Albertine disparue est l’avant-dernier volume de La recherche du temps perdu. Il est divisé en quatre livres qui portent respectivement les titres suivants :
I ) Le chagrin et l’oubli qui raconte le départ d’Albertine, sa mort et la douleur de Marcel, sa jalousie et bientôt l’oubli.
II ) Mademoiselle de Forcheville : Marcel rencontre Gilberte après le remariage d’Odette avec monsieur de Forcheville. Ce dernier, en épousant la mère, a adopté la jeune fille et lui a donné son nom et son titre. Elle est désormais Mademoiselle de Forcheville et est reçue dans les plus grands salons, ceci d’autant plus qu’elle est à la tête d’une grande fortune. Il est de mauvais ton, désormais, d’évoquer Swann. Gilberte devenue snob essaie de faire oublier qu’elle est sa fille. Pauvre Swann, lui qui l’aimait tant !
III) Séjour à Venise : Marcel part à Venise avec sa mère. La description de Venise est bien rapide, ce qui m’a déçue. Marcel préfère évoquer sa rencontre avec Monsieur de Norpois et madame de Villeparisis. Je m’attendais, lui qui parle si bien de l’art, à rencontrer Carpaccio, Bellini ou le Titien en sa compagnie, mais rien ! Bien décevant ! Même adulte, il se comporte avec sa mère comme un galopin mal élevé et trop gâté. Il boude et refuse de prendre le train pour rentrer en France parce qu’il veut prolonger son séjour à Venise pour se lier avec une jeune vénitienne qu’il verrait bien prendre la place d’Albertine. Le personnage de Marcel est décidément bien antipathique.
IV) Nouvel aspect de Robert de Saint Loup : Où l’on apprend que Saint Loup, désormais marié à avec Gilberte, délaisse son épouse et lui préfère les hommes. Son homosexualité s’accompagne de mensonge : il feint d’aimer passionnément les femmes pour ne pas avoir d’ennui avec la société, trompe Gilberte tout en profitant de sa fortune, et Marcel constate la fin de leur amitié.
Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée.(…) Nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment.
L’amour chez Marcel Proust : Le chagrin et l’oubli
Le chagrin et l'oubli, ce titre résume bien ce qu'est l'amour pour Proust.
Dès lors qu’Albertine l’a quitté, Marcel se rend compte qu’il ne peut pas vivre sans elle et cherche à la reconquérir.
"Mademoiselle Albertine est partie ! Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m’analyser, j’avais cru que cette séparation sans s’être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu’elle me privait de réaliser, je m’étais trouvé subtil, j’avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l’aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j’avais cru n’être rien pour moi, c’était tout simplement toute ma vie."
Marcel envoie son ami Saint Loup chez la tante d’Albertine en Touraine, madame Bontemps, pour faire revenir la jeune fille à Paris. Mais il apprend bientôt qu’Albertine est morte, victime d’un accident de cheval. Marcel ne doute plus de son amour et sa souffrance est intense et ceci d’autant plus qu’ayant Albertine perpétuellement avec lui, chez lui, il y avait eu « la force immense de l’habitude » pour expliquer son attachement. Il est pourtant conscient que le temps finira non seulement par apaiser la douleur mais aussi par la lui faire oublier car pour lui «… aimer est un mauvais sort comme ceux qu’il y a dans les contes contre quoi on ne peut rien jusqu’à ce que l’enchantement ait cessé. »
Et c’est sans doute ce que veut signifier Shakespeare dans Le songe d’une nuit d’été quand la reine des fées Titania, envoûtée par le sortilège d’Obéron, pare Bottom affublé d’une tête d’âne de toutes les qualités au grand étonnement de ses suivantes.
John Anster Fitzgerald : Titania et Bottom |
En effet, qu’est-ce que l’amour pour Marcel ? Si ce n’est l’illusion que l’on projette sur une personne indépendamment de ce qu’elle est réellement : « mon amour était moins un amour pour elle qu’un amour en moi ». Je suppose que Proust a été influencé par la théorie de la cristallisation de Stendhal ? un écrivain dont il parle fréquemment.
Stendhal écrit :
“La première cristallisation commence. On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s’exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l’on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré. Laissez travailler la tête d’un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez. Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections.”
La théorie de la cristallisation de Stendhal me paraît très nettement évoquée dans le passage où Marcel confie une photo d’Albertine à Saint Loup qui s’attend à voir une beauté et où celui-ci, stupéfait, s'écrie : « c’est ça la jeune fille que tu aimes? ». Saint Loup ne peut mettre dans cette image d'Albertine, tout le vécu du jeune homme, il ne peut ajouter aux sensations visuelles, toutes les" sensations de saveur, d'odeur, de toucher", ni tous les moments heureux ou au contraire toutes les souffrances qu'il a éprouvées. Et il conclut : "Bref Albertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d’une immense construction qui passait par le plan de mon cœur."
Or, cette cristallisation ne peut durer : « Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. »
Marcel comprend qu’il n’aime plus Albertine, tout comme il l’avait fait pour Gilberte.
Finalement c’est une vision bien pessimiste de l’humanité que donne Marcel Proust : « C’est le malheur des êtres de n’être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l’ardeur de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit, le jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d’Albertine, comme j’avais sans aucun chagrin donné à Albertine la bille d’agate ou d’autres présents de Gilberte. »
Le roman du mensonge
Albertine disparue |
Dans La prisonnière Miriam qui lit avec moi La Recherche, intitulait un de ses billets (ICI) Emprise, jalousie et mensonge. Et en effet, les deux personnages ne sont jamais sincères et ne cessent de mentir. Albertine ment sur sa vie passée, puis elle revient sur ses mensonges pour les désavouer : Ainsi elle dit qu’elle a été élevée par l'amie de mademoiselle Vinteuil, puis elle avoue que ce n’est pas vrai. Mais quel est le moment où elle dit la vérité ? Que croire ? Il n’y a jamais une réponse certaine et le lecteur ne peut être sûr de posséder la vérité. Marcel ment à Albertine pour la dominer et la manipuler, il ment à ses amis en leur cachant la présence de la jeune fille chez lui. La recherche du temps perdu est aussi le roman du mensonge... entre autres.
Et l’on a vu aussi le mensonge social, Charlus ment sur sa préférence sexuelle et mime la virilité d'une manière ridicule. Tous les personnages jouent un rôle, feignent des sentiments qui n’existent pas, la duchesse de Guermantes dans sa robe rouge face à la mort annoncée de Swann, les Verdurin uniquement préoccupés de la réussite de leur soirée quand on leur annonce le décès d’un ami …
Même la mort d’Albertine, n’arrête pas Marcel dans sa quête investigatoire dans Albertine disparue : Albertine est-elle homosexuelle ? Albertine l’a-t-elle trompé ? et avec qui ? et quand ?
Il veut savoir la vérité. Or, c’est Andrée, « la meilleure amie » qui va peu à peu livrer les secrets d’Albertine et nous apprenons de sa bouche que, en effet, Albertine a eu des des relations avec des femmes et cela, déjà, à Balbec, mais aussi à Paris quand elle sortait accompagnée. Elle mentait et trahissait donc Marcel puisqu’elle l’assurait de son affection et de sa fidélité. Mais nous dit Andrée, ce qui est grave, c’est qu’elle s’était acoquinée avec le méprisable Morel qui lui livrait des jeunes filles du peuple avec qui elle avait une relation sexuelle.
Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel. Tout de suite ils s’étaient compris. Il se chargeait, ayant d’elle la permission d’y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, de lui en procurer. Sitôt qu’il les avait mises sur le mauvais chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites pêcheuses d’une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui s’amourachaient d’un garçon mais n’eussent pas répondu aux avances d’une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel, qui s’y mêlait du reste, la petite obéissait toujours, et d’ailleurs elle le perdait tout de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu’une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse.
Ces dernières précisions chargent le portrait de la jeune fille ! Et vlan ! Voilà le seul personnage sympathique de la Recherche en dehors de la grand-mère et de la mère de Marcel, cataloguée non seulement comme sournoise et infidèle à celui qu'elle paraissait aimer mais recevant, de plus, les services douteux d’un entremetteur, l’infâme Morel ! Une Albertine machiavélique dont les rapports avec Marcel n’auraient eu pour but que de se faire épouser ! Ce n’est pas du tout comme cela que je la voyais.
Oui… Mais faut-il croire Andrée ? Ou s’arrête la vérité, ou commence la médisance ? Rappelons-nous que tous les personnages de La Recherche mentent ! Et on le sait, Marcel nous le rappelle, Andrée, est une femme orgueilleuse, envieuse, se répandant souvent en propos diffamatoires lors de ses crises de rage ! Et Aimé ? On pourrait-on en dire autant de lui lorsque que Marcel l'envoie aussi espionner ? Il pourrait mentir pour mériter sa commission ! Finalement le lecteur me semble libre de croire de qu’il veut.
Les enfants du peuple : des victimes
Fernand Pelez: le petit marchand de citron |
Je n’ai jamais lu aucune étude au sujet des enfants victimes de la riche société dans A la recherche du temps perdu pourtant il est fait maintes fois allusion à des enfants ou des adolescents qui servent à assouvir les désirs sexuels de ces messieurs de « la haute » et qui se livrent à la prostitution ! En particulier on précise que le Baron Charlus a beaucoup de petits « protégés » mais qu’il fait très attention de rester platonique quand il s’agit de fils de la haute société. Jusqu’à Albertine disparue, je ne savais pas ce que Marcel en pensait. Il expliquait sans paraître porter un jugement.
Et voilà que dans ce volume, à la suite d’une scène étrange, il nous le précise :
Marcel est si triste du départ d'Albertine, qu’une fois, en descendant de chez lui, il trouve devant sa porte une fillette pauvre. Il la fait monter chez lui, l’assoit sur ses genoux et la berce tendrement, cherchant à se consoler de son affliction par cette chaleur humaine. Quand elle part, il lui donne cinq cents francs. Il n’y a pas de connotation sexuelle dans cette scène même si, aux yeux du lecteur contemporain, elle peut paraître douteuse. Et pas seulement du lecteur contemporain mais aussi aux yeux des parents qui portent plainte ! Marcel est convoqué au commissariat. Les parents lui rendent son argent en s’indignant. Lui, ne veut pas le reprendre disant qu’il n’a pas rien fait de mal. Ni les parents, ni le chef de la Sûreté ne croient en sa version. « De mon innocence dans le fait il ne fut même pas question, car c’est la seule hypothèse que personne ne voulut admettre un instant. »
Marcel s’en tire « avec un savon extrêmement violent » tant que les parents sont là : "Mais dès qu’ils furent partis, le chef de la Sûreté, qui aimait les petites filles, changea de ton et me réprimanda comme un compère : « Une autre fois, il faut être plus adroit. Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement que ça, ou ça rate. D’ailleurs vous trouverez partout des petites filles mieux que celle-là et pour bien moins cher. La somme était follement exagérée. "
La honte qu’éprouve Marcel est violente :
Dès lors il me serait à jamais impossible de faire venir une petite fille dans mes chagrins pour me consoler, sans risquer d’avoir la honte devant elle qu’un inspecteur surgît et qu’elle me prît pour un malfaiteur. Et du même coup je compris combien on vit plus pour certains rêves qu’on ne croit, car cette impossibilité de bercer jamais une petite fille me parut ôter à la vie toute valeur, mais de plus je compris combien il est compréhensible que les gens aisément refusent la fortune et risquent la mort, alors qu’on se figure que l’intérêt et la peur de mourir mènent le monde. Car si j’avais pensé que même une petite fille inconnue pût avoir, par l’arrivée d’un homme de la police, une idée honteuse de moi, combien j’aurais mieux aimé me tuer. »
Plus tard, il apprend, quand il est est question de l’homosexualité de Saint Loup, que ce dernier a agressé un jeune liftier dans l’ascenseur du Grand Hôtel de Balbec et que les Guermantes ont eu bien du mal à faire taire les parents du jeune garçon. Selon que vous serez puissant ou misérable…
Marcel Proust : Les Plaisirs et les jours