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vendredi 9 décembre 2016

Estelle Fenzy : Rouge vive


Quand j’ouvre un recueil de poèmes, je lis un texte choisi au hasard. Je ne veux pas les découvrir dans l’ordre, méthodiquement. Je préfère « goûter » les images qui se lèvent devant mes yeux, les émotions qui s’éveillent en moi à la lecture d’un premier poème, isolé, je veux sentir s’il existe en lui-même.
C’est ce que je fais avec Rouge vive de Estelle Fenzy. Et l’alchimie a lieu. Ce premier poème me touche, me transporte dans un ailleurs que je connais bien, dans Ma montagne, la Lozère :  Images  très précises que ma mémoire a engrangées, des cordes à linge emmêlées et des draps qui s’envolent par delà les prés ou s'enroulent autour des fils de fer barbelés « quand le vent souffle fort ».


Quand le vent souffle fort
chaque fois j’entends
les linges les cordes battant
claquant les draps les chemises

Mon coeur tissu fragile
se déchire

à l’écho des combats
dans les cotons tremblants


Il y a quelque chose de très beau, très vrai dans cette scène. On « entend » : le bruit, le « souffle du vent » mais aussi le mouvement, l’agitation, la violence du drap soulevé, presque arraché, puis qui retombe  en "claquant". On voit :  les chemises se tordent, se dressent, s’abattent brusquement. Il y a un ressenti physique, le froid, la brutalité. Je ne suis pas seulement spectatrice de la scène mais partie prenante, je peux même imaginer les détails, précisément. J’aime glisser peu à peu du paysage extérieur au paysage intérieur symbolisé par le coeur. Les "cotons" (j’adore ce pluriel si réaliste, cette épaisseur des choses ) entraînent la métaphore du " tissu" singulier comme une antithèse, si fin, si  "fragile "  qui risque de se déchirer sous les assauts extérieurs de la vie. De cette simplicité du style, de cette économie du mot, naît l’émotion, de cette image qui pourrait être banale parce que quotidienne, celle du linge agité par le vent, naît la profondeur :  "combats" menés contre soi-même ou conflits qui agitent les hommes entre eux, les font s'entretuer ? Les deux, sans doute.

Linge séchant au vent : Caillebotte
Alors je continue ma lecture; je tourne les pages dans un sens ou dans l’autre et peu à peu je distingue deux voix* qui s’élèvent, distantes, mais qui paraissent se répondre et où il est question de roses sauvages, d’amour et de mort, de sang sur la neige... Les gouttes de sang sur la neige toujours associées à la femme comme le fait Perceval méditant sur la beauté de Blanchefleur ; ou encore la reine qui se pique le doigt à une aiguille et imagine le visage de sa future enfant blanche comme la neige, aux joues rouges comme le sang. Je m’enfonce dans le mystère d’un récit, chanson d'amour et de mort qui paraît de tous les temps, qui évoquent les lais du moyen âge, les contes de notre enfance.

Je suis la dépossédée

Mon promis est mort à la guerre
j’étais encore fille

je suis venue dans ce village
verser dans des jarres vides
mon chagrin


Musique à la fois douce, triste et cruelle.

 Je cherche à pénétrer l'énigme de ce récit étrange. L'évidence s'impose ! Et oui, les poèmes de  Rouge vive  d'Estelle Fenzy nous racontent une histoire. Je reprends ma lecture depuis le début. C'est ainsi qu'il faut lire ce recueil !

D’un côté un homme silence, un homme paria, rejeté par la société :  La solitude/ mon manteau/ m’accompagne tout le jour/ me caresse quand je dors.
petit garçon blessé par la vie, devenu adulte : « Je suis né dans ce village /à l’engrais des tempêtes ».

Puis une rivière aux rosiers sauvages; et ce sont ces roses couleur du sang qui consolent, fascinent, on le comprend, mais aussi blessent et ont l’attrait de la mort.

De l’autre une fille dont le fiancé est mort à la guerre (à moins qu’elle ne revive le traumatisme vécu par sa mère et par bien des femmes avant elle : "depuis des millénaires/ mon histoire se raconte"

Il est mort loin d'ici
Dans les montagnes 
au Nord de mon pays.

le sang sur la neige a gelé

Eclosion d'incarnat.
Karine Rougier  : Rouge vive
Et puis la rencontre, la première vision que l’homme et de la femme ont l’un de l’autre. Légèreté, innocence de la jeune fille en mouvement, apparition à la Giono pour peindre la beauté virile de l'homme-nature ? Mais non ! Des fausses notes viennent troubler cette harmonie; ces portraits ne sont pas ceux qu'ils paraissent être de prime abord car la beauté semble toujours corrompue par la mort.… 

La première fois
elle descendait
vers la forêt

belle comme un enfant
A genoux

sur une tombe.

*
Il portait dans ses bras
des gerbes de griffures

et à sa ceinture

un faisan colleté
pendu par les pieds.


Max Chagall : bouquet de roses à la femme

 Jusqu'à cette fin surprenante qui est à l’image du titre Rouge vive :  Rouge la rose "carmin" ou "grenat", rouge le sang de la guerre, les "braises" de la forêt dans l’ardeur de la passion, rouge le sang de la virginité, et "le feu de sa robe" , et son sourire, et sa bouche… Ici, même les ombres sont "écarlates ".

Et vive? pourquoi ce féminin ou l’on attend le masculin?  Parce que vive caractérise autre chose que le rouge ? Vive comme la jeune fille qui crie sa « révolte dans les buissons de houx » ou comme la rivière où poussent les roses sauvages. Vive comme l'évidence de l'amour: « j’ai vu un homme/ j’ai vu la vie ».
Ou vive au sens d'être vivant ? Vive antithèse de la mort, de la guerre, du malheur qui jamais ne s’efface, des blessures de l’enfance qui jamais ne guérissent ? Vive parce que Eros rime toujours avec Thanatos? 

Veux-tu que 
ce soir 
je t'amène
là ou poussent
les roses sauvages ?

Parce que comme la chanson Where the wild roses grow de Nick Cave cité en exergue et qui a inspiré Estelle Fenzy : Toute beauté doit mourir  ?

Un très beau recueil dont le langage poétique, épuré, va droit à l’essentiel et donne essor à  l'imagination, un régal de mots et d'images !

Le recueil est paru aux éditions AL Manar de Alain Gorius. J'aime aussi ce livre en tant qu'objet. Les beaux dessins en noir et blanc de Karine Rougier interprètent les poèmes avec sobriété.

 Refrain de la chanson de Nick Cave

Là où poussent les roses sauvages

Ils m'appellent La Rose Sauvage
Mais mon nom était Elisa Day
Je ne sais pas pourquoi ils m'appellent ainsi
Car mon nom était Elisa Day



*Dans le recueil, le changement de voix est indiqué par la graphie : la voix masculine est en style courant, la voix féminine en italique



jeudi 17 novembre 2016

John Keats : La Belle dame sans merci

Peintres préraphaélites  : Frank Dicksee (1902) La Belle dame sans merci (musée de Bristol)
Frank Dicksee (1902) La Belle dame sans merci (musée de Bristol)

La Tate Britain à Londres et le musée de la ville de Bristol présentent de nombreux tableaux préraphaélites. L’un d’eux à Bristol illustre le poème de Keats, poète romantique : La belle dame sans merci.

John Keats, poète romantique, a trouvé son inspiration dans un poème du Moyen-âge d'Alain Chartier paru en 1424 qui développe un thème traditionnel : celui de la femme belle mais impitoyable qui enchaîne l’homme dans un amour sans retour puis l’abandonne, à tout jamais absent de lui-même.

Le thème de la Belle dame sans merci apparaît souvent  au cours des siècles dans la littérature et la  peinture, en particulier des préraphaélites. Ces peintres s’inspirent, en effet, du patrimoine littéraire notamment du Moyen-âge en puisant dans les vieilles légendes, dans les récits traditionnels, centres d’intérêt qu’ils partagent avec les romantiques.

La belle dame sans merci de Keats s’inscrit donc bien dans le mouvement romantique dans la mesure où il met le moyen-âge à l’honneur avec son chevalier en armes, errant pâle et solitaire dans un paysage qui incarne l’hiver des sentiments et préfigure la mort. Le chevalier est asservi à sa dame et il lui doit fidélité et dévotion. Mais l’amour et de la mort sont étroitement liés puisque au moment même où le chevalier semble pouvoir accéder à la concrétisation charnelle de l’amour, la mort apparaît avec la vision des spectres. La souffrance, l’amour éthéré et éternel sont des thèmes éminemment romantiques.

Je me faisais la réflexion que la belle dame sans merci dans notre monde actuel avait pour avatar la femme fatale des romans et des films noirs, tout aussi dangereuse pour l’homme puisqu’elle le conduit inexorablement à sa perte.
Et si l’on pousse plus loin, Eve, en tentant Adam et en le faisant chasser du paradis terrestre, ne serait-elle pas la première femme fatale et sans merci de l’humanité? C’est ce qu’ont toujours pensé les grands de l’église dont la misogynie était sans égale.
La faute des femmes, toujours, je vous dis !

Arthur Hughes : La belle dame sans merci
























Ah! qui peut te faire souffrir, chevalier en armes
Errant pâle et solitaire !
Les joncs sont desséchés au bord du lac,
Aucun oiseau n'y chante.

Ah! qui peut te faire souffrir, chevalier en armes
Si farouche et si malheureux?
Le grenier de l'écureuil est rempli,
Et la moisson est rentrée.

Je vois un lis sur ton front
Avec la moiteur de l'agonie et la rosée de la fièvre ;
Et sur la joue une rose qui se flétrit
Et se fane de même rapidement -

J'ai rencontré une dame, dans les prés,
D'une grande beauté - la fille d'une fée ; -
Ses cheveux étaient longs, ses pieds légers
Et ses yeux sauvages.


Frank Dicksee (1902) détail

Je tressai une guirlande pour sa tête,
Puis des bracelets et une ceinture qui embaumait ;
Elle me regardait comme si elle m'aimait
Et poussa un doux gémissement.

Je l'assis sur mon coursier paisible
Et ne vis rien d'autre tout le long du jour ;
Car elle se penchait de côté et chantait
Une chanson de fée.

Elle trouva pour moi des racines d'un goût exquis,
Du miel sauvage et la manne de la rosée ;
Et sûrement en langage étrange elle me dit :
Je t'aime véritablement.

Waterhouse : La Belle dame sans merci
























Elle m'entraîna dans sa grotte d'elfe ;
Là, me contemplant, elle poussa un profond soupir :
Là, je fermai ses yeux sauvages et éperdus
De quatre baisers.

Et là, en me berçant, elle m'endormit
Et là, je rêvai, ah ! Malheur véritable !
Le dernier rêve que j'aie jamais rêvé,
Sur le flanc de la froide colline.

Henry Meynel























Je vis des rois pâles et des princes aussi,
De pâles guerriers - tous avaient la pâleur de la mort,
Et criaient : "La Belle Dame Sans Merci
Te tient en servage !"

Je vis leurs lèvres affamées, dans les ténèbres,
Grandes ouvertes pour me donner cet horrible avertissement ;
Et je m'éveillai et me retrouvai ici,
Sur le flanc de la froide colline.

Et voilà pourquoi je reste ici
Errant pâle et solitaire :
Bien que les joncs soient desséchés au bord du lac,
Et qu'aucun oiseau ne chante.

Les préraphaélites à la Tate Britain

Mariana de Sir John Everett Millais
"Le XIXe siècle anglais est dominé dans la peinture, par l’Académie Royale qui définit ce que doit être l’art et à quoi il doit ressembler. En 1848 un groupe de jeunes peintres remettent en question les principes enseignés et forment la Confrérie préraphaélite avec l’intention de revenir à une peinture plus proche de la nature, non formatée et en quête de perfection tant au niveau de la forme que de l’expression.

La peinture est enseignée sur le modèle classique italien dans lequel le peintre Raphaël fait figure de référence. Lorsque trois peintres décident de former un groupe portant le nom de préraphaélite, ils affirment leur volonté de revenir aux styles antérieurs à la renaissance classique : le gothique, pour sa pureté spirituelle qu’ils considèrent comme perdu à leur époque, et les styles primitifs flamand et italien de la première renaissance pour leur représentation réaliste de la nature.

Le groupe initial se forme autour des fondateurs John Everett Millais, William Hunt et Dante Gabriel Rossetti. Même si l’inspiration leur vient du passé, leur démarche est avant tout avant-gardiste et politiquement contestataire. La tradition et l’esprit victorien font figure de modèle à ne pas suivre. Leur style d’un extrême réalisme est souvent créé d’après nature, l’invention récente du tube de peinture leur permettant de sortir de l’atelier et de peindre en plein air. L’habitude de peindre en extérieur sera reprise par le groupe français qui donnera bientôt naissance au mouvement impressionniste."
  ( Histoire de l'art voir la suite ici)

John William Waterhouse : Sainte Eulalia (1885)

Goerges Frederic Watts : Hope (1866)
Edward Coley Burne Jones : Love and the Pilgrim de Burne Jones (1896_97)
L'annonciation de Dante Gabriel Rossetti (1849_50)
Arthur Hughes : April Love

Henri Wallis : Chatterton (1856)

William Hollmann Hunt : Our english coast

Préraphaélites du musée de Bristol 


Dante Gabiel Rossetti : Louisa Ruth Herbert


John Everett Millais :  The bride of Lammermoor

Wens devant le tableau de Lucy de Lammemoor

Wens (du blog En effeuillant le chrysanthème), pour les intimes Francis, et pour Asphodèle Wensounet, exprime ce qu'il pense des préraphaélites ! Il ne lui manque que la parole!

 I met a lady in the meads

Walter T. Crane : La belle dame sans merci (1865)

Et pour ceux qui veulent lire le texte en anglais :

O what can ail thee, knight-at-arms,
Alone and palely loitering?
The sedge has withered from the lake,
And no birds sing.

O what can ail thee, knight-at-arms,
So haggard and so woe-begone?
The squirrel’s granary is full,
And the harvest’s done.

I see a lily on thy brow,
With anguish moist and fever-dew,
And on thy cheeks a fading rose
Fast withereth too.

I met a lady in the meads,
Full beautiful, a fairy’s child;
Her hair was long, her foot was light,
And her eyes were wild.

I made a garland for her head,
And bracelets too, and fragrant zone;
She looked at me as she did love,
And made sweet moan

I set her on my pacing steed,
And nothing else saw all day long,
For sidelong would she bend, and sing
A faery’s song.

She found me roots of relish sweet,
And honey wild, and manna-dew,
And sure in language strange she said—
‘I love thee true’.

She took me to her Elfin grot,
And there she wept and sighed full sore,
And there I shut her wild, wild eyes
With kisses four.

And there she lullèd me asleep,
And there I dreamed—Ah! woe betide!—
The latest dream I ever dreamt
On the cold hill side.

I saw pale kings and princes too,
Pale warriors, death-pale were they all;
They cried—‘La Belle Dame sans Merci
Hath thee in thrall!’

I saw their starved lips in the gloam,
With horrid warning gapèd wide,
And I awoke and found me here,
On the cold hill’s side.

And this is why I sojourn here,
Alone and palely loitering,
Though the sedge is withered from the lake,
And no birds sing.




jeudi 6 octobre 2016

Victor Hugo : Mazeppa et Marcus Malte dans Le Garçon

Mazeppa :  Eugène Delacroix

Dans Le Garçon, un roman de la rentrée littéraire 2016 que je vous présenterai bientôt, Marcus Malte développe un thème, lié à un poème de Victor Hugo, celui d’un héros légendaire nommé Mazeppa.
 Dans la première version du poème Mazeppa dans Les Orientales Victor Hugo ouvre le récit par ces vers :

Ainsi quand Mazeppa, qui rugit et qui pleure
A vu ses bras, ses pieds, ses flancs qu'un sabre effleure, 

Tous ses membres liés 

Sur un fougueux cheval, nourri d'herbes marines,

                                         Qui fume, et fait jaillir le feu de ses narines 

                                                              Et le feu de ses pieds.  
                                                                                         
Le coursier galopant furieusement, emporte le héros dans une course que rien ne semble pouvoir interrompre.

 Ils vont. Dans les vallons comme un orage ils passent, 

Comme ces ouragans qui dans les monts s'entassent, 

Comme un globe de feu; 

Puis déjà ne sont plus qu'un point noir dans la brume, 

Puis s'effacent dans l'air comme un flocon d'écume 

Au vaste océan bleu.


Ils vont. L'espace est grand. Dans le désert immense, 

Dans l'horizon sans fin qui toujours recommence, 

Ils se plongent tous deux. 

Leur course comme un vol les emporte, et grands chênes, 

Villes et tours, monts noirs liés en longues chaînes, 

Tout chancelle autour d'eux.

Mais son destin tragique qui paraît le vouer à une mort certaine …

Voilà l'infortuné gisant, nu, misérable, 

Tout tacheté de sang, plus rouge que l'érable 

Dans la saison des fleurs. 

… se transforme pourtant et contre toute attente en grandeur. Ce n’est pas la mort qui attend Mazeppa mais la gloire ! L'homme n'est pas maître de son destin, il lui est impossible de déchiffrer son avenir.

Sa sauvage grandeur naîtra de son supplice. 

Un jour, des vieux hetmans il ceindra la pelisse, 

Grand à œil ébloui;
 
Et quand il passera, ces peuples de la tente, 

Prosternés, enverront la fanfare éclatante 

Bondir autour de lui !

Le personnage de Marcus Malte, appelé le garçon, en ce début du XXième siècle, rappelle le héros de Hugo. Une  automobile conduite par Emma accroche et renverse sa roulotte et le blesse gravement à la tête, le précipitant dans le coma. De même que Mazeppa, lorsque le jeune homme revient à la vie, il connaît, lui orphelin, seul et pauvre, ce qu’il n’a jamais eu jusqu’alors, un foyer, un père, un grand amour, Emma, et la musique comme un splendide cadeau. Après avoir été misérable, il est comblé. Ce n'est pourtant pas la gloire qu'il acquiert mais le bonheur.
L’allusion à Mazeppa revient ensuite dans Le Garçon au moment de la déclaration de guerre en 1914. Sans patronyme jusque là puisqu’il est un enfant sauvage, le personnage prend officiellement le nom de Mazeppa pour partir se battre, à l’instigation d’Emma qui veut forcer le destin et faire en sorte que celui qu’elle aime revienne vivant.

Mais qui est Mazeppa?

Portrait de Ivan Stepanovitch Mazeppa
Portrait de Ivan Stepanovitch Mazeppa
Mais qui est Mazeppa, pourquoi est-il attaché à un cheval, comment échappe-t-il à la mort et comment s’élève-t-il aux honneurs suprêmes?
C’est Voltaire qui nous conte le premier l’histoire d’Ivan Stepanovitch Mazepa, personnage historique, page du roi de Pologne, Jean II Casimir Vasa, qui devint prince d’Ukraine.
«  Celui qui remplissait alors cette place était un gentilhomme polonais, nommé Mazeppa, né dans le palatinat de Podolie ; il avait été élevé page de Jean-Casimir, et avait pris à sa cour quelque teinture des belles-lettres. Une intrigue qu’il eut dans sa jeunesse avec la femme d’un gentilhomme polonais, ayant été découverte, le mari le fit lier tout nu sur un cheval farouche, et le laissa aller en cet état.
Le cheval, qui était du pays de l’Ukraine, y retourna, et y porta Mazeppa, demi-mort de fatigue et de faim. Quelques paysans le secoururent : il resta longtemps parmi eux, et se signala dans plusieurs courses contre les Tartares. La supériorité de ses lumières lui donna une grande considération parmi les Cosaques ; sa réputation, s’augmentant de jour en jour, obligea le czar à le faire prince de l’Ukraine. »
(Voltaire, Histoire de Charles XII)

La popularité de ce héros 

Louis Boulanger (1827) Mazeppa est condamné pour adultère à être attaché à un cheval
Louis Boulanger (1827)

La littérature

La littérature s’empare du héros ukrainien. Mazeppa est le trente quatrième poème des Orientales publié en 1829 par Victor Hugo quelques années après celui de Byron en 1819 qu'il avait lu et qui l'influença. Pouchkine parle aussi de Mazeppa dans Poltava, récit de la bataille où le héros qui a osé s’attaquer au Tsar, Pierre Le Grand, subit une défaite.
Le poème de Hugo présente deux partie. La première, citée ci-dessus, décrit la chevauchée du coursier et de Mazeppa attaché sur son dos et décrit la sauvagerie du suuplice, les souffrances endurées
Dans la seconde version le poète s’adresse directement à l’animal en le tutoyant,

En vain il lutte, hélas ! tu bondis, tu l'emportes
 
Hors du monde réel, dont tu brises les portes 

Avec tes pieds d'acier !

Tu franchis avec lui déserts, cimes chenues 

Des vieux monts, et les mers, et, par delà les nues, 

De sombres régions; 

Et mille impurs esprits que ta course réveille
 
Autour du voyageur, insolente merveille,
 
Pressent leurs légions.

Ces strophes d’un lyrisme flamboyant évoque non plus un simple cheval mais une bête fantastique, un pégase animé par Dieu, qui s’élève jusqu’à la Création, au-delà du monde terrestre. Le héros s'élève ainsi au-dessus de la nature humaine. Il vole, nouvel Icare, il s'approche de Dieu. Hugo brode ici autour d'un thème qui lui est cher, celui du mythe du Génie et en particulier du Poète, visionnaire, inspiré par Dieu et qui conduit les foules. Mythe typiquement romantique, on pense aussi au Moïse, "puissant et solitaire" de Vigny ou au Pélican qui nourrit ses enfants de sa chair de Musset. Cependant l'image d'Icare introduit celle de la chute.

Il traverse d'un vol, sur tes ailes de flamme, 

Tous les champs du possible, et les mondes de l'âme;
 
Boit au fleuve éternel; 

Dans la nuit orageuse ou la nuit étoilée, 

Sa chevelure, aux crins des comètes mêlée, 

Flamboie au front du ciel.

Les six lunes d'Herschel, l'anneau du vieux Saturne,
 
Le pôle, arrondissant une aurore nocturne 

Sur son front boréal, 

Il voit tout; et pour lui ton vol, que rien ne lasse, 

De ce monde sans borne à chaque instant déplace 

L'horizon idéal.

Et c’est par un procédé stylistique saisissant, déjà utilisé dans La Légende des siècles (« le lendemain Ameyrillot prit la ville ») que Victor Hugo clôt le poème. Une fin très courte, d’un seul vers « et se relève roi! » crée un décalage par rapport aux longues strophes descriptives qui précèdent.

L’extraordinaire destin de Mazeppa est ainsi mis en valeur par le hiatus, je dirai même la béance qui existe entre la longueur et la brièveté, entre ce qu’il était et ce qu’il devient..

Il crie épouvanté, tu poursuis implacable. 

Pâle, épuisé, béant, sous ton vol qui l'accable 

Il ploie avec effroi; 

Chaque pas que tu fais semble creuser sa tombe. 

Enfin le terme arrive... il court, il vole, il tombe, 

Et se relève roi !

La musique

Mazeppa de Liszt pinaiste Denis Kozhukhin

La musique : Mazeppa est aussi la quatrième étude en ré mineur du recueil Les Douze études d'exécution transcendante de Liszt. Elle a été composée entre 1826 et 1852 et est réputée pour sa grande difficulté. Liszt a retenu trois éléments de cette histoire :
la course folle sur le dos du cheval ; la chute qui semble annoncer la mort ; le réveil et le triomphe
C’est l’étude que joue Emma au garçon lorsque celui-ci se réveille :
Il y a de par le monde tout au plus quarante virtuoses capables d'interpréter cette pièce. Elle (Emma) n'en fait pas partie. 
Le pauvre cheval harassé est contraint à une cadence infernale, il s'emballe, et le calvaire du cavalier se poursuit dans des cascades d'octaves, dans des déferlements de tierces et de quartes, et son martyre augmente à l'aune de la beauté qu'il engendre.
Tchaïkowsky, lui, s'inspirant du Poltava de Pouckine écrit un opéra intitulé Mazeppa

L'art

Mazeppa de  Théodore Gericault (1820) romantisme
Mazeppa de  Théodore Gericault (1820)
Nombreux sont aussi les grands peintres romantiques, les illustrateurs, les sculpteurs qui se passionnent pour ce héros.  Pour le romantisme français : Delacroix, Gericault, Vernet, Boulanger, Chassériau... Le mythe perdure tout au long du XIX siècle mais aussi dans les oeuvres contemporaines.

Mazeppa Horace Vernet  (1826) musée Calvet Avignon
Mazeppa Horace Vernet  (1826)

Mazeppa Horace Vernet (1820)
Theodore Chasseariau Mazeppa 1851
Théodore Chassériau  : Mazeppa (1851)

Mazeppa : Nicolas Lieberich (1857)

Rian Keller : Mazeppa (2012)

 
Mazeppa Patrice Mesnier artiste contameporain ICI
Bartabas : Film de  Mazeppa (Clément Marty) 1993

 

Un héros romantique 

Mazeppa Anonyme 1830
 Les auteurs, les peintres, les musiciens romantiques, on le voit, se sont passionnés pour Mazeppa. Pourquoi? En quoi est-il représentatif du héros romantique?
Il s’agit d’un homme qui est né au bas de l’échelle (Mazeppa est noble, certes, mais d’une famille pauvre et il commence à la cour de Pologne comme page) et son ascension fulgurante jusqu'au titre de prince d’Ukraine en est d’autant plus frappante. Nous avons vu que Victor Hugo en faisait avec le cheval volant le mythe du poète placé au-dessus de la foule pour la guider. D'une manière plus générale, il incarne pour les romantiques le héros proscrit, le rebelle mais qui parvient à s’élever au sommet comme Ruy Blas ou Gwinplaine. D’autre part, alors qu’il est marqué par le fatum et doit mourir il parvient à y échapper, pourquoi? Parce que c'est un homme hors du commun, parce qu'il est l'égal ou le protégé des Dieux. Ce contraste vertigineux frappe l’imagination romantique.
Une autre caractéristique de  Mazeppa, c’est sa démesure. Il  devient chef (hetman) des cosaques, prince d’Ukraine, mais ne se contente pas de ce qu’il a.  Son hybris, car la démesure romantique rejoint ici le thème grec de l’orgueil, le pousse à vouloir se hisser encore plus haut, à tenir tête au Tsar, Pierre le Grand. Il en sera puni. Victor Hugo n'a pas retenu cet aspect du héros au contraire de Pouchkine qui en décrivant la bataille de Poltava montre l'échec du Hetman. Marcus Malte lui aussi ne s'est intéressé qu'à la première partie du mythe, celui du marginal, du démuni, qui finit par trouver une place dans la société. Mais si le garçon n'est jamais dans l'orgueil et la démesure comme le sera Mazeppa, il est par contre marqué par le destin. Pour lui, le bonheur est de faible durée et chaque fois qu'il est heureux, survient un évènement tragique. Il est marqué par la fatalité comme tout héros romantique à moins que ce ne soit par le pessimisme de son auteur?

Voir le poème intégral ICI 

 Ce livre Le Garçon de Marcus Malte aux éditions Zulma  participe aux matchs de la rentrée littéraire 2016. Merci à Price Minister.




Et comme vous le voyez, voici le retour de la poésie du jeudi d'Asphodèle. Merci à elle d'avoir renoué avec ce rendez-vous !



mercredi 28 septembre 2016

Philippe Jaccottet : l'enfant dans ses jouets...



L’enfant, dans ses jouets, choisit, qu’on la dépose
auprès du mort, une barque de terre :
le Nil va-t-il couler jusqu’à ce coeur?


Longuement autrefois j’ai regardé ces barques des tombeaux
pareilles à la corne de lune.
Aujourd’hui, je ne crois plus que l’âme en ait l’usage,
ni d’aucun baume, ni d’aucune carte des Enfers.

Mais si l’invention tendre d’un enfant
sortait de notre monde,
rejoignait celui que rien ne rejoint?

Ou est-ce nous qu’elle console, sur ce bord?


Philippe Jaccotet Leçons dans A la lumière d'hiver Poésie/Gallimard






Philippe Jaccottet, né le 30 juin 1925 à Moudon, est un écrivain, poète, critique littéraire et traducteur suisse vaudois. Philippe Jaccottet s'installe, avec sa famille, à Lausanne en 1933. Son enfance est déjà marquée par l'écriture… (wikipedia)

jeudi 22 septembre 2016

Paul Verlaine : Soleils couchants

Soleil couchant en Lozère
Soleil couchant en Lozère

Une bonne nouvelle pour les amateurs de poésie, Asphodèle reprend La poésie du jeudi dans son blog  à partir du mois d'octobre. Et elle commence aujourdhui, en douceur, avec un poème de Verlaine.  Je la rejoins avec Soleils couchants vers d'un poète qui est parmi mes préférés. 

Faisons donc de ce jeudi  une journée Verlaine. Venez nous rejoindre en publiant une poésie de Verlaine aujourd'hui ou dans les deux jours qui suivent et laissez vos liens dans les commentaires. Je les transmettrai à Asphodèle.

Soleils couchants

Une aube affaiblie
Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.

La mélancolie
Berce de doux chants
Mon coeur qui s'oublie
Aux soleils couchants.

Et d'étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants, sur les grèves,
Fantômes vermeils,

Défilent sans trêves,
Défilent, pareils
A de grands soleils
Couchants sur les grèves.

jeudi 23 juin 2016

La poésie du jeudi : Et j'étais jeune...

Photo de Léonie: Les mains sur un film de l'artiste norvégien Rolf Aamot

J'ai écrit ce poème à la manière du poète norvégien Hauge...

Photo de Léonie: Les mains sur un film de l'artiste norvégien Rolf Aamot


Et j’étais jeune


Et j’étais jeune
et 

 je ne savais pas retenir entre mes doigts l’eau
 limpide du bonheur
 

Et il me semblait que l’espace
n’allumait pas assez de feux dans le ciel
pour guider mes pas.

Je ne m’arrêtais jamais au tic tac de l’horloge.
 
Maintenant
une petite main dans la mienne,
qui palpite comme un oiseau duveteux,

est une source pure,
plus lumineuse
 à mes yeux
que la journée des étoiles.




jeudi 9 juin 2016

Olav H. Hauge, poète norvégien : Nord profond

Parc de la maison d'Edvard Grieg :  Vue  sur le Nordasvatnet

 Parc de la maison d'Edvard Grieg :  Vue  sur le Nordasvatnet
Il y a une quinzaine de jours, nous étions assis au bord du Nordasvatnet, le lac de Nordas, à Bergen, dans le parc de la maison d'Edvard Grieg qui se dresse sur la Troldhaugen, La Colline des Trolls.

C'est là que Grieg a composé la musique de Peer Gynt d'après l'oeuvre de Henrik Ibsen. Ma petite-fille adore l'histoire, surtout quand le héros arrive dans l'antre du roi des Trolls et elle a chanté, une partie de la journée, le motif de ce passage si célèbre que Fritz Lang a repris dans M. Le Maudit ! Cela faisait un drôle d'effet !

Norvège Bergen :  Maison de Edvard Grieg :  Troldhaugen
Maison de Edvard Grieg :  Troldhaugen



Ensuite, Ma fille, ma petite-fille, mon mari et moi-même, nous nous sommes assis au bord du lac pour écouter les poésies de Olav H. Hauge, poète norvégien, lues par ma fille qui avait emporté avec elle le recueil Nord Profond. Un souvenir paisible et  doux dans un lieu idyllique.




Olav H. Hauge (1908-1994) écrit des poèmes simples et concis, très purs, qui font naître des images d'une grande beauté,  nous font basculer dans l'Ailleurs, parviennent à dire ce qu'il a derrière l'apparence des choses et à en dévoiler le mystère.

Nicolaï Astrup : pommiers en fleurs

 Printemps dans les montagnes

Aujourd'hui les flocons de neige
dansent comme de jeunes rennes
s'affrontant dans le soleil.
La rivière cravache
sur le chemin du retour
emportant l'hiver avec elle.
Le pluvier doré est là et, sur les pentes,
l'herbe verte.

Un mot

Un mot
-une pierre
dans une rivière froide
une autre pierre encore-
il me faut plus de pierres pour traverser.

 La nature, la solitude, son travail d'horticulteur à Ulvik, sur plateaux sauvages du Hardanger, au bord du fjord, dans ce pays glacial où il exploite les pommiers de son verger, le façonnent et sont à la source de son inspiration poétique.  

Hardanger fjord de Hans Gude,

"Les meilleurs de mes poèmes ont été faits dans une froide tranquillité, dans les bois; avec une chique de tabac dans la bouche et une hache à la main"  

Pommes vertes 
 L'été était froid et pluvieux.
Les pommes sont vertes et piquées.
Cependant je les cueille et je les trie
et je les range dans des caisses à la cave.
Des pommes vertes valent mieux
que pas de pommes
quand on vit ici , au 61e parallèle nord.

Sa maladie mentale, il est schizophrène, qui l'isole, le fait basculer vers le rêve, l'imaginaire, habité par la présence de son double, de "l'autre homme". Angoisse. Il vit seul avec ses livres, ses amis sont Thoreau, Ibsen, Hugo, Gide, Char, Michaud, Bachelard et bien d'autres... Il lit beaucoup.

Peinture norvégienne Oslo National galleriet : Christian Dahl : le vieux chêne peintre romantique
Christian Dahl : le vieux chêne


 Quand je me réveille

Quand je me réveille, un noir
corbeau frappe à mon coeur.
Ne vais-je jamais m'éveiller
à la mer et aux étoiles,
aux bois et à la nuit,
au matin,
avec des chants d'oiseaux.

Dans les années soixante son poème "c'est le rêve" devient l'heureux emblème de toute sa  génération.
musée des beaux-Arts de Bergen Kode 2 Rolf Aamot, peintre norvégien
Rolf Aamot, peintre norvégien

 C'est le rêve

C'est le rêve que nous portons
que quelque chose de merveilleux
va arriver,
que ça doit arriver-
que le temps va s'ouvrir
que le coeur va s'ouvrir
que la roche va s'ouvir
que les sources vont jaillir-
que le rêve va s'ouvrir,
qu'un beau matin, au point du jour, 
nous glisserons sur la vague
vers une anse dont nous ne savions rien.

Ce sont des années heureuses pour Hauge qui lie des amitiés et se marie en 1978; il trouve la sérénité. Dans sa préface, François Graveline qui le compare à Orphée, écrit  : "de sa plongée au plus profond de son être, dont il est revenu sans jamais se retourner, se détourner de son but, la poésie, il réapparaît métamorphosé. Hauge a réussi " à transformer son mal en lumière".


Peintre norvégien Nicolaï Astrup : labour
Nicolaï Astrup : labour

La faux

Je suis si vieux
que je m'en tiens à la faux,
et les pensées peuvent aller.
D'ailleurs, ça ne fait pas de mal,
dit l'herbe,
de tomber sous la faux.


Sommeil

Glissons
dans le sommeil, dans
le rêve paisible,
glissons-
deux boules de pâte dans 
le bon four de la nuit.
réveillons-nous
au matin,
deux pains de blé dorés.

Anna-Eva Bergman, peintre norvégienne : jeux de feuilles
Et j'étais triste

Et j'étais triste 
et je me terrais dans une grotte,
j'étais gonflé d'orgueil et bâtissais
au-delà des étoiles,
Maintenant
je construis dans l'arbre tout proche 
et le matin, quand je m'éveille,
le pin
enfile dans ses aiguilles
des fils d'or.