Grammar school de sa ville natale Stratford-upon-Avon. Des études entièrement dispensées en latin et consacrées à l’étude de textes religieux mais aussi d’auteurs latins, comme Plaute ou Terence. Les troupes itinérantes qui s’arrêtaient à Stratford ont pu aussi lui donner le goût du théâtre. Mais il n’a pu aller à l’université car son père - qui était gantier et bailli de la ville - ruiné, n’avait plus la fortune nécessaire pour l’y envoyer. Quand il arrive à Londres pour y exercer le métier d’acteur et se mettre à écrire Shakespeare doit se faire un nom. Il fréquente alors le cercle des écrivains et dramaturges, souvent de mauvais garçons, buveurs, ripailleurs, mais aussi espions, voleurs, qui tournent autour du théâtre dont Marlowe, son plus grand rival avant sa mort violente dans une rixe. Le théâtre a cette époque est plus que jamais un commerce et la concurrence y est rude, il faut gagner la protection d’un haut personnage pour survivre et les épidémies de peste qui ferment tous les lieux de loisir plongent souvent la plupart des troupes dans la misère. Ces  poètes sont tous diplômés d’Oxford et de Cambridge forment une caste qui ne doit rien à la fortune ou à la noblesse mais bien au prestige de leurs études. Ils regardent de haut tous ceux qui ne sortent pas de l’université. Ils forment un cercle fermé et snob et sont rapidement jaloux des succès de Will. L’un d’eux, vraisemblablement Robert Greene, traite Shakespeare ainsi :

 « Oui, méfier-vous d’eux : Car il en est un parmi eux, un Corbeau parvenu qui s’embellit de nos plumes, et qui, dissimulant son coeur de tigre sous la peau d’un comédien, s’imagine qu’il est tout aussi capable que le meilleur d’entre vous de grandiloquer des vers blancs et en véritable Johannes-à- tout- faire, il se considère vaniteusement comme l’unique Shakescene (ébranleur de scène) du royaume. »

Et  c’est le même  snobisme qui, de nos jours, refuse  de reconnaître  Shakespeare comme l’auteur de ses œuvres, et pour les mêmes raisons !  Sous prétexte qu’il n’est pas sorti de l’université, qu’il est issu du peuple,  ses détracteurs attribuent ses textes à un aristocrate, un universitaire, comme si un autodidacte  doté d’une mémoire excellente, d’un don aiguisé de l’observation et d’une  grande imagination ne pouvait être capable de faire oeuvre de génie, comme si un acteur qui doit incarner toutes les classes sociales, ne pouvait pas s’identifier à un aristocrate.

« Il convient d’invoquer le pouvoir d’une imagination incomparablement  puissante, un don qui ne dépend pas du fait qu’on a, ou non, mené une vie prétenduement intéressante. De longues et fructueuses études ont démontré comment l’imagination de Shakespeare métamorphose ses sources, car dans la majorité de ses œuvres, il emprunte de matériaux qui circulent déjà et les transforme par la puissance de son énergie créatrice. »

L’érudition, certes Shakespeare peut l’acquérir par ses lectures ( j’ai noté qu’il lisait Montaigne, entre autres !). Mais pour le reste il puise dans le réel, dans ce qu’il a pu observer, dans les  traditions populaires, les coutumes solidement ancrées dans la vie campagnarde. Celle-ci est peinte dans son oeuvre, non comme une pastorale destinée à plaire à la haute société, mais avec des détails vrais. Shakespeare connaît parfaitement les travaux des champs. Son père était fils de métayer et achetait de la laine directement au producteur pour la traiter. Il décrit les conditions de vie du berger, le cycle de saisons, la vie des animaux, les noms des herbes et des fleurs.. La nature est souvent présente dans ses pièces et donne lieu à de très beaux passages lyriques tout en témoignant d’une connaissance intime du monde rural. 

« Le théâtre doit participer à la fois de cette envolée visionnaire de l’imagination et d’un enracinement dans le quotidien, ce quotidien qui constitue une partie intégrante de son imagination créatrice. Shakespeare ne devait jamais oublier le monde quotidien et provincial dont il était issu …. »

On sait peu de choses des années  qui ont précédé l’arrivée de Shakespeare à Londres. On pense qu’il a peut-être travaillé comme gantier avec son père et le biographe note l’abondance des  références relatives à ce métier du cuir dans  ses pièces.
 

« Romeo aimerait être le gant qui recouvre la main de Juliette, afin de pouvoir lui effleurer la joue. Dans Le Conte d’Hiver le colporteur transporte dans sa musette « des gants comme roses parfumées » ? Le parchemin n’est-il pas en peau de mouton  ? se demande Hamlet. « si Monseigneur et aussi de veau. » lui répond son ami Horatio.. Dans La comédie des erreurs, quant à l’officier, engoncé dans son uniforme du cuir, Shakespeare le compare à « une basse de viole dans un étui de cuir ». ( etc…) En créant le monde enchanté du Songe d’une nuit d’été, Shakespeare s’amuse même à miniaturiser l’art du cuir : la « chatoyante » peau abandonnée par le serpent qui mue est assez large pour un manteau de fée et « l’aile de cuir » des chauves-souris pour celui des elfes.

 Peut-être a-t-il aussi travaillé dans une étude d’un notaire car il il a le vocabulaire  d’un juriste et plus tard il se révélera très compétent pour gérer ses biens, acquérir des propriétés et se doter d’une solide fortune. Il a certainement commencé sa carrière théâtrale comme acteur avant de se rendre à Londres.

Tout en éclairant la vie de Shakespeare par son oeuvre, Greenblatt  brosse un tableau de  la Renaissance anglaise, ce XVI Siècle dominé par la royale figure d’Elizabeth puis Jacques 1er, un siècle tourmenté, où règne la discorde entre catholiques et anglicans et dans lequel l’héritage religieux de Henri VIII a fait de la reine le chef de l’église anglicane. Les grandes familles catholiques complotent dans l’ombre et lorsque le pape s’en mêle et excommunie la souveraine, la peur du complot, la suspicion, les rumeurs d’assassinat, font peser une chape de plomb sur la société. Beaucoup de nobles perdent la vie, leur tête exposée sur une pique à l’entrée du pont de Londres. Les puritains qui vont encore plus loin dans la répression que la reine, attaquent le théâtre qu’ils accusent de tous les vices, et sont aussi une force délétère qui ajoute encore à ce climat de peur et de tension.
 Entre une mère catholique et un père qui de par ses fonctions publiques affiche son adhésion à l'église anglicane mais est peut-être resté secrètement catholique, on comprend que William Shakespeare se soit montré discret sur sa vie privée. De même qu’il devait se montrer habile dans ses pièces pour ne pas heurter l’orgueil des nobles et des souverains surtout quand il peignait leur règne et leurs moeurs.  Et ce d’autant plus qu’il vit dans un société hiérarchisée à outrance, les hommes dominent les  femmes, les personnages  âgées les plus jeunes, les classes sociales sont extrêmement marquées et la naissance dans l’une d’elles crée un déterminisme dont il est malaisé de s’échapper. Les supérieurs attendent respect et exigent de recevoir des marques de déférence dues à leur rang, l’acteur et le dramaturge n’étant pas beaucoup plus qu’un serviteur chargé de les divertir et  ne bénéficiant pas même de l’impunité du Fou du roi. Un siècle inquiétant et pourtant riche au niveau culturel où le théâtre acquiert peu à peu et parfois difficilement ses lettres de noblesse. Un grand plaisir de lecture !