Charles Giron : la parisienne aux gants |
A Balbec, ( A l'ombre des jeunes filles en fleurs livre 2), Marcel et sa grand mère ont retrouvé la marquise de Villeparisis qui, au cours d'une promenade, les présente à la princesse du Luxembourg, "sa première altesse" dira d'elle Marcel. L'une des caractéristiques de la noblesse que Marcel Proust met souvent en valeur dans La Recherche est son affectation de simplicité et de modestie qui cache évidemment sa prétention à la supériorité. La sottise de la princesse du Luxembourg qui provoque le rire ici tient à une question de dosage. Dans sa magnanime simplicité la princesse ne parvient pas à évaluer, entre animaux et enfants en bas âge, à quel degré dans l'échelle sociale elle doit situer Marcel et sa grand mère, tout à tour traités comme "un bébé avec sa nounou" ou comme "deux bêtes sympathiques" du Jardin d'Acclimation ! La princesse de Luxembourg est un des portraits à charge de la noblesse tel que nous avions déjà rencontré dans Du côté de chez Swann et dans lequel Marcel Proust exerce son talent de caricaturiste, son humour malicieux qu'il met au service, peut-être aussi, d'une vengeance envers tous ceux qui lui ont montré de la condescendance !
"Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu
la main et, de temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se
détournait pour poser de doux regards sur ma grand’mère et sur moi,
avec cet embryon de baiser qu’on ajoute au sourire quand celui-ci
s’adresse à un bébé avec sa nounou. Même dans son désir de ne pas avoir
l’air de siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute
mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards
s’imprégnèrent d’une telle bonté que je vis approcher le moment où elle
nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui eussent
passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin
d’Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d’animaux et de Bois de
Boulogne prit plus de consistance pour moi. C’était l’heure où la digue
est parcourue par des marchands ambulants et criards qui vendent des
gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que faire pour nous
témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le premier qui passa ;
il n’avait plus qu’un pain de seigle, du genre de ceux qu’on jette aux
canards. La princesse le prit et me dit : « C’est pour votre
grand’mère. » Pourtant, ce fut à moi qu’elle le tendit, en me disant
avec un fin sourire : « Vous le lui donnerez vous-même », pensant
qu’ainsi mon plaisir serait plus complet s’il n’y avait pas
d’intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands
s’approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu’ils avaient, de
paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d’orge. Elle me
dit : « Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre
grand’mère » et elle fit payer les marchands par le petit nègre habillé
en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l’émerveillement de
la plage. Puis elle dit adieu à Mme
de Villeparisis et nous tendit la main avec l’intention de nous traiter
de la même manière que son amie, en intimes, et de se mettre à notre
portée. Mais cette fois, elle plaça sans doute notre niveau un peu moins
bas dans l’échelle des êtres, car son égalité avec nous fut signifiée
par la princesse à ma grand’mère au moyen de ce tendre et maternel
sourire qu’on adresse à un gamin quand on lui dit au revoir comme à une
grande personne. Par un merveilleux progrès de l’évolution, ma
grand’mère n’était plus un canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé
un « baby".