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samedi 2 avril 2022

Evgueni Vodolaskine : Les quatre vies d’Arseni

 

Je ne perçois plus l'unité de ma vie dit Lavr. Je fus Arseni, Oustine, Amvrossi et voilà que je suis Lavr. Ma vie a été vécue par quatre personnes qui ne se ressemblent pas, avec des corps différents et des noms différents. Qu'y a-t-il de commun entre moi et le petit garçon blond du bourg de Roukino ? La mémoire ? Mais plus je vis et plus mes souvenirs me semblent inventés. Je n'y crois plus alors ils ne peuvent plus me relier à ceux qui furent moi à différentes époques. Ma vie me rappelle une mosaïque et se fragmente en petits morceaux.

Etre une mosaïque ne signifie pas être fragmenté, répondit le starets Innokenti. C'est seulement quand on est tout près qu'on a l'impression que chaque petit morceau de pierre n'a aucun lien avec les autres. Dans chacune d'entre eux, Lavr, il y a quelque chose de plus important : ils visent celui qui les regarde de loin. Celui qui est capable de voir toutes les petites pierres à la fois.

Ingammic me l’avait dit ( voir son billet ici) : « ce livre est fait pour toi ». Donc, autant vous le dire tout de suite, Les quatre vies d’Arseni d'Evgueni Vodolaskine est un coup de coeur et je le trouve tellement riche que je ne sais comment en rendre compte ici.

 

Alors, puisqu’il faut bien se lancer, dans ce livre, il y a le Moyen-âge, cette époque fabuleuse, terrifiante, bouleversante, ou règne l’ignorance, l’obscurantisme, mais où, paradoxalement, la spiritualité, l’intelligence et le savoir-faire les plus élevés, font sortir de terre les cathédrales, les arts et la littérature. Cette période me fascine depuis toujours.
 Avec Les quatre vies d’Arseni, nous sommes plongés dans l’Ancienne Russie du XVème siècle, nous voyageons dans le temps mais aussi dans l’espace accompagnant l’errance du personnage toujours en mouvement, toujours fuyant, toujours à la recherche de la rédemption au milieu de paysages enneigés, de lacs gelés, de villages dévastés par la peste.
L’auteur Evgueni Vodolaskine est non seulement un médiéviste érudit mais aussi un écrivain de talent et il fait revivre magnifiquement ces moments de l’Histoire, dominés par la peur et par quelque chose de plus grand que l’homme qui le pousse à aller de l’avant. On vit les grandes épidémies, les famines, les guerres, les croyances en un surnaturel inquiétant, démons, fantômes, esprits des morts qui ont toujours tendance à se mêler aux vivants… Une période où l’amour de Dieu est toujours en balance avec la crainte du diable, où l’attrait du Paradis le dispute à la terreur de l’Enfer, ou le combat entre le Bien et le Mal ne semble pas avoir de répit. Le livre nous plonge dans une immersion passionnante de cette période de l’humanité.

un Iourodivy : un fou de dieu

Et puis, il y a les personnages sans lesquels il ne pourrait pas y avoir de bons romans, en particulier le personnage éponyme, Arseni, attachant, émouvant : Arseni, enfant et son affection pour son grand père le bon Kristofor, médecin herboriste qui lui dévoile le monde, Arseni et ses lectures - la vie d’Alexandre- qui l’ouvrent à l’imagination et à d’autre horizons, Arseni et son bel amour Oustina, Arseni coupable d’un péché impardonnable et qui part sur les routes pour expier, Arseni le Médecin et son combat contre la maladie, Arseni, l’ascète, le saint, Arseni et ses quatre vies, ses quatre noms, ses terribles souffrances, ses désespoirs illuminés pourtant par la foi. Capable du don de soi, il vit comme un saint et pourtant nous le sentons proche de nous avec ses fragilités et ses doutes.
 
Les autres personnages du livre sont nombreux et si divers qu’ils donnent une image du peuple russe et de toutes les classes sociales, mendiants, paysans, marchands, artisans, religieux, possadniks, princes... toute une galerie de portraits typiques de l’ancienne Russie que l’on rencontre encore au XIX siècle dans les oeuvres de Tolstoï ou de Dostoiewsky.

Certains sont dotés de sagesse et représentent la voix de Dieu comme les starets, vieux moines possédant la sagesse. D’autres sont étonnants, truculents parfois, pittoresques, carrément fous ou prétendant l’être comme les Iourodivy, ( ce mot signifie en russe les fous de Dieu ). Dans le roman, ils introduisent parfois une note humour. Et oui, car le roman n’en est pas dépourvu, bien au contraire. Pour ne citer qu’un exemple, les Iourodivy Karp et Foma qui se disputent le territoire à grands coups de gifle marchent sur l’eau maladroitement (mais comme le Christ tout de même, excusez du peu !). Loin d’émerveiller les habitants, ils s’attirent leurs critiques blasées :
« Sur l’eau ils ne peuvent que marcher. Ils ne savent pas encore courir. »

 

La porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti

Enfin, il y a l’ami d’Arseni, Ambrogio, que j’aime beaucoup, d’abord parce qu’il est italien et nous fait visiter Florence, Venise, et puis que, doté d’un pouvoir visionnaire, tel Cassandre, il prédit l’avenir des siècles à l'avance. Evidemment, personne ne se souvient de ses nombreuses prédictions et n’en tient compte. Ainsi, il prédit la fameuse inondation de Florence de 1966, catastrophe dont je me souviens très bien. Elle avait même emporté la porte du Paradis de Ghiberti à mon grand désespoir ! C’est ainsi qu’entre l’avenir (pour Ambrogio qui vit au dans la deuxième moitié du XV siècle) et le passé (pour le lecteur qui évoque un souvenir de la deuxième moitié du XX siècle), se poursuit le jeu avec le temps engagé par l'auteur ! Et l’on s’aperçoit que très souvent le passé, le présent et le futur se télescopent dans le roman et que nous sommes amenés à voir ce qui est, ce qui fut et ce qui sera et parfois tout en même temps. Ce n’est pas étonnant qu'Ambrogio soit celui qui cherche le plus à déterminer la date de la fin du Monde que tout le monde attend pour bientôt ! Et pour Arseni vieillissant, le temps devient source d'inquiétude, d'interrogation :

A partir de ce moment-là Lavr perdit le compte du temps linéaire. A présent, il ne percevait plus que le temps cyclique, refermé sur lui-même, le temps de la journée, de l’année de la semaine et de l’année. Il avait perdu sans retour le compte des saisons.

Dans sa mémoire les évènements n’étaient plus corrélés au temps. Ils coulaient  librement dans sa vie, adoptant un ordre particulier, intemporel.

De toutes les expressions  qui indique le temps, celle qui lui venait le plus souvent à l’esprit était « une fois ». Elle lui plaisait parce qu’elle surmontait la malédiction du temps. Elle soulignait le caractère unique et irreproductible de tout ce qui avait lieu « une fois ». « Une fois », il se rendit compte que cette indication était largement suffisante.

Le temps est le plus grand thème du livre, on peut même dire le principal ! En effet, il faut noter le sous-titre que Evgueni Vodolaskine donne à son livre  : roman non historique. Une manière de nous avertir que le Moyen-âge qu’il décrit questionne aussi bien le passé, le présent, et pourquoi pas le futur ? Une manière de s'interroger sur ce qu’est le temps.

Le chemin des vivants, Amvrossi, ne peut pas être un cercle. Le chemin des vivants, même s’ils sont moines, est ouvert, car sans la possibilité de sortir du cercle, que deviendrait le libre arbitre, on se le demande ? (…)
Tu penses que le temps ici n’est pas un cercle mais une figure ouverte, demanda Mavrossi au starets.
Tout juste, répondit le starets. Comme j’aime la géométrie, j’assimilerai le mouvement du temps à une spirale. C’est une répétition, mais sur un autre niveau plus élevé. Ou, si tu veux, on vit quelque chose de nouveau, mais pas à partir d’une feuille blanche. Avec le souvenir de ce qu’on vécu auparavant.


Roman historique non historique passionnant,  roman  d'amour intense et touchant, roman d'aventures mouvementé, tragique et tumultueux, roman philosophique, Les quatre vies d'Arseni  fait entendre une voix originale et  poignante qui parle du Moyen-âge avec intelligence, en nous ramenant à nous-mêmes.

 



jeudi 31 mars 2022

Isaac Bashevis Singer : Shosha

 

Varsovie 1939

Dans son roman Shosha, Isaac Bashevis Singer, écrivain né en Pologne et naturalisé américain, met beaucoup de lui-même dans son personnage principal  Arele (Aaron) Greidinger.

Le roman commence par la description de son enfance dans le quartier juif de Varsovie où a vécu l’écrivain, quartier pauvre mais plein de vie, où règne une joyeuse animation les jours de marché et dans les cours intérieures des immeubles, là tout le monde se connaît. Comme Isaac, Arele a un père rabbin, une mère, fille de rabbin, qui voit d’un mauvais oeil son fils fréquenter leurs voisins juifs d’un milieu social inférieur. Cette famille est pourtant un havre de paix et de joie pour l’enfant. Il se fait dorloter par la mère Bashele, femme au grand coeur, et aime d’un amour pur et intense la petite Shosha, une blondinette, simple d’esprit, souffreteuse, qui a du mal à apprendre à lire et qui voue au petit garçon une admiration sans bornes. Lorsque ses parents déménagent, pendant la guerre de 1914, Arele, est séparé de Shosha. Même s’il ne l’oublie pas, il ne la reverra pas avant cette promenade dans le quartier de son enfance en 1939. Il est accompagné de Betty, une actrice américaine pour qui il écrit une pièce. Le jeune écrivain, journaliste, philosophe, érudit, qui a étudié dès son enfance la Torah, fréquente les milieux intellectuels juifs de Varsovie. Nous savons que Isaac Singer, lui, a émigré dès 1935 aux Etats-Unis mais son personnage vit ces moments crépusculaires, dans l’attente de l’invasion de la Pologne, sous  l'ombre menaçante d’Hitler, sachant très bien que la mort se rapproche. Arele et ses amis, Haiml et Célia, Morris Feitelzohn ont de longues conversations philosophiques mais ils sont incapables d'agir. Certains, dont Aaron, auraient l’occasion de partir en Amérique, mais aucun ne s’y résout. Déni de la réalité ? Résignation devant la mort ? fatalisme ?  Pessimisme fondamental qui ne donne pas envie de lutter pour la vie ?

« J’avais rejeté quatre mille ans de judaïsme en échange d’une littérature dépourvue de sens, yiddishite, Feitelzhoniste. Il ne restait en tout et pour tout que ma carte de membre du Club des écrivains et quelques manuscrits sans valeur. Je m’arrêtai pour regarder les vitrines. Le massacre pouvait commencer d’un moment à l’autre -mais en attendant, on vous tentait avec des pianos, des voitures, des bijoux, des jolies robes du soir, des livres polonais récemment parus ainsi que que des traductions allemandes.(…)
Les hommes regardaient d’un oeil expert les jambes gainées de nylon, prometteuses de délices inaccessibles. Et moi, condamné comme tous les autres, je regardais aussi les hanches, les mollets, les seins, les gorges. La génération qui viendra après nous, me dis-je, s’imaginera que nous sommes  allés à la mort en nous repentant. On nous considèrera comme de saints martyrs, on récitera le Kaddish pour nous, et le « Dieu plein de miséricorde ». En réalité, chacun de nous mourra avec la même passion qu’il a mis à vivre. »

Arele qui a plusieurs maîtresses à la fois, choisit d’épouser la petite Shosha au grand dam de ses amis et de sa famille. Femme-enfant, Shosha représente pour lui la pureté. Singer veut-il dire que la pureté ne peut exister que si l'on reste un enfant ?  Est-elle l'apanage des simples d'esprit comme l'Idiot de Dostoiewsky ? L’amour d’Aaron est sincère mais celui-ci n’est pas exempt de doute au sujet de son mariage. Pourtant il devient plus responsable, refuse les aventures et veille sur Shosha comme s'il avait charge d'une enfant.

Je venais de commettre la pire folie de toute mon existence, et je n’en éprouvais aucun regret. Il faut dire que je n’en étais pas non plus fou de joie, comme le sont en général les gens amoureux. 

Le roman brasse de grandes idées : l’art, la littérature, la philosophie, l’existence de Dieu, la foi, l’athéisme, le péché, la religion, la politique. D’autres amis d’Aaron, Dora et Wolf, ayant confronté leur idéal communiste à la réalité stalinienne, sont désenchantés et sombrent dans le désespoir.
Arele, lui, s’est éloigné de la religion mais il doute. Il a rompu avec la tradition juive, ne suit pas les rites, mais les respecte quand il est avec des croyants. Et, en même temps, il critique les aspects rigides de sa religion. Il décrit une enfance faite d’interdits :

« Tout ce que j’avais envie de faire était défendu. Il ne m’était pas permis de peindre des personnages, parce que c’était une violation du deuxième commandement. Je ne pouvais pas dire un mot contre un autre petit garçon, c’était de la calomnie. Je ne pouvais pas inventer des histoires, c’étaient des mensonges. »

Et plus tard, Isaac Singer fait, à travers le frère d’Arele, le rabbin Moishe, une critique des règles figées, strictes, suivies par le rabbin, par exemple, celle, assez curieuse, de ne pas s’asseoir sur de la tiretaine (?), ou encore de ne pas s'asseoir à côté des femmes. Il décrit en Moishe un homme si rigide qu’il ne peut tout simplement pas être chaleureux envers les gens qui le reçoivent, toujours en train de redouter que le rite ne soit pas bien observé.

« Bashele avait l’intention d’inviter ma mère et Moishe soit à déjeuner, soit à dîner, mais ma mère me déclara sans détour qu’elle ne mangerait pas chez Bashele, parce que ni elle ni Moishe ne pouvaient être sûrs que ce qu’elle nous donnerait serait casher. »

Sa méfiance extrême envers tout étranger même juif, son intolérance et la conscience de sa prétendue supériorité de classe l’éloignent de son frère Arele.

« … Je crois en Dieu dit Arele à Shosha mais je ne crois pas qu’il se soit révélé et ait donné aux rabbins toutes ces règles mesquines qu’ils se sont empressés de multiplier de génération en génération. »

Dans l’épilogue, treize ans après, nous apprenons ce qui est arrivé à chacun de la bouche d’Arele qui vit à présent à NewYork. De cette conclusion se dégage un pessimisme amer. Et on le comprend ! Le livre a été écrit dans les années 1970, et après l’Holocauste, les millions de victimes de la seconde guerre mondiale, le carnage qui a ravagé toute la planète, Isaac Singer présente une philosophie désabusée, d’une lucidité glaçante  :

"Il m’était parfois arrivé de croire, ne serait-ce qu’une fois au libre arbitre, mais ce matin-là j’eus la certitude que l’homme était aussi libre de choisir que la montre à mon poignet ou la mouche posée sur le bord de ma soucoupe. Les forces qui faisaient agir Hitler et Staline, le pape, le rabbi de Gur, une molécule au centre de la terre, une galaxie à des millions d’années lumière de la Voie Lactée, étaient les mêmes. Des forces aveugles ? Des forces clairvoyantes ? Cela n’avait pas d’importance. Nous étions condamnés à jouer à nos petits jeux - puis à être écrasés."

Un roman riche, prenant, qui questionne et dérange !
 


lundi 28 mars 2022

Kveta Legatova : La Belle de Joza


Eliska achève ses études en chirurgie, à Brno, en Moravie. Elle devient la maîtresse de Richard, son professeur d’université, marié et père de deux enfants, qui l’a prise comme stagiaire à l’hôpital. Jusque-là rien que de banal. Mais nous sommes en guerre et le pays est occupé par les Allemands aussi lorsque Richard lui propose de transmettre du courrier clandestin à des résistants, elle accepte. Bientôt, menacée elle-même par la Gestapo, elle est obligée de fuir. Son ami Slavek lui propose de disparaître en épousant Joza, ( Joseph Janda), un patient qu’elle a soigné à l’hôpital et qui repart dans ses montagnes. Il vit dans un petit village reculé, Zelary, ignoré par la guerre, du moins momentanément. Manifestement Joza  est amoureux d’elle, ébloui par cette jolie et brillante médecin ! Il n’en est pas de même d’Eliska qui le juge laid, frustre, inculte, et pour tout dire un peu demeuré mais elle accepte car elle n’a pas le choix.

La découverte de sa nouvelle vie est d’abord pour Eliska devenue Hanna, une épreuve assez rude.  Se retrouver dans une maison sans eau et sans électricité pour une citadine est assez éprouvant. C’est ainsi qu’était la Lozère quand j’étais enfant, et, effectivement, c’était assez perturbant quand on venait de la ville. Observer les moeurs de la campagne, les femmes battues ou celle en train d’accoucher, abandonnée, toute seule, dans l’étable, les ivrognes du samedi qui se tapent dessus, est un choc. Le paysage aussi est parfois sinistre et lui fait peur surtout quand elle se perd dans la nuit.  On est loin du retour à la Nature idyllique et à l’idéalisation du milieu rural de Giono et pourtant…
Et pourtant, elle découvre aussi beaucoup de points positifs qu’elle ne pourra apprécier qu’en se défaisant peu à peu de ses habitudes de vie et de pensée et de son sentiment de supériorité.
"Le monde de l'âme humaine, avec ses deux pôles irréconciliables, tournait ici comme une roue de moulin".
Et pourtant… contre tout attente un sentiment complexe, va naître entre Eliska-Hannah et Joza. Elle prend conscience que sous l’aspect frustre se cache un homme tendre, attentionné, paisible, qui ne lui fera jamais du mal mais au contraire écartera d’elle tout désagrément. L’amour naît.

"J’effleurai en pensée la question de notre amour réciproque.
« Amour » est le mot le plus mal considéré du vocabulaire.
On peut presque tout nommer ainsi. Toutes les convoitises, les habitudes égoïstes, l’envie, et même la haine et l’arrogance.
Ma relation à Joza méritait un examen.
Elle était indicible. Du moins elle n’était pas simple. C’était de l’amitié, de la tendresse, de la compassion, mais aussi de l’angoisse et du désespoir.
Tout cela formant une soudure infrangible. »


Elle apprend à se satisfaire de plaisirs simples, du contact avec les animaux, le chien Azor, le chat abandonné, le veau nouvellement né, de la contemplation de la Nature.

" Joza me taillait une louche en bois. Son travail était lent, appliqué, propre.
Une louche en bois.

Mon souhait frivole, somptueux, accessible.
Les chercheurs de trésors commettent une funeste erreur en regardant au loin. C’est là le lieu de la perdition.
(…)
Joza, commençais-je d’une voix à peine audible.
Il interrompit son travail et leva la tête.
-Regarde les feuilles.
Il posa la louche et vint s’asseoir à côté de moi.
Les feuilles ne tournoyaient que pour nous deux.
Nous les avons regardées une bonne heure durant."


Elle se lie d’amitié aussi avec les familles voisines qui l’entourent et même l’adoptent comme une des leurs. Et surtout, la jeune femme cultivée, instruite, s’aperçoit qu’elle peut apprendre beaucoup des autres, de Zéna qui l’initie à la cuisine, aux travaux manuels auxquels elle prend un réel plaisir, de Lucka, la guérisseuse, une vieille femme à priori assez revêche, qui lui apprend beaucoup sur son métier et qui a acquis par empirisme une supériorité sur elle grâce à sa sagacité et à un sens de l’observation particulièrement aiguisé. Tous ses préjugés sociaux tombent et lorsqu’elle revient à la ville, c’est elle qui passe par folle quand elle fait part de sa nouvelle vision des choses

« Plus tard, j’appris en lisant mes dossiers que j’avais traité mes collègues des pseudo-savants et que je leur avais donné en exemple une villageoise qu’ils n’avaient jamais vue de leur vie. Je les avais aussi accusés de mépriser un homme qu’ils ne connaissaient pas non plus, leur avait reproché leur fatuité et leur manque de respect pour l’humanité, sans même expliquer ce que j’entendais pas là et j’avais rappelé à certains qu’ils n’avaient réussi son examen qu’avec justesse. »

Ce petit livre, rapide et court est un grand plaisir de lecture. On se sent concerné et ému par les personnages et leur histoire en le lisant !  La fin est empreinte de mélancolie. Un belle découverte !


Kveta Legatova source

Kveta Legátová, de son vrai nom Vera Hofmanova, est née en Moravie en 1919. Elle étudie le tchèque et l’allemand à Brno avant la guerre, puis les maths et la physique. Devenue enseignante, elle est affectée dans des zones de montagnes par les autorités communistes, qui voient en elle un « cas problématique ». Au lycée, elle écrit déjà de courtes pièces radiophoniques et poursuit cette activité jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, mais c’est avec la parution de La Belle de Joza (Noir sur Blanc, 2008) et de Ceux de Želary (Prix national tchèque de littérature) que Kveta Legátová connaît un succès foudroyant


Aifelle       Marilyn     Kathel


mercredi 23 mars 2022

Gouzel Iakhina : Zouleikha ouvre les yeux

 

Gouzel Iakhina 

  

Zouleikha ouvre les yeux est le premier roman d’une jeune écrivaine d’origine tatare, Gouzel Iakhina. Elle est née à Kazan où elle a fait des études universitaires à l’université d’état tatare. Elle est diplômée du département de scénarisation de l'École de cinéma de Moscou et a participé à l’écriture de scénarios. À partir de 1999, elle vit à Moscou, travaille dans le domaine des relations publiques de la publicité. Elle publie son premier roman Zouleikha ouvre les yeux en 2015.
 

Je m'étais dit que j'allais faire court pour parler de ce roman que j'ai beaucoup aimé et ceci d'autant plus qu'il a été largement commenté dans nos blogs. Merci à Aifelle, Ingammic et Nathalie qui m'ont donné envie de le lire. 

 

 

 

Les critiques négatives 

Le kremlin de Kazan, première étape de l'exil

"Les petites flèches pointues du Kremlin ont l'air d'être en sucre."

Bref ! je voulais faire court mais j'ai lu des critiques négatives envers ce roman, et, en admettant que je les ai bien comprises (traduction du russe), alors voilà, j'ai fait long ! j'ai essayé d'y répondre !  Et encore je me suis limitée!

Dans son pays, en effet, le livre n’a pas fait obligatoirement l’unanimité chez les critiques : on lui reproche d’avoir créé des personnages trop attendus : les intellectuels sont trop prévisibles, « trop bons », comme le docteur Wolf Karlowitch Leibe  et le jeune et beau commandant du convoi, Ivan Ignatov, trop « romantique ».

Certains jugent que l’auteure a édulcoré l’horreur de la vie des déportés dans ces camps, des travaux forcés, des maltraitances. 

D’autres se scandalisent de l’immoralité du livre car Zouleikha devient la maîtresse d’Ignatov et son fils Youssef prend le patronyme de l’assassin de son père.

Mais malgré ces critiques négatives le roman a reçu des prix prestigieux, preuve qu'il a été largement reconnu  : Le prix du Grand Livre (Bolchaïa Kniga ) et le prix d’Iasnaïa Poliana (nom de la maison de Tolstoï).

Le récit

A bas les Koulaks

Zouleikha ouvre les yeux débute en 1930, période où le gouvernement soviétique décide de la dékoulakisation des paysans, réforme qui vise les propriétaires terriens, les Koulaks,  riches et moins riches. Ils sont dépossédés de leur terre et déportés ou plutôt « déplacés », c’est le mot administratif politiquement correct, vers les régions isolées et sauvages de Sibérie pour défricher des terres et travailler en collectivité. La dékoulakisation a fait plus de quatre millions de morts.

La jeune Tatare Zouleikha est mariée à 15 ans à un vieil homme, Mourtaza, qui la fait travailler comme un bête de somme et utilise son corps comme objet sexuel. Elle est maltraitée par la mère de son mari qui la considère comme sa servante et la méprise. Soumise, elle ne remet pas en cause l’ordre établi, la supériorité des hommes, l’obéissance à son mari et sa belle mère, selon la stricte éducation qu’elle a reçue de sa mère. Lorsque les Rouges envahissent son village pour prendre la terre aux paysans, son mari est tuée par le bolchévik Ignatov, sa belle-mère, malade et aveugle, abandonnée, et elle, amenée en déportation. C’est le début d’un long, terrible et épuisant voyage, la faim, la maladie, le froid, le manque d’hygiène et d’intimité, faisant de nombreuses victimes. Enceinte, elle, si fragile, si petite, va parvenir à survivre et, lorsque arrive la fin du voyage, à mettre au monde son enfant, Youssef, grâce à l’aide de ceux qui l’entourent, paysans comme elle ou intellectuels exilés de Léningrad, "gens du passé".

La connaissance de la société tatare 

Tatars de Kazan XIX siècle
 

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce livre qui présente de nombreux centres d’intérêt, l’un d’entre eux, et pas des moindres, étant la connaissance du peuple Tatar, de ses coutumes, ses traditions, ses vêtements, mais aussi de ses croyances populaires, de sa langue aussi. Un curieux mélange entre la religion musulmane et les vestiges du paganisme se partage l’esprit de Zeilhouka. La maison et les bois sont peuplés d’esprits, parfois maléfiques, Chaïtane, Bitchoura, Chourale… qu’il faut apaiser par des offrandes. Ils règnent sur Zouleikha par la terreur. Entre Dieu tout puissant et ces petits êtres pas toujours bien disposés pour les humains, l'espace de liberté est restreint.

L’exil et le voyage

La Rivière Angara issue du lac Baïkal

 Le livre se lit comme un roman d’aventures douloureuses, tragiques, qui relancent sans cesse l’intérêt du lecteur. Le long voyage d’exil de Kazan à la Sibérie et ses péripéties tiennent en haleine.  Certaines scènes sont marquantes, effrayantes, comme celle où l’on assiste à la mort des centaines de passagers enfermés dans la cale du bateau qui sombre dans l’Angara. Le récit de la première année de colonisation où le petit groupe, abandonné sans provisions et sans outils, parvient à survivre pendant l’hiver sibérien et où Zouleikha nourrit son bébé de son sang est hallucinant.

Quant au  style de l’écrivaine, il  alterne entre de belles descriptions de la nature amples et lentes :

« Il regarde à travers ses paupières à demi fermées, la masse sombre de l’Angara, en contrebas. La débâcle avait commencé quelques jours plus tôt. Tout l’hiver, la rivière avait été effrayante, se cabrant en vagues gelées, se rapprochant de la butte. Puis, elle s’était mise à étinceler par endroits, des grosses taches grises étaient apparues, elle scintillait au soleil. Un jour, on avait entendu un grondement fracassant ; elle s’était brisée en panneaux de glace aux bords tranchants, d’une blancheur aveuglante, charriés par le courant. « Tu ne nous auras pas » s’était dit Ignatov en regardant la glace avancer rapidement, menaçante, sur la rivière gonflée. L’Angara s’était vite calmée, elle avait déjà avalé toute la glace. Elle était devenue plus sombre, aussi bleue et étincelante que l’été précédent. »

... et une écriture présentant une succession d’actions rapides, toutes au présent de narration, très visuelle, qui s’apparente à une écriture scénarique et rappelle la formation cinématographique de l’écrivaine :

« Un éclair déchire le ciel à travers tout l’horizon. Des nuées violettes se frottent les unes contre les autres, obscurcissent le jour. Le tonnerre éclate, grondant bas. Il ne pleut pas.

(…) et soudain - mes aïeux : l’horizon tangue, les vagues envoient leur écume de tout côté, les mouettes volent en flèche au-dessus du bateau, les matelots courent dans tous les sens comme des chats qui auraient la queue en feu. On n’entend pas les cris : le vent hurle trop fort. »

Ce tempo haletant crée des variations de rythme, une musique interne, par rapport aux périodes descriptives plus longues, qui s’étirent lentement

Les personnages

 


 Un portrait que rencontre souvent Zouleikha, celui d'un homme moustachu au regard sage....
 
Wolf Karlowitch Leibe  et les gens du passé

Les gens du passé, ce sont les intellectuels considérés comme les ennemis du peuple.  Sont-ils tellement prévisibles ? Sait-on à l'avance comment ils vont se comporter dans le roman ? Je ne sais pas, mais  j'ai retrouvé avec plaisir  des personnages que l'on peut rencontrer dans la littérature classique russe, preuve, peut-être, qu'à défaut d'être originaux, ils sont vrais !

Wolf Karlowitch Leibe, en particulier, est un personnage attachant. C'est un savant, professeur de médecine,  dévoué à ses malades. Il vient en aide à Zouleikha et son enfant sans rien lui demander en échange et sans abuser d’elle. Est-il « trop bon »?  

Que reproche-ton finalement à  Gouzel Iakhina ? Une vision trop optimiste de la nature humaine ? Pourtant seules la bonté, la solidarité et l'entraide peuvent expliquer que tous les déplacés ne sont pas morts et qu'ils ont pu survivre au pire !

Depuis les violences de la révolution d'Octobre, le personnage s'est réfugié dans un monde à part, a glissé dans une sorte de folie douce qui le préserve du monde extérieur.  Pour lui aussi la déportation va permettre de briser la coquille.

"Wolf Karlovitch vivait dans un oeuf.

La coquille avait grandi d'elle-même autour de lui, il y a de nombreuses années, peut-être même des décennies- Leibe ne prenait pas la peine de compter  : le temps ne s'écoulait pas dans l'oeuf, et, par conséquent n'avait aucune importance....

Il s'avéra que l'oeuf était intelligent. Il laissait passer les sons et les scènes agréables au professeur, et bloquait définitivement tout ce qui aurait pu l'inquiéter peu ou prou. La vie devint soudain merveilleuse."

Zouleikha

C’est paradoxalement, quand elle perd sa liberté et est déportée que Zouleikha va secouer peu à peu - et non sans crainte, honte et remords - , le carcan imposé par son éducation et les préjugés religieux et sociaux qui font d’elle une femme esclave, considérée comme inférieure et qui n’a pas d’existence ou de valeur par elle-même. 

Devenir une femme libre dans un goulag sibérien est donc une gageure assez osée réussie par l’auteure et qui semble avoir choqué certains critiques. La libération sexuelle associée à la métaphore du miel, sucre et lumière, douceur, plaisir, n’est d’ailleurs pas la seule forme que prend l’émancipation de Zouleikha. Elle se libère aussi de la crainte de Dieu, Allah ayant détourné les yeux des régions reculées où elle vit. Et les esprits n'existent pas. Elle va aussi choisir sa place au sein de la communauté et, après la fameuse scène de la mort de l’ours, devenir chasseuse, pourvoyeuse de gibier,  rôle normalement dévolu à l’homme. Elle occupe ainsi une fonction essentielle dans la survie du groupe.

 Si Zouleikha travaille toujours autant qu’avant, elle le fait en égalité avec les autres et dans l’affirmation de sa personnalité. Elle n’est plus « la poule mouillée », sobriquet dont l’affublait sa belle-mère, "la Goule". Zouleikha a ouvert les yeux !

Ivan Ignatov

Quant à Ivan Ignatov, c’est vrai, il n’est pas un de ces tortionnaires sadiques qui ont  fait régner la terreur dans les goulags. L’originalité du roman et l’intérêt du personnage consistent justement en ce qu’il ne le soit pas ! Officier de l’armée rouge, luttant contre un pouvoir tsariste totalitaire, convaincu d’un avenir meilleur pour le peuple, il a cru à la Révolution. Certes, il a du sang sur les mains mais il a horreur de ce qu’on l’oblige à faire avec ce convoi. C’est un tourmenté, visité par les morts qu’il n’a pu sauver, il perd le sommeil mais aussi ses illusions quant au pouvoir stalinien et sombre dans l’alcool et la déchéance. Ce n’est pas un personnage lisse, la manière dont il traite parfois les femmes, ne le rend pas toujours sympathique. Mais jamais il n’abandonne les exilés qui sont sous sa responsabilité. Il cherche à les sauver par une organisation rigoureuse qui paraît parfois cruelle mais qui est indispensable pour la survie. Ce n’est donc pas un sadique mais un personnage tout à fait crédible dans sa sincérité et son idéalisme … un idéalisme qui ne survivra pas longtemps. En fait, commandant du convoi, chef de la colonie, il est aussi prisonnier que les autres, tombé en disgrâce pour s’être montré trop humain envers « ses » déportés. 

Quant au désir, à l’amour, qu’il éprouve pour Zouleikha, il est vrai qu’il s’agit pour lui d’un rayon d’espoir dans cette noirceur. Cela en fait-il un « romantique », terminologie employée péjorativement  selon  la critique ? Ou tout simplement un être humain ?

L'amour : un thème primordial du roman

L’amour est un des grands thèmes du roman. Il est le grand vainqueur dans l’histoire de Zouleikha. C’est l’amour maternel qui lui permettra de sauver son bébé. Le sang dont elle le nourrit rappelle le symbole chrétien du pélican qui nourrit ses petits de son sang, image du Christ qui fait de même pour l’humanité. Je sais bien que Zouleikha est musulmane et je dois bien sûr me tromper sur cette symbolique mais j’ai parfois vu dans son histoire un parallèle avec l’histoire biblique : ainsi son accouchement sur les rives de l’Angara, comme Marie dans une grange, dans cette nature hostile et grandiose à la fois, au terme d’un voyage éprouvant. Enfin, pour libérer Youssef, le laisser partir et lui donner un avenir, il faudra, cette fois, l’amour du couple, du père et de la mère, Ivan devenant alors symboliquement le père de l’enfant en lui donnant son nom. On voit que le sens du roman dépasse la simple question de moralité ou d’immoralité.

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dimanche 20 mars 2022

Cracovie et Henrik Sienkiewicz

Le château de Wawel au XIX siècle sur sa colline dominant la Vistule
 

Cracovie

Cracovie était, au Moyen-âge, entre 1399 et 1410, dates où se déroule l'action de Les chevaliers teutoniques, la capitale de la Pologne et c’est pourquoi elle a une grande importance dans le roman de Henrik Sienkiewicz.

"On voyait déjà très bien Cracovie : les jardins royaux, ceux des seigneurs et des bourgeois qui entouraient la ville de toutes parts, et derrière, les murs et les tours des églises. Plus on approchait, plus la cohue devenait grande, et, près des portes, il était difficile d'avancer au milieu de la presse générale. 

-La ville ! Il n'y en a peut-être pas deux comme cela dans le monde, dit Mathieu."

"- On dit que Cracovie s'est étendue considérablement depuis le roi Jagellon.

C'était la vérité : depuis le temps de l'avènement du grand-duc de Lituanie, les immenses pays lituaniens et ruthènes s'étaient ouverts au commerce de Cracovie et, par suite, la ville s'était de jour en jour peuplée, et couverte de richesse et de constructions : elle était devenue l'une des plus remarquables du monde..."

Lorsque le jeune chevalier Zbyszko de Bogdaniec et son oncle Mathieu entrent dans Cracovie, ils sont éblouis par cette ville riche, munificente et immense pour l'époque. Sur la place du marché, Le Rynek Glowny, Zbyszko est émerveillé par l'immensité de la place, de la halle aux draps, de la maison de ville et de l'église Notre-Dame. La création de la place date de 1257 lorsque le roi Boleslas le Chaste accorda une charte municipale à la cité.

"....ici les maisons des marchands étaient beaucoup plus magnifiques que là-bas, en Lituanie, le château du grand-duc. Il y a avait des quantités de maison en bois, mais elles-mêmes surprenaient par l'élévation des murs et de leurs toits ainsi que leurs fenêtres en culs de bouteilles encadrés de plomb qui reflétaient les rayons du soleil couchant au point qu'on eût pu croire que le feu fut à la maison. Les rues proches du marché étaient cependant pleines de gentilhommières en briques rouges ou tout en pierres, dont les murs élevés étaient ornés de balcons et d'ancres noires en forme de croix. Elles se pressaient l'une contre l'autre comme des soldats à la parade..."

 

Cracovie Place du marché : les halles


Cracovie : Tour de l'hôtel de ville

 
Cette tour de l'hôtel de ville construit au XIV siècle et tout ce que reste de l'hôtel de ville du XIV siècle démoli en 1820
 
"Mais les édifices publics les jetèrent tous les deux dans une stupeur plus grande encore : (...)  Le gigantesque Mercatorium destiné aux commerçants étrangers; le bâtiment où l'on enfermait la bascule de la ville, les boutiques de tondeurs, les étuves, les fonderies de cuivre, les fonderies de cire, d'or et d'argent, les brasseries, les montagnes entières de tonneaux autour de ce que l'on appelait le "Moulin", en un mot une abondance et des richesses qu'un homme ne connaissant pas la ville, même un propriétaire foncier à son aise ne pouvait imaginer."

Halle intérieure
 
Les halles
 

L'église Notre-Dame du Rynek

Notre-Dame avec ses deux tours dissymétriques
 

L'église Notre-Dame telle qu'on la voit aujourd'hui a été construite entre 1355 et 1408 en style gothique auquel vint s'ajouter un porche polygonal baroque entre 1750 et 1752. Ses deux tours sont dissymétriques, celle de gauche dominant celle de droite. L'anomalie, nous dit-on, est liée à la rivalité de deux frères architectes dont l'un a assassiné l'autre, provoquant l'arrêt de leur élévation. Aucun architecte n'ayant voulu reprendre la construction de celle qui était inachevée, elle fut tout simplement arrêtée et couronnée d'une coupole. Cette tour dite des cloches sert de beffroi. La tour de gauche complétée en 1478 par une superbe coupole gothique composée de seize clochetons entourant une flèche centrale, enchassée dans une couronne dorée, est la tour de guet.

La tour de guet de Notre-Dame

C'est de cette tour que, au Moyen-âge, un guetteur annonçait un incendie ou une attaque ennemie en sonnant l'alarme. Une légende (ou la réalité ?) prétend qu'un jour la mélodie fut interrompue brutalement car le trompettiste eut la gorge transpercée par une flèche. Depuis le XVI siècle et de nos jours, à chaque heure,  un guetteur entame quelques notes de la mélodie qui s'interrompent abruptement rejouant la scène médiévale à l'infini. Inutile de dire que je suis allée souvent sur cette place et je ne partais pas sans avoir entendu ce rituel ! 

 
Place Mariacki :  l'Etudiant personnage du rétable de Veit Stoss

Eglise Notre-Dame gothique avec son porche baroque du XVIII siècle

Notre-Dame intérieur

Notre Dame : la chaire en bois sculptée


Le célèbre  rétable de Veit Stoss

Au-dessus de l'autel principal trône le rétable de Veit Stoss, un gigantesque polyptique de cinq panneaux aux sculptures exécutées en bois de tilleul peint et doré. Veit Stoss est un sculpteur  de Nuremberg qui a réalisé cette oeuvre, entre 1477 et 1489, comptant plus de 200 personnages et consacré à la vie de la Vierge.

Rétable de Veit Stoss

 
Détail du rétable de Veit Stoss : l'annonciation, la crèche, les Rois mages

 

Le Wawel 

Château de Wawel fin du XV siècle  voir ici

L'ensemble architectural du Wawel se dresse sur une petite colline au-dessus de la Vistule. Il comprend le château royal, ses dépendances entourés de hautes murailles et de tours et la cathédrale qui est le lieu symbolique du couronnement des rois et abrite le panthéon des dynasties royales mais aussi des grands hommes du pays. Il y a d'ailleurs une crypte dédiée aux poètes.
Dans le roman de Sienkiwicz, les chevaliers se rendent au château de Wawel, invités  pour le baptême de l'héritier (e) du roi Jagellon et de la reine Hedwige.
"Pour la naissance ( de l'enfant royal), les chevaliers invités qui étaient déjà arrivés dans l'attente des solennités, la noblesse ainsi que les députations des marchands se rendirent au château. Les corporations et les confréries se présentèrent avec leurs bannières. Dès midi des masses innombrables de gens entouraient le Wawel et, parmi elles, les archers du roi maintenaient l'ordre et imposaient le calme et le silence. (...) Enfin à la porte principale se présentèrent l'évêque et le castellan, et avec eux, le chapitre de la cathédrale, les conseillers royaux et les chevaliers. Ceux-ci se dispersèrent le long des murs, parmi la population. La nouvelle se lisait sur leurs traits, pourtant ils commencèrent par ordonner sévèrement qu'on s'abstînt de tous cris, ceux-ci pouvant nuire à la malade. Ensuite, ils annoncèrent à tout le monde que la reine avait donné jour à une fille." 
 
Rampe d'accès au château et cathédrale

 
Cathédrale et statue équestre de Tadeusz Kosciuszko


Cathédrale de Wawel : Le sarcophage de la reine Hedwige


Jardins du Château et cathédrale

La cathédrale

 

Château : cour intérieure renaissance
 
La tour Sandomier, tour d'artillerie (1470)

 La barbacane

La Barbacane de Cracovie a été construite de 1498  à 1499, après la période vécue dans le roman de Henrik Sienkiewicz. C'est la seule fortification de ce style conservée en Europe.

Cracovie la Barbacane

Cracovie la barbacane


La ville de Cracovie possédait huit portes et quarante-sept tours. Il ne reste qu'une porte, la porte Saint Florian qui  permettait d'accéder à la Voir royale. Heureusement la barbacane a été épargnée par la démolition. Elle donne bien l'idée de l'importance de la fortification de la ville et de la taille de ses remparts.

La barbacane était reliée à la barbacane
 à la Porte Saint-Florian par un long corridor appelé  "le cou".


 

La porte Saint Florian

Cracovie Les remparts du XIII siècle à droite  et le palais (musée) des princes Czartoryski

Cracovie : quelques restes des remparts du XIII siècle.
 
Les  anciennes fortifications de la ville, remparts longs de 4 km, ont été détruites par les Autrichiens qui occupaient la ville au début du XIX siècle. Les douves comblées et réaménagées en  jardin  (Les Planty) constituent un lieu de promenade fort agréable.

 


jeudi 17 mars 2022

Henrik Sienkiewicz : Les chevaliers teutoniques

 

Les chevaliers teutoniques
 

Les chevaliers teutoniques de Henrik Sienkiewicz est un roman qui  entraîne le lecteur  dans une grande fresque historique épique, haletante, servie par un style qui amplifie et magnifie les exploits guerriers et nous laisse voir les grandes chevauchées des chevaliers dans les plaines, sus à l’ennemi, la sauvagerie des batailles et des épées qui tranchent, découpent, taillent dans les chairs, traversant les armures, abattant  hommes et chevaux. Un temps de guerre et de sang, de famine et de misère pour le peuple, un temps de gloire et de bataille pour les chevaliers qui gagnent leur fortune à la pointe de leurs armes, un temps où l’amour courtois et le raffinement du sentiment le disputent à la violence du rapt et de la mort. Une lecture intense et prenante qui nous en apprend beaucoup sur la Pologne, ce qui était parfait pour mon voyage  à Cracovie en Juin 2021.

Les personnages

Affiche du film d' Aleksander Ford : Skyszko et Danusia

Le récit se construit autour de quelques personnages que nous suivons et à qui nous allons nous intéresser : Zbyszko de Bogdaniec est un jeune chevalier, orphelin, élevé depuis l’âge de 13 ans sur les champs de bataille par son oncle Mathieu, un valeureux guerrier. De la vie, il ne connaît que la guerre et un code d’honneur inculqué par son oncle. Et c’est peu de dire que son comportement immature et sa méconnaissance du monde le conduiront à se conduire d’une manière un peu primaire et sotte… mais généreuse et courageuse. Il rappelle le jeune Perceval de Chrétien de Troyes à ses débuts dans la chevalerie. Finalement, il est assez sympathique et il finit par mûrir.

Zbyszko et Mathieu se rendent à Cracovie pour le baptême de l’enfant de la reine Hedwige et du roi Jagellon. En chemin, au milieu de la foule qui afflue vers la capitale, Zbyszko fait connaissance de la ravissante Danusia qui est encore presque une enfant, suivante de la duchesse d’Anne de Mazovie. Le jeune homme en tombe amoureux et devient son chevalier servant. Elle est fille du célèbre Jurand de Spychow, ennemi implacable des chevaliers teutoniques qui ont tué son épouse, la mère de Danusia. Obéissant au serment qu’il a fait à Danusia de rapporter un trophée de plumes de paon, Sbyszko attaque l’ambassadeur du roi Jagellon, le chevalier teutonique Kuno von Lichtenstein et il est pour cela condamné à mort. Danusia le sauvera en le revendiquant comme époux selon une tradition ancestrale. En attendant la maturité de la jeune fille, les deux jeunes gens sont fiancés. Mais bien des obstacles et de cruelles épreuves vont se dresser devant eux. Après leur mariage, les chevaliers teutoniques enlèvent Danusia. Un grande partie du livre décrira la quête douloureuse et tragique du jeune chevalier à la recherche de sa bien-aimée.

L’Histoire de la Lituanie et la Pologne face aux chevaliers teutoniques

Ladislas II Jagellon, roi de Pologne, grand duc de Lituanie

Nous sommes au Moyen-âge dans une période qui s’étend de 1399 à 1410. La Pologne et de la Lituanie réunies se rebellent contre les chevaliers teutoniques, ordre guerrier et religieux qui sème la terreur dans les populations en brandissant la croix et les reliques sacrées. Installés en Allemagne, sans cesse, les chevaliers  annexent les pays voisins, pillant, rasant, exterminant, effaçant les frontières.

A cette époque le grand duché de Lituanie est l’un des derniers à  se convertir au christianisme à l’instigation du grand duc Jagellon en 1386.  Celui-ci épouse la reine de Pologne Hedwige d’Anjou  et devient roi de Pologne sous le nom de Ladislas II Jagellon. Dans le roman, Sbyszko et Mathieu se rendent à Cracovie, alors la capitale, pour les fêtes célébrant le baptême de la fille du roi et de la reine en 1399. Mais Hedwige meurt après son accouchement et le bébé aussi. Hedwige était réputée pour sa piété et sa bonté et considérée comme une sainte par le peuple. Elle fut canonisée en 1997. 

 

Hedwige Jagellon, reine de Pologne

"Hedwige entra par la porte de la sacristie. A sa vue, les chevaliers les plus proches des stalles, bien que la messe ne fût pas commencée, s'agenouillèrent aussitôt, lui rendant involontairement les honneurs dus à une sainte. Zbyszko les imita, car personne, dans toute cette assemblée, ne doutait qu'il eût devant lui véritablement une sainte, dont l'image ornerait en son temps les autels. (...) On disait que le contact de ses mains guérissait les malades. Les infirmes des mains et des pieds recouvraient leurs forces en mettant les vieux vêtements de la reine. Même l'orgueilleux Ordre teutonique la vénérait et craignait  de l'offenser."

Le grand duché de Lituanie et la Pologne ne forment donc plus qu’un grand territoire et cette alliance va lui permettre de tenir tête aux chevaliers.
(Ce n’est que plus tard, en 1569, que la Lituanie et la Pologne formeront La République des Deux nations qui sera rayée de la carte en 1792).

Ladilas II reste roi de Pologne jusqu’à sa mort en 1434. En 1401 le conflit avec les chevaliers teutoniques reprend. Il s’achèvera par la défaite de l’Ordre à la bataille de Grunwald en 1410 appelée aussi bataille de Tannenberg par les Allemands. C’est tout cela que nous décrit l’écrivain  et c’est aussi à  cette date et avec cette victoire que Henrik Sienkiewicz termine son roman.

Cracovie :  Le monument de  Grunwald

Les chevaliers teutoniques est une oeuvre publiée en 1900 au moment où la Pologne est toujours sous la coupe des Allemands et des Russes. Il s'agit donc d'un roman nationaliste dans lequel Henrik Sienkiewicz montre le désir de  revanche de son pays et son aspiration à la liberté.

Ce monument, avec la statue équestre de Ladislas II Jagellon,  qui commémore la victoire de la Pologne sur les chevaliers teutoniques à la bataille de Grunwald, est considéré comme le symbole de la résistance à l'Allemagne. Il a été détruit par les nazis lorsqu'ils ont occupé la Pologne en 1939 et reconstruit en 1976.

Cracovie monument de Grunwald

 La bataille de Grunwald

"Comme des lions furieux, les plus terribles chevaliers des deux armées se ruèrent sur place, et l'on eut dit qu'une tempête se déchaînait autour de l'étendard. Hommes et chevaux se battaient dans un monstrueux tourbillon; on voyait des bras tendus, des épées se choquer, des haches tournoyer; l'acier grinçait sur le fer. Fracas, gémissements, hurlements sauvages d'hommes transpercés, volaient dans un tumulte effroyable, comme si tous les réprouvés avaient tout à coup poussé des clameurs du fond de l'enfer. La poussière s'élevait et il n'en sortait que des chevaux aveuglés de terreur, sans cavaliers, les yeux sanglants et la crinière folle.

Mais cela dura peu. Pas un seul Allemand ne sortit vivant de cette tourmente et, au bout d'un instant, l'étendard sauvé flottait au-dessus des contingents polonais. Le vent le secoua, le déploya et il s'épanouit, splendide, comme une fleur immense, présage d'espoir, signe de la colère de Dieu pour les Allemands et de victoire pour les chevaliers polonais."


Jan Matejko : La bataille de Grunwald 

 Le monument à la bataille de Grunenwald est le symbole de la résistance à l'occupation allemande pendant la guerre de 1940

Archives du musée-usine de Oskar Schindler

Les allemands ne s'y trompent et détruisent le monument qui sera réédifié après la guerre.


Archives du musée-usine de Oskar Schindler


La tête de la statue du roi de Pologne Ladislas II Jagellon


Hommage au peintre Jan Matejko