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jeudi 20 juin 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs Livre 2 La princesse du Luxembourg

Charles Giron : la parisienne aux gants
  

A Balbec, ( A l'ombre des jeunes filles en fleurs livre 2),  Marcel et sa grand mère ont retrouvé la marquise de Villeparisis qui, au cours d'une promenade, les présente à la princesse du Luxembourg, "sa première altesse" dira d'elle Marcel.  L'une des caractéristiques de la noblesse que Marcel Proust met souvent en valeur dans La Recherche est son affectation de simplicité et de modestie qui cache évidemment sa prétention à la supériorité. La sottise de la princesse du Luxembourg qui provoque le rire ici tient à une question de dosage. Dans sa magnanime simplicité la princesse ne parvient pas à évaluer, entre animaux et enfants en bas âge, à quel degré dans l'échelle sociale elle doit situer Marcel et sa grand mère, tout à tour traités comme "un bébé avec sa nounou" ou comme "deux bêtes sympathiques" du Jardin d'Acclimation !  La princesse de Luxembourg est un des portraits à charge de la noblesse  tel que nous avions déjà rencontré dans Du côté de chez Swann et dans lequel Marcel Proust exerce son talent de caricaturiste, son humour malicieux qu'il met au service, peut-être aussi, d'une vengeance envers tous ceux qui lui ont montré de la condescendance !

 "Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait pour poser de doux regards sur ma grand’mère et sur moi, avec cet embryon de baiser qu’on ajoute au sourire quand celui-ci s’adresse à un bébé avec sa nounou. Même dans son désir de ne pas avoir l’air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards s’imprégnèrent d’une telle bonté que je vis approcher le moment où elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin d’Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d’animaux et de Bois de Boulogne prit plus de consistance pour moi. C’était l’heure où la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ; il n’avait plus qu’un pain de seigle, du genre de ceux qu’on jette aux canards. La princesse le prit et me dit : « C’est pour votre grand’mère. » Pourtant, ce fut à moi qu’elle le tendit, en me disant avec un fin sourire : « Vous le lui donnerez vous-même », pensant qu’ainsi mon plaisir serait plus complet s’il n’y avait pas d’intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands s’approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu’ils avaient, de paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d’orge. Elle me dit : « Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre grand’mère » et elle fit payer les marchands par le petit nègre habillé en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l’émerveillement de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit la main avec l’intention de nous traiter de la même manière que son amie, en intimes, et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l’échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma grand’mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu’on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par un merveilleux progrès de l’évolution, ma grand’mère n’était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un « baby".

jeudi 13 juin 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs Livre 2 Les boules de neige

 

 Pendant mon voyage en Normandie,  je vous laisse avec ce beau texte de Proust ( A l'ombre des jeunes files en fleurs livre 2) dans lequel la femme, ici Odette Swann, est à la fois paysage avec "les névés du manchon" semblables à "des carrés de neige de l'hiver" et fleur avec les "boules de neige" "aux globes blancs comme des anges annonciateurs". On voit combien le vocabulaire religieux est important puisqu'il évoque à la fois l'Annonciation et le Vendredi saint, Odette parée de blanches hermines devenant dans l'imagination du jeune homme un symbole de pureté dans son salon "virginal" et "candidement fleuri". On notera aussi l'importance des odeurs : "de citron", "parfum acide et capiteux" qui permet la remontée du souvenir par la sollicitation de l'odorat et entraînent donc la résurrection de la mémoire, la promenade à Combray, du côte de chez Swann, qui était si chère à Marcel.

Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de glace et des giboulées de la Semaine Sainte, comme Mme Swann trouvait qu’on gelait chez elle, il m’arrivait souvent de la voir recevant dans des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous le blanc et brillant tapis d’un immense manchon plat et d’un collet, tous deux d’hermine, qu’elle n’avait pas quittés en rentrant et qui avaient l’air des derniers carrés des neiges de l’hiver plus persistants que les autres, et que la chaleur du feu ni le progrès de la saison n’avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces semaines glaciales mais déjà fleurissantes, était suggérée pour moi dans ce salon, où bientôt je n’irais plus, par d’autres blancheurs plus enivrantes, celles, par exemple, des « boules de neige » assemblant au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des anges annonciateurs et qu’entourait une odeur de citron.

 


 

Car la châtelaine de Tansonville savait qu’avril, même glacé, n’est pas dépourvu de fleurs, que l’hiver, le printemps, l’été, ne sont pas séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le boulevardier qui jusqu’aux premières chaleurs s’imagine le monde comme renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que par l’intermédiaire de sa fleuriste « attitrée » elle ne comblât pas les lacunes d’une insuffisante évocation à l’aide d’emprunts faits à la précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m’en souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne, qu’à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de neige (qui n’avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la maison d’autre but que de faire, sur les conseils de Bergotte, « symphonie en blanc majeur » avec son ameublement et sa toilette) me rappelassent que l’Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l’on était plus sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d’autres espèces dont j’ignorais les noms et qui m’avait fait rester tant de fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune feuille, aussi surchargé d’odeurs authentiques, que le petit raidillon de Tansonville.  


James A. Whitsler



jeudi 6 juin 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs Livre 2 L'aquarium

Claude Monet : Hôtel à Trouville
 

 

La première partie de A l'ombre des jeunes filles en fleurs que je viens de terminer, m'ayant passablement ennuyée, j'ai abandonné le Jeudi avec Marcel Proust. Mais depuis que je suis arrivée à Balbec, je revis et me délecte de la description et de l'analyse de cette société aristocratique ou bourgeoise en vacances, imbue d'elle-même, de ses prérogatives, de ses supériorités que Marcel Proust décortique et épingle pour reprendre son expression comme un " écrivain " ou "quelque amateur d’ichtyologie humaine".

"Pendant de longs après-midi, la mer n’était suspendue en face d’eux que comme une toile d’une couleur agréable accrochée dans le boudoir d’un riche célibataire, et ce n’était que dans l’intervalle des coups qu’un des joueurs, n’ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour en tirer une indication sur le beau temps ou sur l’heure, et rappeler aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d’ichtyologie humaine, qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères acquis qui font qu’une vieille dame serbe dont l’appendice buccal est d’un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une La Rochefoucauld."  

 

Ichtyosaurus
 

J'adore cette métaphore filée qui court tout au long de ce  texte, là, dans cette grande salle à manger où la lumière électrique devient eau : les "sources" "sourdre" "les flots " les remous d'or"... ce qui amène la comparaison avec un "aquarium" puis avec des poissons et des mollusques que l'ichtyologue (ou l'écrivain... Proust, bien sûr) se plaît à étudier et à classer par espèces!  Et que dire de cette femme dont l'appendice buccal est celle d'un grand poisson. On pense en lisant ces mots aux fossiles marins, à ces  poissons des grands fonds de disparus depuis des millénaires ? Cette image peint le statut de l'aristocratie française, fossilisée, refusant d'évoluer, conservatrice, mais qui s'accroche au pouvoir. Les caractères acquis "dans les eaux douces du faubourg Saint Germain",  ont permis à cette femme-poisson étrangère d'acquérir la distinction de la grande aristocratie (elle mange sa salade comme une La Rochefoucauld), une très indispensable compétence qui souligne le caractère superficiel et la vacuité de cette classe sociale tout occupée à paraître, ressuscitant ainsi les vieux "monstres marins" que l'on pouvait croire disparus à travers toutes les révolutions qui ont marqué la France. Non que Proust soit un révolutionnaire, loin de là ! Il est fils de la grande bourgeoisie et assez snob quand il était jeune pour désirer être introduit dans cette société mais il est trop intelligent et observateur pour être dupes longtemps. Je me répète mais il faut lire le roman de Laure Murat, Proust, un roman familial ! C'est tellement vrai, tellement juste ! Je comprends que lorsqu'elle lisait ce passage de Proust, elle pensait à sa famille !

Enfin, merveilleuse et très forte aussi cette continuation de la métaphore de l'aquarium qui permet de confronter comme en l'effleurant, sans avoir l'air d'y toucher, - c'est le rôle des parenthèses - la vie des pauvres à celle luxueuse des riches et d'en souligner l'injustice avec les termes "s'écrasaient"  et avec l'antithèse entre la lumière (les riches parés d'or) et  l'absence de lumière (les pauvres) : "Obscurs", "l'ombre", "invisibles" "la nuit"...  injustice qui n'est pas sans dangers.*  Quitte à être des poissons autant qu'ils servent à quelque chose !  (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)


* Je lis dans le nouvel Obs que cette remarque a été rajoutée par Proust après la révolution russe d'Octobre 1917