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samedi 11 juin 2011

Voltaire et Céline : La guerre, une imbécillité infernale (1)



 Dans le passage ci-dessous, extrait de Voyage au bout de la nuit, j'ai toujours été frappée par les ressemblances existant entre Voltaire et son Candide et Céline et son Bardamu lorsque ces deux personnages sont précipités au milieu de la folie meurtrière des hommes.
Ce texte se situe en début du roman lorsque le héros, Ferdinand Bardamu qui s'est engagé sur un coup de tête lors d'un défilé militaire à Paris, se retrouve plongé brutalement dans l'horreur de la première guerre mondiale. Le texte offre à la fois un bon aperçu du style de Céline et aussi l'essentiel de ses idées sur la guerre.
Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants,en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.
Voyage au bout de la nuit Louis Ferdinand Céline
Nous sommes en 1932 lorque paraît ce roman et l'on comprend combien Céline a dû choquer à son époque puisqu'il continue à rebuter plus d'un lecteur de nos jours! Et tout d'abord en s'annonçant radicalement comme antimilitariste et antinationaliste. Dans les textes de Céline et de Voltaire, l'on retrouve la même horreur partagée envers l'inacceptable, le manque de sens de la guerre.  (Voir texte de Candide, à la fin de cet article)

La guerre, une imbécillité infernale

Dès le début, Céline  s'attache à nous décrire L'imbécillité infernale de la guerre mais il va le faire d'une manière décalée en adoptant le point de vue de Bardamu qui, arrivant au Front et devant la terrible réalité de la guerre  qu'il n'avait pu jusqu'alors qu'imaginer, s'écrie :
Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir
Il y a décalage, en effet, entre l'horreur de la guerre et cette déclaration de Bardamu, absurde, qui pourrait prêter à sourire si elle n'était en antithèse avec le spectacle terrifiant qui se déroule devant ses yeux. Cette plainte  dérisoire agit comme une litote  destinée à donner plus de force aux propos de Céline contre la guerre. Bien vite, l'on s'aperçoit que les termes employés pour décrire la campagne pourraient déjà s'appliquer à la guerre par leur connotation péjorative qui introduit les notions d'absence, de vide, de mort, triste, avec ses bourbiers , ses maisons où les gens n'y sont jamais.. et un manque de sens  tragique: et ses chemins qui ne vont nulle part ..
Bardamu ressemble  par sa naïveté,  à un Candide parti comme bien d'autres la fleur au fusil et déboulant en Enfer.
Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. (Candide)
On peut aisément imaginer qui il est, à travers ce texte, un jeune homme issu du peuple comme  le prouve le vocabulaire familier qu'il emploie, l'absence de négation : j'ai jamais pu la sentir, c'est à pas y tenir, l'omission des pronoms : faut que je le dise tout de suite, un tout jeune homme  qui livre ses sentiments bruts et naïfs. Un Candide donc qui ne savait pas ce qu'il faisait en s'enrôlant et qui le découvre avec stupéfaction.  Et le sentiment de terreur incrédule qu'il éprouve alors se traduit dans la syntaxe par une succession de phrases interrogatives : Comment aurais-je pu ...?  Qui aurait pu ...?,  par une série de conditionnels passés qui renvoie à une innocence déflorée (puceau de l’Horreur) par des verbes qui expriment  tous l'ignorance :  me douter,   prévoir
Une épouvante que l'on ne peut imaginer si on ne l'a pas éprouvée d'où la métaphore  puceau de l’Horreur et la comparaison comme on l’est de la volupté. Il y a donc un première fois pour tout, pour la souffrance comme pour le plaisir, pour la mort comme pour la vie. Notons la majuscule attribuée à l’Horreur comme pour  déifier la Guerre, une divinité carnassière à la Douanier Rousseau qui passerait sur le champ de bataille semant la mort sous son passage.
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Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes. (Candide)  
Le style  familier du début contraste ensuite avec le ton recherché quand on passe à la description de la Nature : Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus...

Les éléments de la Nature participent à présent à l'horreur de la guerre. On dirait même que la Nature s'y associe et, par un glissement des mots,  les termes que l'on attend pour décrire la guerre sont employés pour la Nature. Ainsi, le vent personnifié est brutal comme s'il était une préfiguration du combat, les peupliers secoués par le vent déversent des rafales de feuilles  comme le feraient des mitraillettes. Par contre, le fracas des armes ne sont que petits bruits secs comme ceux des  branches d'arbres cassées, presque insignifiants, puisque les soldats ennemis ne savent pas tirer : nous rataient sans cesse. Mais ce verbe minoratif est immédiatement démentie par l'emploi de l'hyperbole, mille morts,  et la comparaison on s'en trouvait comme habillés. Quant à la formule habituelle Ces soldats inconnus employée pour honorer la mémoire des héros disparus à la guerre, elle prend ici un tout autre sens. Le mot inconnus ajoute encore à l'absurdité. Pourquoi tire-t-on sur des gens qui ne vous ont jamais rien fait, que l'on ne connaît même pas?
Pour Céline-Bardamu, l'absence de sens de la guerre est ce qui est le plus surprenant et le plus révoltant. L'écrivain, en se plaçant du point de vue du personnage, met en relief cet aspect insensé, contre nature du combat: cette imbécillité infernale, tout comme le fait Voltaire avant lui.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes
le-voyage-phot-du-village-en-falmmes.1269796395.jpgCar la guerre est une  fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu…  la fuite indique qu'il n'y a plus de réflexion,  plus de volonté de la part  de l'individu. Celui-ci, d'ailleurs, disparaît au profit de la masse qui, dans ce qu'elle a de collectif et d'informe, nie toute responsabilité. C'est pourquoi elle mène au  meurtre en commun. Pour Céline  tuer sur un champ de bataille ne saurait être un acte  légitime même s'il est légal. Rien ne saurait le justifier comme le souligne aussi Voltaire avec cette expression ironique :
c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public.
vers le feu… .Le feu renvoie à l'image de l'Enfer ainsi que les profondeurs, enfer de la guerre, mais aussi enfer auquel les consciences sont vouées.
On voit qu'on est loin de la conception traditionnelle de la guerre et l'on comprend que le roman de Céline paru en 1932  ait choqué les mentalités de l'époque car il inverse toutes les valeurs accordées au patriotisme et, nous allons le voir, au héros.

(Voltaire et Céline: le héros, un fou, un enragé (2 )

Voltaire : Candide
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.