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lundi 13 juin 2011

Philippe Delerm : La bulle de Tiepolo

 

Fresque de Giandomenico Tiepolo à la Ca'Rezzonico

Dans La bulle de Tiepolo Philippe Delerm met en scène deux personnages, une Vénitienne, Ornella Malese, écrivain en visite à Paris pour la promotion de son livre et  Antoine Stalin, parisien, historien de l'art. Tous deux vont être réunis par le tableau d'un artiste peu connu, découvert dans une brocante. Antoine hésite à l'acquérir séduit par la qualité de l'oeuvre et Ornella l'achète pour des raisons que nous découvrirons plus tard. Tous deux sont à un moment difficile de leur vie : Antoine a perdu sa fille et sa femme dans un accident de voiture et il ne s'en remet pas. Ornella complètement déboussolée, devenue subitement célèbre, s'interroge sur les raisons de son succès et sur sa vocation d'écrivain!
Antoine n'aime pas Venise mais lorsque la directrice de sa revue d'art lui donne l'occasion de partir pour travailler sur Il Mondo Nuovo, une fresque de Giandomenico Tiepolo, il n'hésite pas! Cette oeuvre lui plaît et ce séjour lui permettra de revoir Ornella. Cependant ne vous y trompez pas, le roman n'est pas une histoire d'amour. Leur liaison permet à chacun, en enquêtant sur leur tableau personnel avec l'aide de l'autre - Ornella sur celui qu'elle a acquis à Paris, Antoine sur celui de Tiepolo- de répondre à leurs propres interrogations et d'en sortir apaisés. Quant à Antoine, il va apprendre à aimer Venise, à en découvrir la face cachée loin des lieux trop brillants et trop factices à son goût!

magharita.1292850344.jpgEvidemment, lire ce livre quand on est à Venise, comme je l'ai fait, ne peut que décupler le plaisir. D'abord, parce que l'on marche sur les traces d'Antoine qui s'installe dans l'hôtel de la mère d'Ornella derrière la Ca' Rezzonico où se trouve l'oeuvre étrange de Giandomenico. En se promenant dans ce quartier pittoresque du Dorsoduro, loin de la Piazza San Marco et des touristes, Antoine découvre la place Magherita. Moi aussi, comme lui, j'ai reconnu ce lieu à ces bancs rouges décrits par Ornella dans son désormais célèbre Granite café, un court roman qui chante les plaisirs simples de la vie (clin d'oeil au Buveur de bière peut-être? j'ai l'impression que Ornella M. est un peu Philippe D.). Antoine erre dans le labyrinthe vénitien constitué par toutes ces ruelles-impasses qui s'enchevêtrent pour mieux vous perdre :

Parfois la calle s'étranglait, atteignait un bout de canal pois cassé. Il fallait rebrousser chemin sous les oriflammes de linge étalé de fenêtre en fenêtre.
Enfin, bien sûr,  on pénètre avec lui  dans la Ca'Rezzonico dont la description correspond assez à ce que j'ai éprouvé :



Ca' Rezzonico

Tout ce déferlement baroque d'un palais orgueilleusement dressé au bord du Grand Canal et dont les escaliers, les dorures, les célèbres meubles sculptés d'Andrea Brustolon, l'immensité de la salle de bal, trahissaient lourdement le nouveau riche.


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Fresque de Giandomenico Tiepolo à la Ca'Rezzonico

Mais ce qui m'a le plus passionnée dans ce roman, c'est l'enquête menée sur Il Mondo Nuovo, cette grande fresque  de deux mètres de hauteur sur cinq de large que Giandomenico Tiepolo a peint sur les murs de sa maison de campagne. Celui-ci, fils du grand peintre vénitien Giambatista Tiepolo, n'a jamais atteint la notoriété de son père.
La fresque montre un spectacle de rue ou tous les personnages nous tournent le dos pour contempler un spectacle que nous ne pouvons voir. Que regardent-ils? Première interrogation.
Mais le vrai secret c'est le personnage grimpé sur un tabouret et qui tient à la main une longue badine, ou une espèce de perche, dont l'extrémité atteint le centre de la scène. Quel sens donner à son geste?
Pour  découvrir ce secret, Antoine conduit par Ornella, ira voir à Vicence la fresque de la villa Valmarana qui représente la même scène peinte elle aussi par Giandomenico et nous apprenons qu'il en  existe une autre à Paris au musée des arts décoratifs. Dans la peinture de Valmarana contrairement aux deux autres représentations,  Antoine a la surprise d'apercevoir au bout de la perche, une bulle.
Ainsi résidait là le mystère de geste. La badine était en fait un immense paille, et le personnage un saltimbanque essayant en vain de profiter de la foule réunie par un spectacle invisible pour faire admirer... Quoi? Rien, la simple irisation d'une pellicule infime, un petit pan de monde encerclé, suspendu. (..) Chacun avait sa bulle, sa propre manière d'encercler le présent.
Pourtant, au moment où nous pensons le mystère résolu, voilà que Philippe Delerm introduit à nouveau le doute.  Cette bulle, ne serait-elle pas une tache, une éraflure?

Fresque de Giandomenico Tiepolo à la villa Valmarana


On aperçoit la bulle (?)

Cette recherche sur le tableau fonctionne comme une enquête destinée à résoudre une énigme. C'est un défi intellectuel passionnant d'autant plus que nous n'avons pas de certitude. Je n'ai d'ailleurs pas eu à aller bien loin pour trouver une autre réponse! La Ca'Rezzonico présente un salle entière consacrée aux oeuvres de Longhi, contemporain de Tiepolo fils.


Longhi


Le peintre a représenté des scènes précises, alertes et vives de la vie vénitienne au XVIII ème siècle. Or dans un de ces tableaux nous apercevons le personne mystérieux vu dans l'image de Giandomenico : il est lui aussi coiffé d'un tricorne, il tient la baguette mais il est de face! A côté de lui, de belles dames vénitiennes, de face également, sont en train d'admirer, protégées par une palissade, un rhinocéros, au premier plan de l'image. La badine semble être un fouet, celui du dresseur chargé de surveiller l'animal, de le repousser loin du public. Il est bien évident que Philippe Delerm connaît ce tableau mais s'il n'en parle pas, c'est que l'explication paraît bien terne à côté de cette bulle irisée, métaphore de l'illusion et de notre penchant à repousser la réalité moins séduisante que le rêve. Mais cette réalité n'enlève rien à l'originalité  et la beauté de la fresque et au sens que Tiepolo a voulu lui donner.
En poursuivant l'enquête, j'ai découvert que ce rhinocéros femelle s'appelait Clara. Son propriétaire, le capitaine Douwe Mout van der Meer, un Hollandais, l'acheta pour l'amener dans son pays. Clara débarqua à Rotterdam le 22 juillet 1741 et obtint un grand succès. Le capitaine décida alors d'entreprendre avec elle une tournée européenne. Il arriva à Venise en Janvier 1751. Clara fut l'une des attractions principales du carnaval le mois suivant, posant pour le peintre Pietro Longhi. Il est très probable que l'homme à la baguette soit Douwe Mout Van der Meer ou un accompagnateur rémunéré par lui pour s'occuper de la bête.


Le Nouveau Monde de Giandomenico Tiepolo Musée des arts décoratifs de Pais
 Le musée des Art décoratifs de Paris présente ainsi la fresque qu'il possède sur le même sujet : Les badauds regardent des images ges du Nouveau Monde projetées avec une sorte de lanterne magique. L'homme de bout sur une chaise commente ses images en les désignant à l'aide d'un bâton.