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samedi 14 décembre 2024

AndreÏ Kourkov : Les abeilles grises

 

 

Serguei Sergueïtch et Pachka, les deux derniers habitants du village de Mala Starogradovtich située en « zone grise », c’est à dire ni en terre russe, ni en terre ukrainienne, dans l’oblast du Donetsk, région du Donbass, ont une position très inconfortable ! Nous sommes dans les années 2014. Les séparatistes russes épaulés par les Russes et les nationalistes ukrainiens s’affrontent. Au-dessus de la tête des deux hommes, les obus volent de part et d’autre de la frontière et tombent parfois bien près de leur maison. Les villageois sont partis, les maisons sont fermées, l’électricité est coupée, l’approvisionnement difficile, et les deux «meilleurs ennemis » d’enfance sont bien obligés de s’entendre et de coopérer pour survivre. L’un Pachka, pro-séparatiste, l’autre, Sergueï, pro-ukrainien, mais tous les deux dans la même situation. Force est de constater que Kourkov nous conte, de la part des deux « ennemis », et tant bien que mal, une histoire d’amitié.

Serguei Serguievtich est apiculteur. Son épouse et sa fille l’ont quitté pour vivre, il y a plusieurs années de cela, dans la grande ville. Après avoir assuré la sécurité dans les mines de ce pays houiller, Serguei a été réformé pour silicose. Ses abeilles, il les aiment et c’est pourquoi, au printemps, il les amène loin de la zone grise pour qu’elles trouvent la tranquillité et les fleurs pour butiner en paix. Un voyage vers l’Ouest de l’Ukraine où il est considéré, venant du Donetstk, comme suspect par les Ukrainiens de l’Ouest, puis vers la Crimée où il se lie d’amitié avec les Tatars mais est suspecté par les Russes. Des tatars, il s'en aperçoit, qui ne sont pas acceptés par le reste de la population et lui-même, il lui faut bien vite s'en retourner, pressé par les autorités russes.  Décidément, ou qu’il soit, Serguei est toujours en zone grise ! Même ces abeilles deviennent grises ! C'est la couleur du récit, c'est aussi la couleur des êtres humains, ni blanc, ni tout à fait noir, gris !

Le livre d’Andreï Kourkov est un beau roman, d’une tristesse égayée par des situations inédites voire burlesques, comme cette fameuse nuit où Sergueï intervertit les noms des rues du village pour ne plus vivre rue Lénine mais dans la rue d'un poète ukrainien ! Une tristesse pleine de tendresse. Sergueï est, en effet, à priori, un homme un peu fruste, avec toutes ses faiblesses, mais capable d’une certaine délicatesse et d’attention vis à vis des autres. On le découvre, à plusieurs reprises, plein d’humanité lorsqu’il va recouvrir de neige, au péril de sa vie, le cadavre d’un soldat ukrainien, ou lorsqu’il intervient en Crimée, auprès des autorités russes, et ceci malgré sa peur, pour découvrir ce qu’est devenu Athem, un tatar, apiculteur comme lui, disparu depuis deux ans. Grâce à ses abeilles, Serguei est proche de la nature même s’il leur reproche parfois de trop ressembler aux hommes d’où une petite musique poétique et nostalgique, mi-optimiste, mi-pessimiste, une musique qui ne cesse pas complètement de croire en l'humain,  bref !  en demi-teinte, qui baigne le roman. Une belle lecture.
 

Sergueï recueille une abeille sans ruche et cherche à la faire accepter dans une autre :

Allez, monte ! " dit-il à l'abeille.

Celle-ci, comme si elle l'avait entendu, se glissa gaillardement dans l'ouverture.

Sergueï n'eut pas le temps de cligner de l'oeil que l'insecte retomba en arrière sur la planchette, aussitôt suivi par trois ou quatre abeilles de la ruche qui entreprirent de le repousser loin de l'entrée, jusqu'à le culbuter dans le vide.

- "Voyez-moi ça !"soupira Serigueïtch en se penchant. Il ramassa l'abeille par terre, comme pour lui offrir de bâtir une petite ruche dans l'interstice.

Il tourna les yeux vers la planche d'envol.

" Eh bien, vous êtes donc comme les humains ? demanda-t-il aux abeilles avec amertume.

lundi 2 décembre 2024

Katja Schönherr : Marta et Arthur

 


Marta et Arthur de Katja Schönherr

Quand  Marta se réveille cette nuit-là et qu’elle constate la mort d'Artur, son non-époux ( car il ne voulait « surtout pas l’épouser »  ), le lecteur a quelques raisons de s’étonner. Non seulement Marta diffère le moment d’appeler son fils au téléphone mais elle a l’air de ne pas trop croire à cette mort et de souvent la remettre en cause. La voilà qui essaie de recouvrir son mari allongé dans le lit sous une couche de sable et de le déguiser en dieu de la mer en le munissant d’un trident. L’on apprendra qu’il déteste le contact du sable. Et pendant la journée et les deux nuits qui suit cette mort, se déroule le récit de cette haine qui unit le couple depuis quarante ans, et de toutes les cruautés mesquines qui ont jalonné leur vie.

Marta est une jeune fille bien malheureuse. Elle n’a pas connu son père. Sa mère boit, reçoit ses amants, la brutalise et la jette dehors le jour de ses dix-huit ans. C’est peut-être pour cela que Marta, flattée qu'un adulte s'intéresse à elle, a une relation sexuelle avec Artur, ce professeur plus vieux qu’elle, qu’elle a connu sur les bancs du lycée, lui, stagiaire-professeur et elle élève en dernière année. Outre que cet homme, froid, tatillon, étroit d’esprit, sans chaleur humaine, s’intéresse de trop près aux très jeunes filles, elle n’en est même pas amoureuse ! C’est contraint et forcé qu’il l’accueille chez lui quand elle est à la rue, puis qu’il est acculé à la vie commune lorsqu’il lui fait un enfant.

On ressent d’abord beaucoup d’empathie envers cette jeune femme dont le mari ne se dérange même pas pour aller la chercher à la maternité, elle et leur bébé, après son accouchement et semble préférer ses poissons à son fils. 

"Les deux mains appuyées sur les genoux, Artur fixait les poissons d'un air absent. Cette odeur inhabituelle montait à la tête de Marta. Elle s'assit quand même à côté d'Artur, avec son ventre évidé. Elle retira sa veste, ouvrit son chemisier et essaya d'allaiter. Le bébé ouvrit une bouche vorace. Artur ne faisait pas attention à eux. On aurait dit un personnage en cire."

Artur témoigne d'une méchanceté qui fait mouche, l'indifférence et les mots faisant plus mal que les coups. D’autre part, quand  l’enfant grandit, il paraît, lui aussi, aussi dur que son père à qui il ressemble. Pourtant, l’attitude de la mère envers lui quand il est plus grand, est dérangeante. Et quand Michaël, prévenu de la mort de son père arrive chez Marta, il apporte un autre éclairage au personnage. Est-elle vraiment une victime ?  Et l’on finit par se poser la question de savoir si Marta a glissé vers la  démence et à quel moment. N’a-t-elle pas aussi un peu « aidé » à la mort « naturelle » d’Artur ?

Ce premier roman est extrêmement maîtrisé. L’écrivaine manifeste beaucoup d’habileté dans la conduite du récit. Elle nous englue dans la grisaille de l’âme humaine, dans le désespoir sans révolte, et la non-existence. Elle nous aiguille aussi sur des voies différentes qui nous obligent à revenir sur nos certitudes.  C’est extrêmement dur et cette lecture m’a fait souffrir même si je reconnais le talent de Katja Schönherr et, peut-être, justement à cause de ce talent !

 

Voir le billet de Kathel ICI

mercredi 27 novembre 2024

Julie Zeh : Décompression


Le titre du roman de Juli Zeh Décompression est un terme de plongée sous-marine qui fait allusion aux étapes nécessaires que doit observer le plongeur lorsqu’il remonte des profondeurs pour éliminer l’azote accumulé dans le sang sous l’effet de la pression. Mais peut-être désigne-t-il aussi ce que va vivre Sven lorsqu’il accueille Jola, actrice d'une série télé et Theo, écrivain en panne d’écriture, un couple que l’on peut qualifier de toxique et qui va le prendre dans ses filets. Echappera-t-il aux vertiges des profondeurs … Saura-t-il échapper à la pression psychique, respecter les étapes de la survie ?


Sven est l’un des narrateurs du récit. Allemand, il a fui son pays pour échapper à une société nocive et factice à ses yeux, qui ne cesse de juger, de condamner son semblable. Il est professeur de plongée sur l’île Lanzarote. Il vit avec sa compagne Antje et ne s’autorise pas l’émotion et surtout pas la passion. Il pratique dans sa vie les vertus exigées par la plongée, maîtrise de soi, méthode et concentration, existence bien réglée où sa compagne et lui-même ont chacun une tâche bien définie, ce qui assure sa tranquillité d’esprit. Il va devoir se mettre au service de Jola et de Theo, non seulement pour la plongée mais pour leur faire découvrir l’île. Mais Jola est d’une beauté renversante et lui fait des avances. Théo est un mari complaisant parfois…  et jaloux toujours. Le couple se déchire et se hait, les égos s’affrontent dans leur échec respectif, la cruauté, les provocations et les coups pleuvent. Ils ont parfois  un comportement dangereux en plongée et même dans la vie courante. Sven résiste mais semble perdre pied. La trop séduisante et richissime Jola est-elle une femme innocente, victime, ou allumeuse, perverse et manipulatrice ? Quel est son but ? Jusqu’où Sven va-t-il se laisser entraîner ? Nous serions (presque) de tout coeur avec Sven si ce n’était la froideur du personnage, sa dureté, son manque d’attention envers sa compagne qu’il utilise sans l’aimer. Il donne l’impression de ne pas s’intéresser aux autres et d’avoir seulement de l’affection pour son gecko, petit animal affectueux qu’il a appelé Emil. C’est un être qui refuse de vivre.

Oui, mais… Jola  ? Elle aussi tient son journal au jour le jour. Voilà une narratrice qui raconte les évènements mais en prenant le contre-pied de ce qu’affirme Sven. Lequel des deux dit la vérité ? Le doute s’installe et il faut noter le talent de l’écrivaine pour brouiller les pistes, nous inquiéter, nous faire côtoyer le précipice qui, s’il est bien réel quand il s’agit de la plongée, n’en est pas moins psychologique. Et puis, de temps en temps, survient une échappée sur ce que pensent les autres, le ressenti de Theo, d’Antje, des habitants de l’île, qui n’éclaire pourtant pas mais complexifie.
J’avoue que j’ai été absolument fascinée par ce roman même si le suspense est angoissant. Aucun des personnages n’est vraiment sympathique mais ils ont tous une présence et une force qui nous entraînent et nous prennent au piège d’une lecture au suspense haletant.

 

Lanzarote, île des Canaries


L’île Lanzarote, archipel des Canaries, est un personnage à part entière : C’est un île volcanique austère, sans végétation, dépouillée, au relief volcanique et accidenté qui ne permet pas de circuler librement sans danger.  Elle isole, elle coupe du monde. C’est ce que veut Sven désireux de ne plus avoir ce contact avec son pays et qui se fait une règle de ne plus juger autrui, de ne jamais participer à la médisance. En même temps, elle emprisonne. Les trois personnages principaux ne peuvent se libérer les uns des autres mais ils n’échappent pas au regard d’autrui et, de ce fait, au jugement de la société.
D’ailleurs quand le Yacht du multimillionnaire Bittmann entre au port avec sa « cargaison » de personnalités, c’est tout le microcosme de la société allemande que Sven retrouve et que Julie Zeh croque sous sa dent :  frivolité, intellectualisme prétentieux, malveillance, ragots… La question est posée avec le critique littéraire que Julie Zeh n’épargne pas  : Quand on n’est pas capable d’écrire un livre, peut-on être à même de le juger ? Mais c’est vrai aussi pour toutes les formes d’art.
Enfin, il y a les plongées, les promenades sous la mer avec ses beautés et ses dangers : la scène du poisson torpille, entre autres, est remarquable et puis la découverte de l’épave qui émerveille Sven avec la descente à cent mètres de profondeur.

"Le vaisseau fantôme que je surplombais était de la longueur d’un terrain de football et gisait en deux morceaux. L’étrave se trouvait séparée du reste de la coque. La nef centrale semblait bien conservée, mise à part une grue qui s’était effondrée et barrait la passerelle.
Mon regard plongea dans un abîme opaque assez large pour avaler une vache. Un immense banc de sardines tournait autour de la cheminée, souple comme une étoffe, vif comme une créature dotée d’une volonté unique. Une grande assemblée de barracudas s’attardait à l’étage d’en dessous, trop repue pour la chasse. J’appuyai sur le déclencheur. L’île entière m’envierait  cette photo."


Enfin la lente remontée au suspense si réussi et sa surprise finale!

Keisha Ici

 

Fanja


lundi 25 novembre 2024

Eleanor Shearer : La liberté est une île lointaine

  

1834. L’esclavage vient d’être aboli à La Barbade. C’est ce que le maître de la plantation La Providence, annonce à ses esclaves mais il ajoute qu’ils ont l’obligation de travailler comme apprentis chez lui pendant six ans. Ils sont libres mais ne peuvent s’en aller, travail harassant dans le champ de cannes à sucre, le contremaître, fusil en bandoulière, les sifflets, le fouet, les coupas, la fatigue, le chagrin :  « Liberté est le nom de la vie qu’ils avaient toujours connue. ».

C’est alors que Rachel décide de fuir. Elle veut retrouver ses enfants qui ont été vendus les uns après les autres, à des âges différents, et dont elle conserve le souvenir précieusement dans son coeur : Micah, Mary Grace, Mercy, Cherry Jane, Thomas Augustus sans compter ceux qui sont morts en bas âge. Rachel n’ignore pas le sort que l’on réserve aux esclaves fugitifs, les risques qu’elle encourt si on la rattrape et le fait qu’elle soit libre n’y changera rien.  

Cette longue route semée de dangers à la recherche de ses enfants est jalonnée par de belles rencontres, comme celle de Mama B, une vieille femme, généreuse et forte, qui la conduit à Bridgetown, la capitale de la Barbade où elle retrouve Mary Grace. Mais sa recherche l’amène plus loin encore en Guyane Britannique et à Trinidad. Les descriptions des paysages donnent une idée de la grandeur de la nature sauvage que cette mère courage doit affronter.

 Dès qu'ils furent sur l'eau, Rachel eut l'impression qu'ils avaient perdu le contrôle des choses. Elle en avait senti les prémices à Georgetown et les plantations - cette sensation que les arbres, le fleuve, les buissons, les oiseaux, les insectes, et même le ciel commençaient à reprendre le pouvoir. Mais lorsqu'ils se furent éloignés de la berge et commencèrent à dériver, Rachel comprit qu'il étaient à la merci de la nature."

 Les retrouvailles avec ses joies mais aussi ses peines, de nouvelles séparations, les enfants adultes ayant choisi une autre direction, le deuil aussi, accompagnent Rachel dans ce roman qui tout en décrivant l’horreur de l’esclavage, les souffrances physiques et morales infligées, montrent la profondeur des séquelles que la privation de liberté laissent dans l’âme. Pourtant la fin porte un message d’espoir. 

Avec La liberté est une île lointaine Eleanor Shearer écrit un premier roman intéressant et plein d'émotion.
 

Eleanor Shearer est une écrivaine britannique, petite-fille d'immigrants caribéens venus au Royaume Uni en 1948.

Issue de la génération Windrush, Eleanor Shearer a toujours été fascinée par l’histoire des Caraïbes et s'est rendue à Sainte Lucie et à la Barbade pour interviewer des militants, des historiens et des membres de sa famille.

La liberté est une île lointaine, son premier roman, est le fruit de ses recherches.

Eleanor est diplômée en sciences politiques de l'Université d'Oxford.
Elle partage son temps entre Londres et Ramsgate sur la côte du Kent.


Sur la génération windrush lire cet article ICI


samedi 23 novembre 2024

Camilla Grebe : L'énigme de la stuga


 

Le récit commence lorsque Lykke Andersen inculpée d’homicide volontaire déclare dans la salle d’interrogatoire qu’elle ne parlera à personne d’autre qu’à Manfred Olsson, enquêteur de la brigade criminelle. Ce qui nous ramène huit années en arrière. Désormais le récit se fera en alternance entre aujourd’hui et hier.  
Que s'est-il passé il y a huit ans ? Lykke Andersen est éditrice. Son mari, Gabriel écrivain, ses jumeaux sont deux grands jeunes hommes et, si Harry a un complexe d’infériorité par rapport à son frère David, ils sont tous deux des jeunes gens sympathiques. Une vie aisée, brillante. Lykke se considère comme chanceuse. Mais...

« La catastrophe est un oiseau rare, un visiteur inconcevable sous nos latitudes. Une nouvelle espèce dont personne ne connaît l'existence
L’impensable ne l’est que jusqu’à ce qu’il advienne, jusqu’à ce que cet étrange petit oiseau se pose  devant votre fenêtre - le vent dans les plumes, les griffes plantées sur le rebord, le vide dans ses petits yeux noirs »

Ce soir-là, c’est la fête de l’Ecrevisse, fête suédoise traditionnelle, et la famille reçoit dans leur belle maison au bord de l’eau. Les parents habitent la maison principale. La stuga, petite maison de bois située à côté, a été aménagée pour les garçons qui ont invité leur amie d’enfance, Bonnie. Tous trois y ont chacun leur chambre.
Les amis arrivent, la fête bat son plein et finit assez alcoolisée et le lendemain quand Lykke se réveille et va voir ses enfants, elle découvre le corps sans vie de la jeune fille.  L'officier de police, Manfred Olsson, mène l'enquête. La stuga était fermée à clef, les fenêtres closes de l’intérieur ; et oui, cela vous rappelle quelque chose ? Le mystère de la chambre jaune ! Force est de constater que l’un des jumeaux est coupable ! Mais lequel ?

Je ne vous en dis pas plus ! Le récit est intéressant et donne lieu à une analyse psychologique des personnages bien menée. Un polar dont la lecture est plaisante !


 

jeudi 21 novembre 2024

Maria Turstschaninoff : Nevabacka, terre des promesses


"Au loin, de l'autre côté de la tourbière, il distingua une créature à longues pattes et au cou interminable, comme un serpent. A y regarder de plus près, elles étaient plusieurs. Grises et noires, elles s'envolaient, leurs ailes déployées et leurs pattes oscillant dans les airs.
Les grues cendrées dansaient sur la tourbière. Les ailes tendues les unes vers les autres, le cou courbé, elles criaient et approchaient, le garçon ne fit aucun bruit, retenant son souffle. Jamais il n'avait vu un tel spectacle."

Nevabacka formé de deux mots, l’un finlandais neva, les marais, l’autre en suédois backa, la colline, désigne la ferme et la forêt où se déroule l’action du roman de Maria Turstschaninoff, en Ostrobotnie, à l’est de la Finlande.

Maria Turstschaninoff, finlandaise de langue suédoise, écrit un roman historique puisqu’il commence au XVII siècle et se termine de nos jours, mais qui est aussi un conte nourri de légendes traditionnelles, un poème en prose amoureux de la nature, des forêts et des animaux et qui plonge le lecteur au coeur même de la vie et de la beauté mystérieuse et sauvage.

Un soldat, Matts Rak, reçoit du roi, comme récompense de ses bons services militaires, une terre éloignée et sauvage qu’il appellera Nevabacka et qu'il s’efforcera de défricher, de labourer et de rendre fertile en bon fermier qu’il jamais cessé d’être malgré la guerre qui avait fait de lui un soldat. Sur son domaine s’étend une grande tourbière et des marais que le jeune paysan se propose d’assécher. Mais dans ces lieux se cache le peuple des forêts, celui qui échappe au christianisme et que le peuple révère et craint. La fée de la Tourbière - manifestation des croyances populaires, allégorie de la forêt et plus généralement de la nature toute puissante ? -  lui interdit de toucher à la tourbière et lui donne un fils en cadeau comme une compensation pour son obéissance. Nous suivons les différents membres de la famille issus de ces deux ancêtres, au cours d’une longue remontée dans les siècles où l’on passe de croyances primitives en des éléments surnaturels qui imposent le respect, à un monde où L’Eglise combat le surnaturel, punit ceux qui y croient et, à notre monde contemporain qui maltraite la nature et l’exploite au nom d’une économie efficace et productive.

Le réalisme du récit nous amène à partager la dure vie de ces paysans dans la ferme Nevabacka, qui, pour être la plus grande et la plus riche de la région, n’en exige pas moins un travail pénible mais la présence de la nature, de sa beauté majestueuse, baigne le roman d’une aura magique.

"Je me suis installée sur un arbre couché et, ma chère Charlotte, j'ai été saisie par la beauté de ce moment. D'abord, le ciel est devenu rouge, presque écarlate, avec des tâches roses et jaunes. Puis le soleil s'est levé à l'horizon et les rayons ont traversé la forêt, ornant les ombres des arbres de gravures dorées. Je n'ai jamais écrit de poèmes, mais à ce moment-là, mon âme en est devenu un."

 Les personnages se succèdent dans des récits qui semblent  indépendants les uns des autres mais qui sont reliés par des liens de parenté. L’existence éphémère de chacun forme un grand Tout, à la fois au niveau familial mais aussi à la dimension du pays, célébrant ainsi l’âpre beauté de la Finlande. Les personnages attachants et le style de l’auteure, poétique, font de ce roman une belle lecture.

mardi 19 novembre 2024

Marcel Proust Bilan 5 : La prisonnière

 Bilan 5 : La prisonnière 

 


 claudialucia

La prisonnière : Marcel (1)

La prisonnière Albertine (2)

La prisonnière : Le mythe de Pygmalion

Normandie Calvados Caen : Exposition : Le spectacle de la marchandise, Ville, art et commerce avec Zola et Proust (2)

Marcel Proust et la mode : Mariano Fortuny et Jacques Doucet

Miriam  

 La prisonnière : Emprise, jalousie et mensonges

La prisonnière : mais qui est donc Albertine ?

La prisonnière :  Une soirée musicale chez madame Verdurin

 

 

 Marcel Proust Bilan 4  Sodome et Gomorhhe



Claudialucia


Marcel Proust : Sodome et Gomorrhe : Le Baron Charlus et l’homosexualité (1)

Marcel Proust: Sodome et Gomorrhe : Albertine et l’homosexualité (2)

Marcel Proust : Sodome et Gomorrhe l’humour (3)

 

Keisha 

 Marcel Proust : lettres à sa voisine

Keisha a déniché une correspondance rare de Proust


Miriam
 

Sodome et Gomorrhe : Le baron Charlus et Jupien

Sodome et Gomorrhe : La soirée chez la princesse de Guermantes

Sodome et Gomorrhe : Autour de Balbec et les noms des villages normands

Miriam est partie à Balbec découvrir les lieux qui ont inspiré Marcel Proust
le Grand Hôtel, la promenade sur la digue et la plage

La villa du Temps retrouvé : Marcel Proust (l'écrivain) et Marcel, le narrateur, n'ont jamais vécu dans la belle villa du Temps Retrouvé transformé en musée Belle Epoque qui contient des autographes et des tableaux des personnes ayant inspiré Proust.


Si vous avez fait d'autres lectures vous pouvez coller les liens en commentaires ici.



 

 Marcel Proust Bilan 3  Le côté de Guermantes

 



Claudialucia

Proust Le côté de Guermantes :  lucidité et pessimisme

Miriam

Proust Le côté de Guermantes :(1ère partie) Le téléphone

Proust Le Côté de Guermantes :(2ème partie) L’Affaire Dreyfus dans le salon de madame de Villeparisis

Proust Le côté de Guermantes :  (3ème partie) Un dîner chez la Duchesse de Guermantes

La Maison de tante Léonie (Musée Proust) à Illiers-Combray

 

 Marcel Proust Bilan 2 : A l'ombre des jeunes filles en fleurs

 

 

Nathalie :

Chloé Cruchaudet, d'après Céleste Albaret, « Bien sûr, monsieur Proust », 2022, édité chez Noctambule.

Chloé Cruchaudet, Céleste, tome 2 Il est temps Monsieur Proust

Laure Murat : Proust, roman familial


Marcel Proust : Bilan 1 Du côté de chez Swann

 




Aifelle


Claudialucia

 
 
Le jeudi avec Marcel Proust :  billets sur Combray
 
 
 
 

Le jeudi avec Marcel Proust :  billets sur Un amour de Swann

Evelyne Bloch Dano une jeunesse de Proust

Céleste Albaret : Monsieur Proust

Laure Murat : Proust roman familial


Dominique

Laure Murat, roman familial

Bribes et conseils aux réfractaires


Fanja

Céleste : Bien sûr, monsieur Proust BD  Chloé Cruchaudet


Keisha

Laure Murat : Proust roman familial

Brassaï : Marcel Proust sous l’emprise de la photographie


Luocine

Laure Murat, roman familial


Miriam

Présentation du challenge Marcel Proust

Du côté de chez Swann : Marcel Proust lecture gourmande

Du côté de chez Swann : l’amour de la lecture/écriture

Du côté de chez Swann :  Combray En famille

Un amour de Swann Marcel Proust


Sandrine

Du côté de chez Swann


Quand vous écrivez sur Proust, laisser le lien vers votre billet dans mon blog en cliquant sur la vignette de la colonne de droite, en haut, challenge Marcel Proust.






 

jeudi 14 novembre 2024

Marcel Proust : La prisonnière : Le mythe de Pygmalion (3)

Je dois bien avouer qu'en retrouvant dans La prisonnière la description détaillée de la jalousie proustienne à propos d’Albertine, seule forme de l’amour pour lui, j’en ai été plus que lassée ! Et oui, Proust m'ennuie ! Par moments, j'ai envie d'abandonner et puis- si on le lit seulement au premier degré - ce récit d'enfermement, de domination de l'homme sur la femme, de supériorité du riche sur le pauvre, de mépris social et sexiste me révolte et m'horrifie ! De plus, non seulement ce roman fait pendant à l’amour-jalousie de Swann pour Odette mais aussi à celui de Marcel pour Gilberte si bien que j’ai l’impression de lire toujours la même chose.  Cependant, Proust ne serait pas l'un des plus grands écrivains du monde, s'il n'y avait pas d'autres lectures possibles et si son texte n'était pas polysémique d'où les nombreux spécialistes qui travaillent sur lui depuis plus d'un siècle...

Et puis, il y a le style de Proust, il y a la manière, comme pour ce texte qui commence ainsi : Mais ma chambre ne contenait-elle pas une oeuvre d’art plus précieuse que celles-là ? et parfois cela m’enchante ! Ce texte n’est-il pas une oeuvre d’art littéraire tant il est parfait dans l’expression des idées et de la forme. 

Allez, je ne me retiens pas de faire une rapide explication de mes raisons d’aimer ce texte même si je dois saouler tout le monde… sauf moi ! C’est mon petit plaisir personnel et  je sais que jamais je ne parviendrai à en montrer toute la richesse.

Charlus dit à Marcel que son appartement est laid car il ne contient pas d’oeuvres d’art. Mais c’est un choix de Marcel « tout mon argent passait à avoir des chevaux, une automobile, des toilettes pour Albertine » puisque précisément l’oeuvre d’art est Albertine et elle est d’autant plus précieuse  qu’elle est son oeuvre d’art. C’est lui qui l’a créée et animée tel Pygmalion avec sa Galatée mais comme un avare enfouissant son or, Marcel tient cachée son trésor le plus précieux et est animé d’un impérieux besoin de  le briser pour mieux le posséder.


L’oeuvre d’art

 

Fra Angelico : Les Anges musiciens
 
Dans ce texte Albertine est une fleur, "un rosier", rappel des jeunes filles en fleurs que Marcel découvre à Balbec. Elle est aussi par une série de comparaisons et de métaphores, sculpture minérale ou métallique comme ces statues de marbre ou de bronze antique ou les yeux sont  faits de pierres précieuses, de matériaux durs, ivoire, obsidienne, quartz : "Ses yeux luisaient comme dans un minerai où l’opale est encore engainée", yeux grands ouverts et brillants qui ouvrent le regard "au milieu de la matière aveugle",  qui font transparaître la vie et l’âme de la sculpture et que le choix des mots  "polies"  , "brillantes "  rend encore plus semblable à du métal. 
 
 
Statue de bronze antique : Danaïde

 
 
A moins qu’elle ne soit comme ces statues du Moyen-âge polychrome, travail "d’un sculpteur" qui cisèle son oeuvre  et la recouvre "du mat verni d’un bois peint".

 

Statue en bois polychrome Moyen-âge


Lorsqu’elle n’est pas fleur ou statue Albertine est encore oiseau grâce à ses fantastiques cheveux "noirs et crespelés" qui introduisent la synecdoque de l’aile pour désigner l’oiseau  "l’aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire", hirondelle plutôt que mouette cette fois, laissant place à l'image de la montagne, car Albertine est un Tout, plus variée encore que la nature, "tantôt tressant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices.". On remarquera que c'est toujours la métaphore des cheveux "tressant ... de leurs boucles"qui introduit l'évocation de la montagne et de son relief.

Enfin dans une gradation continuelle Albertine accède à une statut de sainte "Ses doigts, comme ceux d’une sainte Cécile". La chambre se transforme alors en décor d’église, le pianola "devient buffet d’orgue",  la métaphore filée du vocabulaire religieux se poursuit « sanctuaire » « crèche », la jeune fille est désormais « un  ange musicien ». Cette dernière image convoquant dans l’esprit de Marcel nourrie de Renaissance, les images de Fra Angelico,  Boticelli, Gozzoli, Melezzo da Forli et tant d’autres, et donc de  l’"oeuvre d’art" dans sa plénitude, dans sa suprême beauté. Et cette sainte viendra, dit-il, « offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose. », substance qui rappelle, puisque nous sommes dans le domaine religieux,  la manne tombée du ciel, nourriture des hébreux dans le désert dans l'Ancien Testament,  thème fréquent dans la peinture, ce qui nous ramène encore et toujours, avec Marcel Proust, à l’Art.

 

Le maître de la manne : Chartreuse de Douai  


  La métamorphose d'Albertine et le mythe de Pygmalion  

 

Etienne  Falconet : Pygmalion et Galatée


« Alors cette beauté qu’en pensant aux années successives où j’avais connu Albertine, soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais trouvée depuis peu, et qui consistait en ce que mon amie se développait sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté prenait pour moi quelque chose de déchirant. »
A Paris, Albertine se transforme peu à peu. Elle est la première à s'en réjouir et sait qu’elle doit sa métamorphose à Marcel. Sur le plan intellectuel son langage s’est affiné, enrichi, ses connaissances aussi grâce à ses lectures et aux conversations qu’elle peut avoir le soir avec Marcel. Son intelligence s’aiguise. De plus, elle a compris que porter la robe d’un grand couturier ne suffit pas, et elle envoie Marcel auprès de la duchesse de Guermantes pour comprendre tous les diktats de la société afin de ne pas commettre d’impair quant à la toilette à choisir mais surtout, et plus encore, pour comprendre le sens et le mystère dont la parure féminine s’entoure. Elle gagne en élégance et en raffinement. La chrysalide s’est muée en un magnifique "papillon",  précieux puisque réalisé avec un matériau fragile et délicatement coloré "comme les ailes de soie mauve".

Marcel est donc conscient qu’Albertine est une oeuvre d’art et même au superlatif : "une oeuvre d’art plus précieuse que celles-là ?".   Statue ? mais pas n’importe laquelle, elle est l’oeuvre "d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution ", la perfection de l’oeuvre se traduisant par cette avalanche de compléments qui indiquent toutes les caractéristiques de ce que l’on attend de l’artiste ou de l'écrivain, non pas seulement bien peindre ou bien écrire, mais donner la vie !

Or tel Pygmalion,  amoureux de Galatée, la statue parfaite qu’il façonnée et qui prend vie, Marcel regarde  Albertine  comme son oeuvre, façonnée par lui, métamorphosée par lui. C’est le mythe de Pygmalion. Il  est l'artiste qui a donné la vie et même plus le magicien comme l’exprime la répétition "avec la même puissance presque magique", "par une douce magie".

L’accumulation des pronoms personnels et des adjectifs possessifs à la première personne témoignent à la fois du rôle qu’il a joué dans cette transformation d’Albertine et du fait qu’il est le maître de cette oeuvre qu’il façonne à sa guise : "j’avais fourni; chaque jour près de moi, Albertine, devenue d’une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait; mes livres; mes regards venant des profondeurs de moi-même."

 Le  jeu de contraste entre les pronoms à la première et à la troisième personne , je moi et elle, souligne de plus le côté actif de Marcel comme sculpteur et l’aspect passif d’Albertine qui se laisse modeler comme une pâte malléable : "C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais crue si longtemps impossible même à connaître, chaque jour chez elle près de moi".

Enfin apparaît aussi dans cette description la conception pour Marcel de la femme idéale à travers une série d’antithèses qui détaille le corps d'Albertine et nous permet de constater ce qu’il réprouve et lui déplaît et ce qui est conforme à ses goûts, à ceux de sa classe sociale et à ses préjugés.

Ses épaules baissées et sournoises quand elle rapportait ses clubs de golf s’oppose à s’appuyaient sur mes livres. Marcel oppose les clubs de golf aux livres, la femme sportive à l’intellectuelle.

 De plus on voit que, par une hypallage baissées et sournoises, ces adjectifs péjoratifs qui paraissent caractériser les épaules, qu'en réalité  Marcel juge Albertine telle qu’elle lui est apparue à Balbec, un jeune fille trop libre pour ne pas cacher des noirceurs et pour être vue positivement.

"Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola..." 

L'antithèse entre les pédales de la bicyclette et les pédales du pianola oppose aussi la femme sportive et la femme artiste, la musique faisant partie de l'éducation de la femme du monde.

Antithèse semblable encore dans la phrase suivante. "Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile."

"Son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil ..."

Il est à noter  que ce n'est pas la première fois que Marcel constate que le cou d'Albertine est puissant mais ici les termes "plein et fort" qui peignent la bonne santé et la robustesse d'Albertine sportive sont effacés par la délicatesse de la couleur "rose" employé superlativement et s'étendant jusqu'au visage incliné comme dans ces tableaux de peintre qui suggèrent la grâce et la douceur de la Sainte ou de la Vierge représentée.

 

Filippo Lippi


De la prison à la mort


Jane Graverol : Le don de la parole voir ici


Après avoir "créé" Albertine, Marcel est semblable au peintre Frenhofer, amoureux de sa créature et souffrant des affres de la jalousie, dans Le chef d’oeuvre inconnu de Balzac qui s'inspire du mythe de Pygmalion. Il n’accepte pas d’en être dépossédé.  Impossible de croire que Proust n'a pas pensé à cette similitude avec ce personnage balzacien, lui qui aime tant l'écrivain. Marcel veut conserver son oeuvre pour lui seul d’où sa jalousie qui retient Albertine prisonnière dans l’appartement, la dérobe au regard des visiteurs en l’enfermant dans sa chambre, en limitant ses sorties, en surveillant ses amies.
La chrysalide est devenue grâce à lui un merveilleux papillon, oui, mais un papillon « qu’on aurait mis sous verre», que l’on empêcherait de voler, image de l’emprisonnement mais aussi de la mort programmée d’Albertine.

 Déjà à Balbec, poussant son vélo, un polo enfoncé sur la tête, indépendante, effrontée, Albertine le  choquait. Un peu trop "peuple" pour le délicat dandy !  Il y a, en effet, dans Albertine quelque chose de rebelle et d’indompté qui dérange Marcel. 

On voit qu'à ses yeux, si elle est un animal, c’est une "bête sauvage", dans ce cas, il se fait dompteur et la domestique. Si elle est une fleur, elle est "un rosier" donc pourvue d’épines et de défenses, il est donc jardinier et la met sous contrôle en lui fournissant « le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie », en l’asservissant. Mais comment empêcher l’oiseau, symbole de liberté, de voler surtout lorsque son aile est forte, vigoureuse  "magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire" ?  Comment dominer la Nature, celle qui n’est pas soumise à l’homme, quand elle est montagne, accidentée, rebelle, rétive, dangereuse  "chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices".

Il est impossible, réalise Marcel, de domestiquer complètement Albertine et c’est bien ce qui le chagrine. Dans un autre passage de La prisonnière, on a vu qu’il ne peut vraiment la posséder entièrement qu’endormie, l'art se confondant avec le désir érotique,  semblable à "une longue tige en fleur", dans une vie végétative, sans conscience, préfiguration de sa mort.

Sur Jane Graverol : Le don de la parole  voir ici dans le blog de Tania

 

La prisonnière

"Mais ma chambre ne contenait-elle pas une œuvre d’art plus précieuse que toutes celles-là ? C’était Albertine elle-même. Je la regardais. C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais crue si longtemps impossible même à connaître, qui aujourd’hui, bête sauvage domestiquée, rosier à qui j’avais fourni le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules, que j’avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs de golf, s’appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola, où Albertine, devenue d’une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait, posait ses souliers en toile d’or. Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même, chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s’enlever et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à l’hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand désir de l’embrasser ; j’en prolongeais chaque surface au delà de ce que j’en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que mieux sentir — paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui cachait le haut des joues — le relief de ces plans superposés. Ses yeux luisaient comme, dans un minerai où l’opale est encore engainée, les deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les surplombe, comme les ailes de soie mauve d’un papillon qu’on aurait mis sous verre. Ses cheveux, noirs et crespelés, montrant des ensembles différents selon qu’elle se tournait vers moi pour me demander ce qu’elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée( l’oiseau) et triangulaire, tantôt tressant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise habituellement la nature et répondre plutôt au désir d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la rotation du visage lisse et rose, du mat verni d’un bois peint. Et par contraste avec tant de relief, par l’harmonie aussi qui les unissait à elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d’orgues, la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n’être plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien, œuvre d’art qui, tout à l’heure, par une douce magie, allait se détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose. "









mercredi 13 novembre 2024

Marcel Proust : La prisonnière Albertine (2)

  

 Albertine

Albertine : un personnage toujours vue de l’extérieur

John William Waterhouse

Tout au long de mes lectures sur Albertine, je me suis interrogée sur elle, ne parvenant pas à percer son mystère. Elle est souvent décrite par Marcel mais apparaît parfois presque laide, presque vulgaire, d’autrefois élégante, fine, somptueuse. Même son grain de beauté change de place. Ses yeux sont parfois verts, parfois bleus ou violets.  

"Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus — plus allongés — n’avaient pas gardé la même forme ; ils avaient bien la même couleur, mais semblaient être passés à l’état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était comme quand avec des rideaux on empêche de voir la mer."

Seule sa chevelure noire et crêpelée ne change pas.

Un vraie mystère cette Albertine ! Toujours changeante ! Il en est de même de ses idées, de ses sentiments. Nous n’en savons rien et éprouvons les mêmes doutes envers elle que Marcel.

"J’ai dit : « Comment n’avais-je pas deviné ? » Mais ne l’avais-je pas deviné dès le premier jour à Balbec ? N’avais-je pas deviné en Albertine une de ces filles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d’êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant qu’on n’y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée ?"

L’explication vient du fait que ce n’est pas un personnage à part entière dont un narrateur omniscient nous ferait un portrait objectif et nous livrerait le moi intime puisqu’il saurait tout de ce personnage. Non. Albertine est toujours décrite par le narrateur Marcel qui n’a pas le pouvoir d’accéder aux pensées intimes de la jeune fille.  De plus, quand il  brosse un portrait d’elle c’est toujours avec subjectivité, non pas selon ce qu’il sait d’elle mais ce qu’il imagine savoir et selon ses sentiments du moment qui alterne entre désamour et jalousie. Plus encore, il projette en elle tous ses préjugés sociaux et son snobisme. Albertine pauvre, sportive, est mal élevée pour lui, il la méprise un peu. Elle est sa créature. C’est pourquoi il la façonne à l’image d’une femme du monde pour qu’elle corresponde à ce qu’il aime dans la femme. Mais comme une robe de grand couturier copiée par une petite main, ne sera jamais "la même chose", Albertine malgré ses progrès ne sera jamais au niveau d'une Guermantes aux yeux de Marcel !

"Cette Albertine-là n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui s'y était superposé était de mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous l'emportent – à ne se placer même qu'au point de vue de la quantité – sur ceux qui nous viennent de l'être aimé. "

C’est ainsi qu’Albertine est parfois vue avec dégoût et un sentiment de rejet :

"Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa tête elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles."

 
parfois vue avec admiration, presque vénération :

"Ce que j'éprouvais alors c'était un amour devant quelque chose d'aussi pur, d'aussi immatériel, d'aussi mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature."

Albertine est-elle homosexuelle ? Rien ne le prouve. Il s’agit d’un fantasme de Marcel lié à Mlle Vinteuil et son amie homosexuelle dont Albertine dit  qu’elle a été à moitié élevée par elle. Or, dans La prisonnière Albertine avoue avoir menti. Comme elle sentait que Marcel était prêt à rompre avec elle, elle a voulu retarder l’échéance en s’inventant une amie qu’elle croyait prestigieuse aux yeux de Marcel puisque associée au nom de ce musicien qu’il aimait tant !

"Mais je me sentais si dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique de ce Vinteuil que, comme une de mes camarades — ça c’est vrai, je vous le jure — avait été amie de l’amie de Mlle Vinteuil, j’ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j’avais beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que vous me trouviez bécasse".

Albertine est donc menteuse ? Oui et comment pourrait-il en  être autrement quand elle ne peut plus voir ses amies librement, quand elle sait que le moindre prénom féminin prononcé par elle va entretenir la suspicion et la jalousie  de son amant ? Mais c’est une mauvaise menteuse puisqu’elle ne se souvient pas la plupart du temps qu’elle a menti. Marcel peut donc retracer ses mensonges par recoupement.
En tant que fille pauvre, Albertine est éblouie par le luxe et la beauté du luxe. Elle a beaucoup de goût et rêve des robes de grands couturiers et pour mieux la garder soumise Marcel lui offre Fortuny,  automobile, chauffeur et lui fait miroiter un yacht. Elle est intelligente et fine, apprend vite, lit beaucoup, observe et progresse à la fois dans ses manières de femme du monde et sa culture. Elle est patiente, douce mais atteint ses limites à la fin de La prisonnière quand elle décide de partir. 

 

Albertine comme substitut de la mère

Picasso : le baiser du soir

 

Lorsqu’une nuit, Albertine ouvre à grand bruit la fenêtre de sa chambre malgré l’interdiction, Albertine accomplit un acte symbolique qui prouve qu’elle a pris sa décision et elle part le matin sans dire au revoir à Marcel. On sait que cet acte lui coûte et qu’elle est profondément triste.

Mais toute l'attitude d'Albertine montre qu'elle a décidé de quitter Marcel.

" Quand elle put me dire bonsoir et que je l’embrassai, elle ne fit pas comme d’habitude, se détourna — c’était quelques instants à peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu’elle me donnât tous les soirs ce qu’elle m’avait refusé à Balbec — elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi, elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille."

 Dès lors l'annonce de sa mort est actée

"Je l’embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l’azur miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés, symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s’écarta, au lieu de me rendre mon baiser, avec l’espèce d’entêtement instinctif et fatidique des animaux qui sentent la mort."
Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir.

 Mais après m’avoir dit : « Bonsoir, tâchez de bien dormir », exactement comme les deux premières fois, elle se contenta d’un baiser sur la joue.

 Mais Marcel doute encore. Il croit qu'Albertine ne pourra pas décider de partir puisqu'elle n'a pas encore reçu les autres robes Fortuny qu'il lui a achetées. Il sait pourtant qu'Albertine n'est pas vénale même si elle aime les belles choses mais il ne peut penser qu'elle puisse l'aimer pour lui-même. Il s'imagine qu'il a le pouvoir de décider lui-même de la séparation. Mais le refus du baiser le fait encore surseoir à cette décision car ce geste fait renaître en lui la grande angoisse de son enfance quand sa mère, ayant des invités, refusait de monter dans sa chambre pour lui donner le baiser du soir.

"Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu’à ce qu’une minute acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec cette même révolte que j’avais autrefois quand maman s’éloignait de mon lit sans me redire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare."

Albertine comme substitut de la mère.

Albertine : la Maîtresse du Temps

Dante Gabrielli Rossetti : Proserpine
 
"cette couronne bouclée de violettes noires"

 

 La tante d’Albertine, Mme Bontemps, est une femme sans moralité et vénale. La mère de Marcel est surprise qu’elle n’intervienne pas, sachant sa nièce seule avec Marcel dans l’appartement. Marcel signale  que Mme Bontemps non seulement encourage sa nièce à se faire entretenir pour en être débarrassée, espérant un bon mariage, mais aussi qu’elle profite des largesses que le jeune homme fait à sa nièce.
Sa parenté avec les Bontemps ! C’est tout ce que nous savons de la sportive et « effrontée » Albertine apparue sur la plage de Balbec avec ses amies, libres et légères comme des mouettes. Mais qu’en est-il d’Albertine, de son enfance, qu’en est-il de ses parents ?  Qui est-elle réellement ? Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel s’interroge longuement sur Albertine et soudain apparaît le texte ci-dessous, pour le moins mystérieux et apparemment sans lien avec ces interrogations, que je cite en entier, tant il est important  :

" Un ancien professeur de dessin de ma grand-mère avait eu d'une maîtresse obscure une fille. La mère mourut peu de temps après la naissance de l'enfant et le professeur de dessin en eut un chagrin tel qu'il ne survécut pas longtemps. Dans les derniers mois de sa vie, ma grand-mère et quelques dames de Combray, qui n'avaient jamais voulu faire même allusion devant leur professeur à cette femme avec laquelle d'ailleurs il n'avait pas officiellement vécu et n'avait eu que peu de relations, songèrent à assurer le sort de la petite fille en se cotisant pour lui faire une rente viagère. Ce fut ma grand-mère qui le proposa, certaines amies se firent tirer l'oreille : cette petite fille était-elle vraiment si intéressante, était-elle seulement la fille de celui qui s'en croyait le père ? Avec des femmes comme était la mère, on n'est jamais sûr. Enfin on se décida. La petite fille vint remercier. Elle était laide et d'une ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta tous les doutes ; comme ses cheveux étaient tout ce qu'elle avait de bien, une dame dit au père qui l'avait conduite : « Comme elle a de beaux cheveux ! » Et pensant que maintenant, la femme coupable étant morte et le professeur à demi mort, une allusion à ce passé qu'on avait toujours feint d'ignorer n'avait plus de conséquence, ma grand-mère ajouta : « Ça doit être de famille. Est-ce que sa mère avait ces beaux cheveux-là ? – Je ne sais pas, répondit naïvement le père. Je ne l'ai jamais vue qu'en chapeau. "

Dans son article, Qui est Albertine ?Audrey Cerfon, professeur à l’université de Genève, (voir Ici) développe cette thèse :  Albertine n'est autre que la disgracieuse petite fille devenue une jolie jeune fille aux cheveux noirs en grandissant. Sa chevelure reste toujours une de ses grandes beautés et fascine Marcel qui la décrit avec admiration à tout moment.

"Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d'Elstir."

 "Car, par exemple, tout au contraire, chaque matin le crespelage de ses cheveux me causa longtemps la même surprise, comme une chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant, au-dessus du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plus beau que cette couronne bouclée de violettes noires ? Le sourire propose plus d’amitié ; mais les petits crochets vernis des cheveux en fleurs, plus parents de la chair, dont ils semblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage le désir."

Ainsi le narrateur a connu à Combray cette petite Albertine, peut-être  l’a-t-il rencontrée une fois ou deux à l'époque où il était lui-même enfant, sans l'avoir reconnue à Balbec, d’où cette sorte de prescience du fait que la jeune fille se situe dans "des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel", régions qui sont de l’ordre de la mémoire et du souvenir. Ainsi liée à Combray, par sa naissance, son enfance pauvre et sans mère, elle participe à sa manière au but ultime de la Recherche, celui du temps retrouvé en se présentant à Marcel "sous une forme pressante et cruelle, à la recherche du passé" "comme une grande déesse du Temps".

Demain: Marcel Proust : La prisonnière Le mythe de Pygmalion (3 )