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samedi 11 juin 2011

Céline, Voltaire, Brassens : l'éloge de la lâcheté (3)

Voyage au bout de la nuit illustré par Tardi



Dans le texte ci-dessous extrait du roman de Céline, Le voyage au bout de la nuit, Céline peint l'imbécillité de la guerre (texte 1) et proclame que le héros est un fou (texte 2). Mais alors, quelle est la seule attitude sensée face à la guerre et à son absurdité?  La réponse est claire, sans équivoque : il faut être lâche!

"Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part."Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre?p ensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants,en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

Eloge de la lâcheté

Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Nous l'avons vu, tous les mots qui  s'appliquent à la bravoure du colonel ou des soldats sont péjoratifs et nous renvoient à une image négative de folie meurtrière, d'inconscience, d'imbécillité. Tous ces braves, ne sont même pas au niveau de l'animal, ils sont pire qu'un chien parce qu'ils ne savent pas ou ne veulent pas réfléchir, parce qu'ils tuent par entraînement, sans discernement, sans se remettre en question.
Le seul qui résiste à cette folie meurtrière est donc bien notre Bardamu  Pourquoi? Parce que Bardamu est un lâche qui éprouve de la frousse, de la panique, de  l'effroi. Notons l'insistance et la gradation dans le sentiment de peur qui s'empare du jeune soldat.  Céline dresse ici un éloge de la lâcheté mais il s'agit, bien sûr, d'une antiphrase : la lâcheté de Bardamu , c'est sa lucidité, ce qui lui permet de prendre conscience de l'horreur de la guerre, de son inanité et par là de ne pas adhérer à la tuerie, à la folie sanguinaire qui va ravager la planète. Et c'est  donc parce qu'il est lâche  qu'il sait rester humain tout comme le personnage de Voltaire :
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village
La lucidité de Bardamu se traduit par une série de phrases exclamatives qui trahissent l'émotion profonde voire le  bouleversement que ressent le jeune homme : c'était donc un monstre! il n'imaginait pas son trépas! avec quel effroi! Nous étions jolis! par une succession d'interrogations angoissées : Qui savait combien...? Pourquoi s'arrêtaient-ils? Serais-je donc le seul lâche sur la terre?
Sa prise de conscience  de la réalité de la guerre l'oblige à faire un retour sur lui-même, ce qu'il  était avant de connaître la vérité, ce qu'il est à présent. Ainsi s'établit une sorte d'aller-retour entre le passé et le présent, entre le jeune homme naïf et ignorant et celui qui ne l'est plus ou pour reprendre la métaphore de Céline entre  celui qui  est puceau de l’Horreur et celui qui à perdu sa virginité
Le passé : en quittant la place Clichy;  avant d’entrer vraiment dans la guerre,
Le présent :  A présent, j'en étais assuré ; A présent, j’étais pris
Une opposition qui s'appuie sur des verbes précis et antithétiques entre l'ignorance et le savoir .  Dans la passé, en effet,  me douter, prévoir, dans le présent :  j'en étais assuré, je conçus, décidément, je le concevais,
A remarquer le choix du verbe concevoir dont l'étymologie "prendre entièrement" montre bien l'ampleur de la prise de conscience de Bardamu  et le jeu entre le passé simple  je conçus qui marque le moment précis où Bardamu saisit l'horrible réalité dans son ensemble et l'imparfait je le concevais qui montre ce fait dans sa durée, comme une réalité qui ne le quittera plus
Bardamu est donc bien un être qui s'interroge , réfléchit, se pose des questions : pensais-je.
Mais cette lucidité de l'anti-héros s'accompagne du sentiment aigüe de sa solitude :  le seul; Perdu exprimée par l''interrogation désabusée Serais-je donc? par l'antithèse entre seul et deux millions et par l'escalade dans les chiffres Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout?
Et cette  solitude est associée à l'impuissance. Que peut-il faire seul contre tous? Il est impossible de mettre un terme à l'horreur de la guerre et tout concourt  dans le texte à montrer cette impossibilité d'agir : je m'étais embarqué l'idée d'une barque qui a quitté le bord sans espoir de retourj’étais pris ; pris bien proche par le sens de prisonnier Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. Le choix des mots implacable, la sentence évoque un tribunal où l'accusé serait condamné à mort sans appel. Tout  montre qu'il n'a pas le pouvoir, ni la liberté et qu'il va être entraîné contre son gré dans ce cataclysme :nous étions jolis!  c’était arrivé : l'inéluctable s'est accompli. On ne peut plus revenir en arrière ni arrêter la destruction.
Les angoisses de Bardamu deviennent visionnaires Ça venait des profondeurs comme une remontée des entrailles de la Terre, une préfiguration de l'enfer ou de l'Apocalypse? et l'horreur est telle qu'elle ne peut plus être nommée que par le pronom démonstratif Ça, ce quelque chose d'indéterminé, d'inacceptable, qui désigne le mal absolu.
Le passage du "je" au "nous"  est signifiant : Si Bardamu est le seul à être conscient et que tous les autres soient fous, par contre tous seront victimes; c'est l'humanité toute entière qui est concernée. La guerre de 14-18, cette hécatombe abominable, plus de dix millions de morts, donne raison à cette affirmation.

Ainsi s'exprime le pacifisme exacerbé de Céline marqué à jamais dans sa chair et son esprit par la guerre de 1914 dans laquelle il avait été engagé volontaire tout comme Bardamu. Loin d'être un lâche, il a même été décoré à la fin des hostilités. On peut penser que cette expérience de l'horreur explique sa prise de position pendant la seconde guerre mondiale. Il s'est tourné vers le gouvernement de Vichy, de plus il était notoirement antisémite.. Ce qui explique que ce grand écrivain, condamné pour collaboration, n'ait pas été reconnu comme tel et n'occupe pas une place prépondérante dans le patrimoine de la littérature française.
Comment se fait-il que cet homme pourtant à l'origine tourné vers les autres -  il est médecin  et s'installe dans les quartiers pauvres pour soigner les humbles - en soit arrivé à un tel degré de haine? Je ne connais pas assez sa vie pour pouvoir y répondre. Mais toujours est-il que l'horreur du "meurtre en masse", sa lucidité sur le pouvoir et les hommes en général, aigrit Céline et le conduit au pessimisme, à la misanthropie, au racisme, à la négation de la bonté et la vie, tout ce  que  reflète son style âpre, violent mais efficace et dévastateur.
Et Voltaire? il n'est pas moins lucide que Céline, il a la même horreur de la guerre  et de toutes les cruautés, il traque le fanatisme, l'intolérance, et tout ce qu'il nomme "l'infâme". Certes, cela le mène à un certain cynisme, un repli sur lui-même, égoïsme? individualisme ou  sagesse ? : "il faut cultiver notre jardin". Mais  sa foi dans le siècle des Lumières et des progrès, son esprit, son humour, le poussent à ne pas abandonner sa lutte pour faire triompher les valeurs des Lumières, ce que traduit son style alerte, vif, spirituel où l'ironie est utilisée comme arme de combat.


george_brassens.1270315054.jpgCeci me fait penser aux prises de position de George Brassens :  Rien à voir avec Céline et Voltaire? Je n'en suis pas si sûre!
Chez lui aussi, même refus de la guerre, de la violence, même éloge de la lâcheté au sens où l'entend Céline.





Quand l'jour de gloire est arrivé
Comm' tous les autr's étaient crevés
Moi seul connus le déshonneur
De n'pas êtr' mort au champ d'honneur
                                                    La mauvaise herbe
même répulsion pour l'appartenance, la masse :

Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
Est plus de quatre on est une bande de cons.
Bande à part, sacrebleu ! c'est ma règle et j'y tiens.
Dans les noms des partants on n'verra pas le mien
.
Le Pluriel
Même refus du fanatisme dans ces vers qui ont été si mal accueillis à la sortie de la chanson :

Mourrons pour des idées, d'accord, mais de mort lente,
D'accord, mais de mort lente
Mourir pour des idées
Et ces idées, qu'ont-elles fait de l'homme? : un anarchiste bon enfant qui refuse l'embrigadement, les conventions, le pouvoir, mais ne se départit jamais de son humour, de sa tendresse, de sa poésie et de l'amour des autres surtout s'ils sont opprimés.

Voltaire : Candide
171050360_small.1270315023.jpgRien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

Voltaire et Céline : le héros est un fou (2)

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Dans le texte situé ci-dessous, au début du roman de Céline, Le Voyage au bout de la nuit, nous avons vu  comment Céline semblable en cela à Voltaire, s'attachait à nous montrer l'imbécillité de la guerre à travers le point de vue de son  personnage Bardamu, un autre Candide. C'est aussi à la conception traditionnelle du héros qu'il va s'attaquer.
celine.1270246111.jpgMoi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,r à genoux creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

             Le héros  :  un fou

La conception du Héros telle qu'elle est présentée ici dans le texte de Céline est, en effet, entièrement opposée aux valeurs et à la morale de 14-18  mais aussi de la société de 1932, date de parution du roman. Il y inversion  ici du culte du héros qui est traditionnellement perçu comme un homme courageux qui lutte pour sa  patrie, défendant au péril de sa vie la veuve et l'orphelin, mourant au champ d'honneur pour son  pays.  Céline  le présente à travers une  énumération de termes dépréciatifs  :  fous, vicieux! enragés; c'était donc un monstre! Cette dernière exclamation désigne le colonel qui se promène à la vue des ennemis, s'exposant au tir des mitraillettes sans esquisser un geste pour se mettre à l'abri.  Loin de l'admirer ou de louer son sang froid,  Bardamu le juge  inconscient : il n'imaginait pas son trépas!  C'est qu'un Homme habituellement doué d'imagination, peut prévoir le danger, concevoir  sa propre mort. Il peut se projeter dans l'avenir alors qu'un  animal ne le peut pas : pire qu'un chien, le  colonel est ravalé au niveau le  plus bas. Il est brave parce qu'il est inintelligent!  D'ailleurs Céline  le fera mourir dans la suite du chapitre, le ventre ouvert, le châtiment d'un imbécile, semble indiquer l'écrivain!

Gromaire : La guerre

Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves : Il faut comprendre, bien évidemment le contraire de ce qui est écrit car il s'agit ici d'une antiphrase. braves est, en effet,  bien vite explicité par des termes  qui ne laissent aucun doute sur l'ironie de Céline : des êtres semblables, cette imbécillité infernale...
L'antiphrase,  procédé cher à Voltaire, agit de même dans Candide :
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées
ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface.
Quant à l'épithète héroïques, Céline lui fait un sort à deux reprises, la première fois dans l'expression  fous héroïques , un oxymore qui précise la conception du héros par Céline et qu'il faut mettre en relation avec celui de Voltaire : cette boucherie héroïque. La deuxième fois, héroïque est associé à  des épithètes péjoratives la sale âme héroïque et fainéante des hommes. Le terme de fainéante accentue encore le ton dépréciatif, indiquant que les hommes ne font aucun effort de réflexion et  d'imagination pour prendre conscience de l'horreur  et de l'absurdité de  la guerre. Ils ne cherchent pas à se démarquer de l'imbécillité de tous.
Même vision dans Candide :
Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : (...)Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même.
Le ton de Céline se fait de plus en plus âpre, de plus en plus violent. La vision se précise, tourne à l'hallucination : enfermés sur la terre comme dans un cabanon. L'idée de folie  indissoluble de la notion d'héroïsme est donc mise en relief par cette comparaison de la terre avec un cabanon. Notre personnage semble se cogner contre les murs d'une prison invisible mais d'où il ne peut s'échapper. Mais alors que les fous dangereux sont isolés dans un cabanon  pour protéger les autres de leur folie, les fous de  la guerre, eux, sont "enfermés" sur la terre, c'est dire que plus rien ne borne leur folie qui s'étend à l'échelle de la planète, ils peuvent se contaminer les uns les autres, entraînés dans un  carnage sans fin; rien ne pourra les empêcher de la détruire.
Cette critique violente du héros est  corroborée par les  mots  suivants  déchaînés et armés jusqu'aux cheveux, par les superlatifs, plus enragés que les chiens, par l'hyperbole, cette sorte de surenchère dans les chiffres qui ne semblent plus s'arrêter cent, mille fois plus enragés que mille chiens.  A nouveau donc la comparaison qui démontre que l'homme est inférieur à la bête : ce que les chiens ne font pas.  Suit ensuite une énumération hétéroclite,  un vomissement de mots sans suite et parfois sans sens pour peindre la folie qui s'empare de tous mais qui témoigne aussi de la terreur croissante Bardamu qui semble pris de vertige devant l'ampleur de la catastrophe.
Une épouvante qui se traduit par des phrases au ryhtme heurté, saccadé, scandé par des verbes ou des adjectifs verbaux de bruit, de mouvement, révélant une vision infernale,  amplifiée par le choc sourd des voyelles nasales qui martèlent les mots :  hurlants, creusant, se défilant, caracolant volant . Ce tableau plein de bruits et de fureur ne semble plus obéir aux lois de la raison, c'est un monde en folie, emporté par un  tourbillon de haine comme le prouve le  désordre de la pensée et de la vision de Bardamu. Un désordre lexical  tout d'abord : avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, en autos,  tirailleurs comploteurs, à genoux On dirait un inventaire à  la Prévert mais qui a pour but de faire basculer le spectateur dans l'Horreur.
Un désordre grammatical : les groupes nominaux : comploteurs,  tirailleurs,  les compléments déterminatifs,  avec casques... les participes présents : défilant, caracolant adorant... les participes passés : enragés... les adjectifs verbaux :  hurlants..  les  compléments circonstanciels .. se succédant dans  une énumération sans contrôle, un fouillis traduisant la  folie qui s'est emparée des hommes et que rien ne peut arrêter.
L'énumération et la gradation Allemagne, France et continents,  permettent de voir la  contagion meurtrière qui se répand pour anéantir non seulement les deux  pays belligérants mais toute la planète. Les répétitions de tout (détruire), tout (ce qui respire),  de détruire,  de enragés, le style hyperbolique  avec la gradation dans les chiffres, l'avalanche de superlatifs, le renforcement par  par l'adverbe quantitatif : tellement (plus vicieux), tous ces procédés  d'insistance et d'amplification peignent la Terre emportée par un tourbillon déchaîné, un cataclysme meurtrier.
Notons aussi les termes dont Céline qualifie cette guerre, une croisade apocalyptique, qui renvoient à un  vocabulaire religieux et rappellent le fanatisme et  l'intolérance des chrétiens cherchant à conquérir par la force la Terre Sainte au nom d'une idéologie, celle du Christ qui se  réclame de l'amour. A nouveau la notion d'absurdité apparaît.  L'Apocalypse est une vision de fin du monde  qui peint bien le désastre de la guerre de 14-18 et qui est à la hauteur du massacre que celle-ci a  déclenché : près de 10 millions de morts.
Voltaire : Candide
candide-voltaire1204988429-1.1270246005.jpg Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.





Voltaire et Céline : La guerre, une imbécillité infernale (1)



 Dans le passage ci-dessous, extrait de Voyage au bout de la nuit, j'ai toujours été frappée par les ressemblances existant entre Voltaire et son Candide et Céline et son Bardamu lorsque ces deux personnages sont précipités au milieu de la folie meurtrière des hommes.
Ce texte se situe en début du roman lorsque le héros, Ferdinand Bardamu qui s'est engagé sur un coup de tête lors d'un défilé militaire à Paris, se retrouve plongé brutalement dans l'horreur de la première guerre mondiale. Le texte offre à la fois un bon aperçu du style de Céline et aussi l'essentiel de ses idées sur la guerre.
Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants,en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.
Voyage au bout de la nuit Louis Ferdinand Céline
Nous sommes en 1932 lorque paraît ce roman et l'on comprend combien Céline a dû choquer à son époque puisqu'il continue à rebuter plus d'un lecteur de nos jours! Et tout d'abord en s'annonçant radicalement comme antimilitariste et antinationaliste. Dans les textes de Céline et de Voltaire, l'on retrouve la même horreur partagée envers l'inacceptable, le manque de sens de la guerre.  (Voir texte de Candide, à la fin de cet article)

La guerre, une imbécillité infernale

Dès le début, Céline  s'attache à nous décrire L'imbécillité infernale de la guerre mais il va le faire d'une manière décalée en adoptant le point de vue de Bardamu qui, arrivant au Front et devant la terrible réalité de la guerre  qu'il n'avait pu jusqu'alors qu'imaginer, s'écrie :
Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir
Il y a décalage, en effet, entre l'horreur de la guerre et cette déclaration de Bardamu, absurde, qui pourrait prêter à sourire si elle n'était en antithèse avec le spectacle terrifiant qui se déroule devant ses yeux. Cette plainte  dérisoire agit comme une litote  destinée à donner plus de force aux propos de Céline contre la guerre. Bien vite, l'on s'aperçoit que les termes employés pour décrire la campagne pourraient déjà s'appliquer à la guerre par leur connotation péjorative qui introduit les notions d'absence, de vide, de mort, triste, avec ses bourbiers , ses maisons où les gens n'y sont jamais.. et un manque de sens  tragique: et ses chemins qui ne vont nulle part ..
Bardamu ressemble  par sa naïveté,  à un Candide parti comme bien d'autres la fleur au fusil et déboulant en Enfer.
Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. (Candide)
On peut aisément imaginer qui il est, à travers ce texte, un jeune homme issu du peuple comme  le prouve le vocabulaire familier qu'il emploie, l'absence de négation : j'ai jamais pu la sentir, c'est à pas y tenir, l'omission des pronoms : faut que je le dise tout de suite, un tout jeune homme  qui livre ses sentiments bruts et naïfs. Un Candide donc qui ne savait pas ce qu'il faisait en s'enrôlant et qui le découvre avec stupéfaction.  Et le sentiment de terreur incrédule qu'il éprouve alors se traduit dans la syntaxe par une succession de phrases interrogatives : Comment aurais-je pu ...?  Qui aurait pu ...?,  par une série de conditionnels passés qui renvoie à une innocence déflorée (puceau de l’Horreur) par des verbes qui expriment  tous l'ignorance :  me douter,   prévoir
Une épouvante que l'on ne peut imaginer si on ne l'a pas éprouvée d'où la métaphore  puceau de l’Horreur et la comparaison comme on l’est de la volupté. Il y a donc un première fois pour tout, pour la souffrance comme pour le plaisir, pour la mort comme pour la vie. Notons la majuscule attribuée à l’Horreur comme pour  déifier la Guerre, une divinité carnassière à la Douanier Rousseau qui passerait sur le champ de bataille semant la mort sous son passage.
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Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes. (Candide)  
Le style  familier du début contraste ensuite avec le ton recherché quand on passe à la description de la Nature : Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus...

Les éléments de la Nature participent à présent à l'horreur de la guerre. On dirait même que la Nature s'y associe et, par un glissement des mots,  les termes que l'on attend pour décrire la guerre sont employés pour la Nature. Ainsi, le vent personnifié est brutal comme s'il était une préfiguration du combat, les peupliers secoués par le vent déversent des rafales de feuilles  comme le feraient des mitraillettes. Par contre, le fracas des armes ne sont que petits bruits secs comme ceux des  branches d'arbres cassées, presque insignifiants, puisque les soldats ennemis ne savent pas tirer : nous rataient sans cesse. Mais ce verbe minoratif est immédiatement démentie par l'emploi de l'hyperbole, mille morts,  et la comparaison on s'en trouvait comme habillés. Quant à la formule habituelle Ces soldats inconnus employée pour honorer la mémoire des héros disparus à la guerre, elle prend ici un tout autre sens. Le mot inconnus ajoute encore à l'absurdité. Pourquoi tire-t-on sur des gens qui ne vous ont jamais rien fait, que l'on ne connaît même pas?
Pour Céline-Bardamu, l'absence de sens de la guerre est ce qui est le plus surprenant et le plus révoltant. L'écrivain, en se plaçant du point de vue du personnage, met en relief cet aspect insensé, contre nature du combat: cette imbécillité infernale, tout comme le fait Voltaire avant lui.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes
le-voyage-phot-du-village-en-falmmes.1269796395.jpgCar la guerre est une  fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu…  la fuite indique qu'il n'y a plus de réflexion,  plus de volonté de la part  de l'individu. Celui-ci, d'ailleurs, disparaît au profit de la masse qui, dans ce qu'elle a de collectif et d'informe, nie toute responsabilité. C'est pourquoi elle mène au  meurtre en commun. Pour Céline  tuer sur un champ de bataille ne saurait être un acte  légitime même s'il est légal. Rien ne saurait le justifier comme le souligne aussi Voltaire avec cette expression ironique :
c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public.
vers le feu… .Le feu renvoie à l'image de l'Enfer ainsi que les profondeurs, enfer de la guerre, mais aussi enfer auquel les consciences sont vouées.
On voit qu'on est loin de la conception traditionnelle de la guerre et l'on comprend que le roman de Céline paru en 1932  ait choqué les mentalités de l'époque car il inverse toutes les valeurs accordées au patriotisme et, nous allons le voir, au héros.

(Voltaire et Céline: le héros, un fou, un enragé (2 )

Voltaire : Candide
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.