La parution de Middlemarch s’est échelonnée de 1871 à 1872, au total un roman de plus de 1000 pages, en huit volumes, qui se déroule à Middlemarch de 1829 à 1832, dans la petite ville fictive manufacturière (Coventry peut-être ? où Eliot a vécu ). Le sous-titre Etude de la vie de province dépeint bien l’intention de l’écrivaine de rendre compte de la vie rurale, loin de la capitale, et ceci à tous les niveaux de l’échelle sociale, des nobles, grands propriétaires terriens, en passant par le clergé, les pasteurs, les vicaires et la bourgeoisie aisée, les manufacturiers qui cherchent à monter dans l’échelle sociale, à la classe moyenne, commerçants, régisseurs, et paysans dont les métayers vraiment pauvres et révoltés d’Arthur Brooke, un foisonnement de personnages qui donne l’impression d’une vie intense, un tissu social complexe, une satire des moeurs, illustrant les grands moments de cette période historique et politique. C’est l’occasion pour George Eliot de décrire la fin du règne de George IV puis, sous le règne de Guillaume IV et à propos de la Réforme, de montrer les forces conservatrices en oeuvre, les tories ligués contre les whigs réformateurs, achetant les élections par des pots de vin et triomphant des idées progressistes.
Middlemarch qui tourne autour des personnages principaux présente donc un vaste et dense panorama de la vie au début du XIX siècle dans une province anglaise, développant certains aspects, les moeurs, la religion, les mentalités, les idées nouvelles, l’agriculture, la médecine, et présentant comme toile de fond le contexte historique. Ainsi le manufacturier Walter Vincy, père de Fred et de Rosamond, connaît des difficultés économiques en ce début d’industrialisation. Dans les usines de textile de Middlemarch, où l’on fabrique le ruban, les machines à vapeur modernes sont détruites par les ouvriers en colère. La crise touche aussi l’agriculture. Et au niveau spirituel et religieux, on y voit la propriétaire terrienne Dorothea Causebon choisir le vicaire Camden Farebrother comme pasteur, une pratique très contestée qui aboutira plus tard en Ecosse au schisme entre l’église presbytérienne et la nouvelle église libre d’Ecosse.
Le roman est celui du mariage qui sert de prétexte à décrire les relations entre les hommes et les femmes. Autour d’eux se greffent tous les autres personnages qui permettent d’explorer les nombreux thèmes abordés par le roman.
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| Dorothea et Ladislaw |
Dorothea Brooke, nièce d’Arthur Brooke, un propriétaire terrien qui ne préoccupe pas du bien-être de ses métayers, est une jeune fille d'une grande beauté. Idéaliste, désireuse de participer au progrès social et de faire le bien autour d’elle auprès des populations pauvres, elle a aussi de grandes aspirations à la connaissance, au savoir, est extrêmement pieuse et fait preuve d’une morale un peu puritaine. C’est pourquoi, elle s’imagine trouver l’occasion de se dévouer et de s’instruire dans le mariage avec le pasteur Causobon, riche propriétaire terrien, vieil érudit, pédant et desséché, qui a voué toute sa vie à un ouvrage interminable (et interminé) ! Il ne lui faut pas longtemps pour découvrir l’incompétence du vieil homme, sa vanité, sa mesquinerie et son égoïsme odieux. Pendant son voyage de noce en Italie, elle fait connaissance du jeune cousin de son mari, Ladislaw, un parent pauvre de son mari, dont elle apprécie le goût de l’art, la finesse et les idéaux sociaux. On verra comment le vieillard, au-delà de la mort, veut l’empêcher de s’unir à celui qu’elle aime une fois devenue veuve. Dorothea est une femme sincère et réellement bonne. Elle a bien sûr des défauts dont son excès de rigorisme. Elle manque de perspicacité intellectuelle et commet des erreurs de jugement à propos du révérend Causebon. Il est vrai qu’elle a l’excuse de son extrême jeunesse. C’est un personnage plein de contradictions : elle n’en fait qu’à sa tête, c’est elle qui prend la décision de se marier malgré l’avis de sa famille, mais elle ne remet pas en question le diktat de société concernant le rôle de la femme, qui doit être docile et soumise à un mari. La souffrance qu’elle éprouve pendant le temps que dure son mariage trempe son caractère !
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| Albert Durade : George Eliot Mary-Ann Evans |
Sa soeur Célia qui épouse Sir James est beaucoup plus pratique qu’elle et moins idéaliste. Il faut dire qu’elle se coule plus facilement dans le moule, acceptant le rôle traditionnel dévolu aux femmes, étant bien entendu que celles-ci ne sont pas assez intelligentes et sont trop futiles, trop ignorantes, pour comprendre et diriger des affaires et qu’elles doivent obéissance à leur mari. On comprend l’ironie de George Eliot (Mary-Ann Evans), femme intelligente, érudite et progressiste, qui s’est brouillé avec son père parce qu’elle avait perdu la foi, qui a bravé les interdits de la société en vivant avec un homme marié, libre-penseur, indépendante d’esprit et indépendante financièrement par son travail.
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| Rosamond Vincy, sa mère et Lydgate |
Tertius Lydgate est médecin. Orphelin, noble, il a été élevé par son oncle, un baronnet, mais doit désormais se débrouiller seul et sans fortune. Ce qui lui convient très bien. Ce qui intéresse Lydgate, c’est son métier, mener à bien des recherches médicales, réformer la médecine, lutter contre les épidémies de choléra, développer l’hygiène, c’est pourquoi il accepte le poste de direction bénévole de l’hôpital de Middlemarch que lui offre le banquier Bulstrode. Ce dernier, un méthodiste puritain et donneur de leçons, se met à dos la société de Middlemarch à majorité anglicane. Lorsqu’on l’on apprend que la fortune de cet homme est mal acquise, sa réputation est perdue, et va entacher celle de Lydgate pourtant idéaliste et honnête.
Ajoutons à cela que Lydgate se marie avec la ravissante Rosamond Vincy, commettant l’erreur grossière de la croire sincère, douce et soumise, comme il se doit d’une jeune fille accomplie. Or, elle se révèle entêtée, indocile, frivole et snob, refusant de réduire son train de vie. D’un égocentrisme forcené, elle ne veut faire aucune concession et pousse son mari à s’endetter. Un mariage malheureux qui démontre que les préjugés des hommes et leur certitude de dominer les femmes, peuvent se retourner contre eux-mêmes. Lydgate en est la victime qui n'attend de son épouse que la docilité et qu'elle sache jouer du piano ! Mais il est lui-même fautif, aimant peut-être un peu trop le luxe et les objets coûteux.
Le thème de la médecine et de son évolution, de ses réformes nécessaires est très présent dans le roman de George Eliot. Avec Lydgate, elle dénonce le conservatisme et l’ignorance de ses contemporains mécontents d’un médecin qui ne leur vend pas de médicaments lorsqu’il les juge inutiles, ce qui était une pratique courante des collègues de Lydgate pour augmenter leurs revenus. Lydgate est réellement un homme de grande valeur qui aurait pu aller très loin s’il avait été secondé par une femme de valeur ! On ne peut s’empêcher de penser que c'est lui que Dorothea aurait dû épouser ! Mais « la vie » n’est pas un roman !
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| Mary Garth et Fred Vincy |
Enfin, voilà Mary Garth mon personnage préféré. Mary est laide ou tout au moins sans beauté, c’est ainsi que la voit la société, mais jamais, pourtant, George Eliot n’a dressé un portrait aussi charmant et plein de tendresse. C’est l’un des personnages le plus agréable du livre avec son intelligence pragmatique, son courage devant l’adversité, son absence de snobisme et la sincérité de ses sentiments, son caractère un peu « soupe au lait», son sens moral sans ostentation, toujours tempéré par l’humour. Et j’aime aussi beaucoup Cleb et Susan Grath, ses parents, et toute la flopée de petites soeurs et de petits frères à la langue bien pendue qui créent des scènes pleines de joie et de vivacité. Caleb est régisseur et expert foncier et s’occupe de la gestion des métairies. Il est compétent et aime le travail bien fait et il a perdu la pratique de certains clients car il ne supporte pas d’agir contre sa conscience. Son épouse, instruite, donne des cours à des élèves pour arrondir un budget familial très serré, ce qui entraîne le mépris de ces dames de la bourgeoisie, une femme qui travaille pour vivre, quelle honte ! Peu importe, le couple vit honnêtement, paisiblement et modestement.
Comme Mary n’a pas de fortune et qu’elle travaille comme infirmière auprès du riche propriétaire Peter Feartherstone, elle n’est pas un bon parti. Madame Vincy ne la veut pas pour belle-fille car elle souhaite un bon mariage pour son fils Fred. Or, celui-ci aime Mary, son amie d’enfance. Mais Mary refuse de l’épouser s’il continue à faire des dettes de jeu et ne veut pas travailler. C’est un gentil et sympathique jeune homme mais peu sérieux et immature et il compte trop sur l’héritage de l’oncle Feartherstone, espérant une vie de plaisir et d’oisiveté. La vie commune mérite des efforts et l'amour ne suffit pas, il ne peut se construire sur du sable et il repose sur l'égalité et le respect mutuel. C'est ce que nous apprennent Mary et Fred.
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| Film télévisé britannique : Dorothea et Ladislaw |
J’ai adoré ce roman historique et social même si j’ai éprouvé au début quelques difficultés à y entrer étant donné la multiplicité des notes qui renvoient le lecteur à la fin du roman. J’ai fini par les laisser de côté quand elles n'étaient pas indispensables à la compréhension de l'ouvrage ! Il faut donc être patient au début et laisser le temps d'installation à la narration et aux personnages. Mais une fois lancée dans ce voyage vers le passé, j’ai savouré la comédie humaine que nous donne George Eliot avec ses grandes scènes pleines de férocité et d’ironie et tous les petits détails tellement vrais, les commérages, les jalousies, les ambitions, la subtilité des liens sociaux.
J’ai admiré combien George Eliott sait parler avec justesse et vérité de toutes les classes sociales et en particulier du peuple. Ainsi Dagley, le métayer d'Athur Brooke, est plus vrai que nature. Ce passage où Brooke vient faire des remontrances à Dagley est haut en couleur et plein d’humour mais il est en même temps très critique sur le plan social, l’écrivaine dénonçant la misère des paysans et la responsabilité des maîtres. On sent très bien de quel côté elle penche. Le franc parler du paysan provoque le rire mais son indignation nous touche. Middlemarch est un roman social plein de générosité . p532 533
Middelmarch est un roman d’apprentissage en particulier pour Dorothea et Lydgate qui font tous deux les frais de leur inexpérience, de leur éducation et de leurs erreurs douloureuses. C'est aussi un roman d'amour, sans illusion sur les relations entre hommes et femmes, dénonçant l'aliénation de la femme maintenue dans l'ignorance même dans les classes supérieures, considérée comme inférieure, soumise à l'autorité maritale.
La galerie de portraits, trop nombreux pour que l’on puisse rendre compte de tous, est passionnante et l’écrivaine s’illustre même dans la caricature avec l’homme à tête de grenouille, Rigg, le fils illégitime de Peter Fearstherstone.
Enfin, lorsque intervient l’affreux John Raffles et que celui-ci fait chanter le banquier Bulstrode, nous sommes proches du roman à la Dickens ou à la Colins qui explore les bas-fonds et cultive les mystères familiaux, la mésalliance, le chagrin d’une mère, la disparition d’une fille jamais retrouvée. La mort et la souffrance du maître-chanteur, le drame vécu par Bulstrode, son glissement vers le meurtre, son basculement moral et sa déchéance sociale, ne manquent pas de tragique et de noirceur.
Cependant, si George Eliot peut se placer au niveau de la tragédie avec le destin de certains de ses personnages, l'ironie n’est jamais bien loin. La mort et l’enterrement du vieux Fearthersone, par exemple, donnent lieu à une description savoureuse au cours de laquelle l’on voit les héritiers présumés faire le siège de la maison du moribond, chacun rivalisant avec les autres membres de la famille, affectant fidélité et amour, (ce qui provoque l’hilarité de Mary et de Fred) puis, pendant la cérémonie funèbre, les voilà uniquement préoccupés de l’héritage. L'écrivaine ne nous laisse aucune illusion sur la bonté et la grandeur de la nature humaine mais son pessimisme est toujours corrigé par l’humour.
Un grand roman donc qui nous plonge dans un univers si vivant, si varié, si juste, que l’on a l’impression d’une immersion totale dans le passé avec, à la dernière page, le regret de devoir abandonner des personnages que l’on a appris à connaître et pour certains à apprécier.
J'ai lu il y a bien longtemps Le moulin sur la Floss que j'avais aussi beaucoup aimé et que je relirai volontiers.






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