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lundi 14 mars 2022

Josef Rufin Wybicki et Adam Mickiewicz : La mazurka de Dabrowski, Hymne national de la Pologne

Jan-Henrik Dabrowski
 

J'ai découvert La Mazurka de Dabrowski  en lisant Pan Tadeucz de Mickiewicz (voir ICI). Ainsi, au début du poème, le jeune Tadeucz revient, après avoir fait ses études universitaires, dans sa maison natale où il revoit toute son enfance : 

Même la vieille horloge verticale à carillon

Dans sa vieille armoire à l'entrée d'un renfoncement il reconnut,

 Et avec une joie enfantine il tira sur son cordon,

 Pour entendre cette vieille mazurka de Dabrowski.

De même à la fin de l'oeuvre, en 1812, quand tous les militaires polonais se préparent à partir à la guerre contre la Russie, il y a une fête, suivie d'un concert, donnée en l'honneur des fiançailles de Tadeucz et Sozia en présence du général Dabrowski lui-même. C'est le juif Jankiel, fervent patriote polonais, merveilleux musicien, cymbaliste, qui redonne son heure de gloire à ce chant :  

Le coup était si bien donné, était si puissant,

Que les cordes résonnèrent telles des trompettes d'airain,

Et de ces trompettes vers le ciel s'envola l'air bien connu,

la marche triomphale : " La Pologne n'a pas encore péri!"

Marche Dabrowski vers la Pologne!"

Et tous de reprendre en choeur le " Marche Dabrowski" !

 

 La Mazurka de Dabrowski : hymne national de la Pologne

de Josef Rufin Wybicki

La Pologne n’a pas encore péri,
Tant que nous vivons.
Nous reprendrons par le sabre,
Ce que la violence étrangère nous a pris.

Marche, marche Dąbrowski,
De la terre italienne vers la Pologne;
Sous ta direction,
Nous nous unirons avec la Nation. (bis)

Nous passerons la Vistule,
nous passerons la Warta,
Nous serons Polonais.
Bonaparte nous a donné l’exemple,
Comment nous devons vaincre.

Marche, marche Dąbrowski,
De la terre italienne vers la Pologne;
Sous ta direction,
Nous nous unirons avec la Nation. (bis)

Comme Czarniecki vers Poznań
Après l’invasion suédoise,
Pour sauver la Patrie,
Revint par la mer.

Marche, marche Dąbrowski,
De la terre italienne vers la Pologne;
Sous ta direction,
Nous nous unirons avec la Nation. (bis)

Larmes aux yeux,
Un vieux dit à sa jeune fille,
« Écoute ! Il semble que les Nôtres
Battent le tambour. »

Marche, marche Dąbrowski,
De la terre italienne vers la Pologne;
Sous ta direction,
Nous nous unirons avec la Nation. (bis)

 

Jan-Henrik Dabrowski

Jan-Henrik Dabrowski
 

La mazurka porte le nom du général Dabrowski, un des héros de la Pologne. C’est à lui que l’on doit, en 1796, la formation des légions polonaises qui servaient dans l’armée française. A l’époque de la création de ce qui est devenu l’hymne national polonais, les légions polonaises aidaient l’Armée révolutionnaire française de Bonaparte pendant les campagnes militaires en Italie en attendant de pouvoir combattre leurs ennemis pour délivrer la Pologne. Mais pendant longtemps Napoléon les a considérés comme chair à canon les envoyant combattre à Haïti pendant la révolte des esclaves,  en Italie et en Allemagne. 

Enfin, en 1806, la guerre franco-prussienne a redonné espoir aux patriotes. Napoléon Bonaparte a demandé à Dąbrowski et Wybicki d’aller aider l’armée française dans les parties de la Prusse peuplées par des polonais. Ainsi, en Novembre 1806, les deux généraux arrivent à Poznań et sont accueillis par les habitants chantant ce qui deviendra l’hymne national polonais.

De plus, après l’insurrection de Grande-Pologne en novembre 1806 et la victoire de Napoléon contre les forces prusses à Friedland en 1807, Napoléon Bonaparte décide de fonder un nouvel Etat polonais : Le grand duché de Varsovie (qui disparaîtra avec lui), création qui est loin de répondre aux espoirs du peuple.  Cependant avec la déclaration de guerre contre la Russie, en 1812, les patriotes reprennent courage. On sait comment cela se terminera.

 

La Bérezina

Josef Rufin Wybicki : L'auteur de la Mazurka de Dabrowski

Josef Rufin Wybicki

Josef Rufin Wybicki est un officier, homme politique et écrivain polonais. Chargé d'organiser les légions polonaises de l’Armée d’Italie commandée par le général Bonaparte, il écrit les paroles de ce chant, en 1795, pour donner courage aux soldats polonais exilés de leur pays. C'est ce qui explique qu’il fasse allusion à Bonaparte dans ce texte car les Polonais avaient foi en lui pour retrouver l'indépendance de leur pays rayé de la carte par les trois grandes puissances qui se l'étaient partagé, La Russie, l'Allemagne, l'Autriche..  
On ne connaît pas l'auteur de la musique. Ce chant a été chanté en Pologne pendant tout le XIX siècle surtout pendant les soulèvements nationaux qui se sont soldés par des échecs et qui ont obligé de nombreux polonais à l'exil.  En 1918, la Pologne devient un état indépendant. En 1919, elle choisit les couleurs de son drapeau mais ce n'est qu'en 1927 que la Mazurka de Dąbrowski devient l’hymne national polonais.
 

Stefan Czarniecki : Héros polonais du XVII siècle

Stefan Czarniecki

Stefan Czarniecki est un noble polonais né en 1599 et mort en 1665. Commandant militaire, voïvode de Kiev, il a participé à de nombreuses batailles en particulier contre les Russes et les Suédois. Dans l'hymne national il est question de Czarniecki et son nom est lié à la ville de Poznan, située au bord de la Warta, à l'ouest de la Pologne. 
C'est une allusion à la guerre polono-suédoise qui a eu lieu  de 1665 à 1668. En se retirant de la Pologne, l'armée suédoise envahit le Danemark. En raison de la coalition contre les Suédois qui l'unit aux Danois, le commandant polonais et sa division composée de six mille guerriers à cheval, basés à Poznan, gagnent le Danemark et traversent le détroit à cheval, héroïque traversée hivernale jusqu'à l'île d'Als.

Stefan Czarniecki : la traversée

 

 

La Mazurka de Dąbrowski

samedi 12 mars 2022

Adam Mickiewicz : Pan Tadeucz et Cracovie

Cracovie : la place du marché par Josef Mehofer

 Je n'ai pas eu le temps l'année dernière de vous parler de mon voyage dans la charmante ville de Cracovie en Juin 2021. Une petite échappée entre deux confinements. Mais il est temps de le faire ici à l'occasion du mois de la littérature des Pays de l'Est d'Eve et de Patrice. Pour préparer ce voyage avant mon départ, j'ai lu Pan Tadeusz, Messire Thaddée, considéré comme le chef d'oeuvre du poète polonais Adam Mickiewicz. J'apprends que celui-ci s'est exilé en France en 1829 pour échapper à la domination tsariste qui occupe son pays et prive ses habitants de leur liberté. A ce propos, je note que Balzac met en scène ces exilés polonais à Paris au début du XIX siècle dans son roman La cousine Bette. C'est à Paris en 1834 que le poète polonais écrit Messire Thaddée.

Or, en arrivant à Cracovie sur l'immense place du marché, avec ses églises, ses palais, sa halle aux arcades voûtées, trône en plein milieu la statue d'Adam Mickievitcz, avec une foule  assise à ses pieds. Le point de ralliement de la jeunesse cracovienne, celui aussi des touristes !

Cracovie Statue d'Adam Mickievisz tombée de la nuit

Cracovie  Eglise Adalbert X siècle sur la place du Marché

Cracovie  La Basilique Sainte Marie

Cracovie L'ancienne halles au drap sur la plus grande place médiévale d'Europe





Cracovie Place du marché et statue de Mickiewicz 

Adam Mieckiwicz : Poète de l’exil et de la liberté

 
Adam Mickievicz

Adam Mickievicz, poète romantique, est  considéré comme l’un des plus grands écrivains de la Pologne dont il incarne les aspirations à la liberté et au nationalisme. Il est né en 1798 dans le Grand duché de Lituanie à Zaozie ou Novogrodek et à fait ses études à Wilno (Vilnius). Admirateur des philosophes français des Lumières, et membre d’une société secrète, il est arrêté et emprisonné puis condamné à l’exil en Russie, en 1829, par le gouvernement tsariste, évitant  de justesse la Sibérie. Il gagne ensuite l’Europe. C’est à Paris, en 1834, qu’il écrit son Pan Tadeusz, Messire Thadée, poème héroïco-comique, qui fait de lui un chantre de la liberté, incarnation de la lutte pour l’indépendance. De 1840 à 1844, il enseigne la littérature slave au Collège de France sans jamais abandonner son combat pour la cause polonaise. En 1848, il participe à la création d’une légion polonaise en Italie du Nord contre l’Autriche. En 1855, lors de la guerre de Crimée, il se rend en Turquie, à Constantinople où il meurt du choléra. Sa dépouille est ramenée en France, inhumée à Montmorency, puis transférée en Pologne, en 1890, pour être ensevelie dans la crypte des poètes, sur la colline du Château royal du Wawel, à Cracovie (Province autonome de Galicie, depuis 1866 mais encore sous contrôle autrichien).

Cracovie : Cathédrale du château royal de Wawel

 

Adam Mieckiwicz et Victor Hugo

Adam Mickiewicz par Walenty Wankowicz

Victor Hugo écrit à son propos :  "Parler de Miçkiewicz, c’est parler du beau, du juste et du vrai ; c’est parler du droit dont il fut le soldat, du devoir dont il fut le héros, de la liberté dont il fut l’apôtre et de la délivrance dont il est le précurseur.
Miçkiewicz a été un évocateur de toutes les vieilles vertus qui ont en elles une puissance de rajeunissement ; il a été un prêtre de l’idéal ; son art est le grand art ; le profond souffle des forêts sacrées est dans sa poésie. Et il a compris l’humanité en même temps que la nature ; son hymne à l’infini se complique de la sainte palpitation révolutionnaire. Banni, proscrit, vaincu, il a superbement jeté aux quatre vents l’altière revendication de la patrie. La diane des peuples, c’est le génie qui la sonne ; autrefois c’était le prophète, aujourd’hui c’est le poëte ; et Miçkiewicz est un des clairons de l’avenir.
Il y a de la vie dans un tel sépulcre.
L’immortalité est dans le poète, la résurrection est dans le citoyen.
Un jour les Peuples-unis d’Europe diront à la Pologne : Lève-toi ! et c’est de ce tombeau que sortira sa grande âme. "


Histoire : La République des Deux Nations


Si vous êtes, comme moi, ignorant de l''histoire de la Pologne, vous devez-vous demander pourquoi l'on parle de Mickiewicz comme d'un poète polonais alors qu'il est né en Lituanie ? Pour bien comprendre l’importance et le rôle d’Adam Mickiewicz, il faut savoir que jusqu’en 1795, il n’existait qu’un seul état, La République des Deux Nations ratifié par le traité de  l'Union de Lublin le 1er juillet 1569, qui réunissait Le royaume de Pologne et Le grand duché de Lituanie

La république couvrait les territoires actuels de la Pologne et d'une grande partie de l’Ukraine (royaume de Pologne), de la Lituanie, de la Biélorussie et de l'extrémité ouest de la Russie (grand-duché de Lituanie), de la Lettonie et d'une partie de l'Estonie ( Voïvodie de Livonie ). C'était un des plus grands États d’Europe et ce qui lui a permis de résister à travers les siècles à la fois aux chevaliers teutoniques, à la Russie, aux Ottomans, et aux Suédois. 

La république des Deux Nations est aussi remarquable pour avoir établi, en 1773, le plus ancien ministère de l'Éducation nationale et, quelques années plus tard, la première constitution en Europe  et la seconde au monde après celle des Etats-Unis: la Constitution du 3 mai 1791.  Mais elle n’a pu être appliquée longtemps car la guerre russo-polonaise de 1792 a entraîné son abrogation puis après les partages successifs de la Pologne (1792, 1793, 1795) entre  Russes, Prussiens et Autrichiens, la République des Deux Nations a cessé d’exister.
Bien qu'Adam Mickievitcz soit né trois ans après l'effacement de la République des Deux Nations, il se revendique comme un poète polonais, dont la terre natale est la Lituanie, dans une ville Novogrodek qui se situe dans l'actuelle Biélorussie, citoyen d'une République qui inclut aussi l'Ukraine. Il est donc aussi le poète de tous ces pays dont les frontières n'ont jamais cessé de fluctuer au cours de siècles et dont l’indépendance est toujours fragile comme nous le prouve la triste actualité.

 Pan Tadeusz : Oeuvre littéraire et politique

Antoine Bourdelle : Le pèlerin de la liberté  (Paris)

Préface de Czesław Miłosz.

"Le chef-d'oeuvre du plus grand poète de la Pologne, Adam Mickiewicz (1798-1855), le barde, le voyant, le Pèlerin dont la statue par Bourdelle se dresse près de l'Alma, Cours-la-Reine, dont une plaque, rue de Seine, indique la maison où Pan Tadeusz fut écrit, dont une médaille immortalise le profil sous ceux de Jules Michelet et Edgard Quinet pour nous rappeler que ce grand patriote et démocrate fut aussi professeur au Collège de France... 

 *J'allais demander à ceux d'entre vous qui habitent Paris, si vous connaissiez cette statue près de l'Alma mais je viens de lire un article ICI qui indique que la statue a été déplacée en 1956 sur le Cours Albert Ier.  

 
Pan Tadeusz, le poème héroï-comique dont tous les Polonais savent des passages par coeur : c'est leur Cid, leur Légende des siècles et leurs Trois Mousquetaires à la fois. Des figures inoubliables : le jeune héros, Tadeusz, clair comme le jour, le sombre Jacek, le terrible Gervais à l'épée invincible, toute une société, depuis sa haute noblesse jusqu'à ses paysans, tout un pays, la Lituanie aux aspects merveilleux, autour du " bleu Niémen " : flore exubérante, faune digne des " grandes chasses " à la Saint-Hubert ! Tout cela sur un rythme vif, sur un ton qui ne se départit jamais de tendresse et d'humour, même dans les moments tragiques. Un rêve, enfin, conçu loin de sa Patrie par un poète qui ne devait plus la revoir. "

Un hymne d'amour à la Lituanie

Le comte Horeszko et Gerwazy chassés de la maison des Soplica (Michal Andriolli)

Adam Mickievitcz écrit Pan Tadeucz comme un gage d'amour à sa patrie perdue. Exilé, il veut en montrer les beautés et les richesses mais aussi les souffrances, pays dépecé par trois grandes nations, la Russie tsariste, la Prusse et l'Autriche qui se sont taillé la part belle dans cette république, pays rayé de la carte et qui perdu son existence et sa liberté.

Le poète raconte le différend qui oppose la famille du Juge Soplica au Comte Horeszko au sujet d'un château en ruines situé à la limite de leur terre. Le Juge a convoqué chez lui, comme cela se faisait à l'époque, une cour de justice qui jugera sur place. Mais les choses vont s'envenimer entre eux car, dans le passé, le frère du juge, Jacez de Soplica a tué le sénéchal Horesko, lointain parent du comte. C'est le début d'une bataille attisée par le serviteur Gerwazy mais aussi d'une réconciliation réciproque sur le dos.... des Russes ! Le poème compte XII chapitres écrits en vers de 13 syllabes en polonais.

Gerwazy et son "canif". Assis, le "sage et triste" Maciek

J'avoue que j'ai eu un peu de mal à entrer dans la traduction proposée par Kindle. Richard Wojnarowski a choisi une traduction littérale, la plus proche du texte, ce que j'ai trouvé un peu pénible parfois et sans grâce. J'aurais préféré, à priori, lire la traduction de Robert Bourgeois à laquelle je n'ai pas eu accès sauf par ce court extrait. Jugez vous-même ! 

Pan Tadeusz  traduction Richard Wojnarowski

(Chant I — Invocation)

O Lituanie, ô ma patrie ! Tu es comme la santé

Combien il convient de t'apprécier, seul l'apprend celui

Qui t'a perdue.

Aujourd'hui ta beauté dans toute sa splendeur

Je vois et je décris, car j'ai le mal de toi

   

Pan Tadeusz  traduction  Robert Bourgeois

(Chant I — Invocation)


« Ô ma Lituanie ! Ainsi que la santé,
 

Seul qui te perd connaît ton prix et ta beauté.


Je vois et vais décrire aujourd’hui tous tes charmes,


Ma patrie ! et chanter mes regrets et mes larmes. »


Mais une fois entrée dans l'histoire, j'ai aimé ce récit surprenant qui tient un peu de l'épopée, mais aussi de la satire, qui tout en montrant une violence bien réelle, en particulier dans l'affrontement avec les russes, vire parfois à la parodie. On apprend à connaître les différents aspects de la vie de cette noblesse rurale et de ces paysans avec un luxe de détails sur leurs moeurs, leur habillement, leurs croyances, leurs divertissements. Tous des chasseurs du côté des lituaniens et capables de se disputer et même de se battre en duel pour savoir qui a le meilleur chien ou qui a repéré le gibier le premier. Des gens qui ont la tête près du bonnet, qui se querellent sans arrêt mais qui se réconcilient comme un seul homme dans leur aversion des russes (les moscales, mot péjoratif) et leur attente de Napoléon en qui ils voient le sauveur, celui qui va leur permettre de retrouver l'unité de leur patrie. Celui-ci a déjà créé le duché de Varsovie mais les polonais attendent avec espoir qu'il déclare la guerre à la Russie. Nous sommes dans les années 1811 et 1812.

Car à présent Napoléon, homme avisé et expéditif

Ne laisse guère de temps pour se consacrer à la mode et à la parlote.

A présent tonnent les canons, et à nous les vieux le coeur se gonfle

Qu'à nouveau dans le monde on parle tant des Polonais

La gloire est là, et donc la République aussi sera là !

Toujours sur des lauriers fleurit l'arbre de la liberté.

Et puis il y a la poésie de la nature, des forêts-mères mystérieuses et impénétrables, de belles descriptions des arbres de son pays, mais aussi des travaux des champs, des animaux de la forêt comme de la ferme. Des scènes marquantes, douces ou sauvages, comme la recherche des champignons ou la chasse à l'ours, un tableau haletant, féroce .

 La recherche des champignons par F Kostrezewski

Et pourtant, autour d'eux s'étendaient les forêts

 Lituaniennes, si graves et pleines de beauté !

Les merisiers entourés d'une couronne de houblons sauvaages

Les sorbiers à la fraîche pourpre pastorale,

Les coudriers semblables à des ménades avec leurs sceptres verts

Revêtus, comme de pampres, de perles de noisettes;

Plus bas, les petits des sous-bois : l'aubépine, dans les bras de la Viorne

les mûres dans les ronces blottissant leurs lèvres noires.

 Et il en est de même pour les personnages, Thaddée, le jeune étudiant, naïf et maladroit qui tombe amoureux de... il ne sait plus trop laquelle de ces beautés... Le comte, son rival, un rêveur, qui délaisse la chasse pour méditer, dessiner, admirer la nature. Les paysans se demandent s'il a toute sa tête(méditer, dessiner!)  mais ils l'aiment parce qu'il est noble, "après tout", et bon avec eux. Son romantisme quand il rencontre pour la première fois la petite Sozia fait sourire, d'autant plus que caché dans les herbes et la tête couverte par les feuillages verts, il est comparé à une grenouille.  Et puis, il y a Télimène, la coquette, calculatrice et séductrice,  et la petite Sozia qui sort à peine de l'enfance. 

 

Le comte découvrant  Sozia

Enfin de nombreux portraits de personnages vivants, sympathiques comme le Juge, oncle de Thaddée, ou farouches, tel le vieux Gerwazy, fidèle à son vieux maître le Sénéchal Horeszko, dont il veut venger la mort, attaché à verser le sang de ses ennemis; d'autres, maudits comme Jacez, ou couard et lâche comme le commandant polonais passé aux Russes, le traître ! Certains seulement désignés par leur fonction sur qui s'exerce bien souvent la satire, comme Le Substitut, le Chambellan, Le Notaire, l'Assesseur,  l'Huissier (Protazy) et le Bénédictin ; ce dernier, personnage énigmatique, joue un grand rôle dans le récit. Et enfin il y a Maciek qui prononce ce discours resté célèbre et qui encore, de nos jours, est évoqué quand la situation s'y prête dans les discussions politiques :

Insensés! Insensés! 

Insensés que vous êtes ! 

Tant qu'on délibérait de la résurrection de la Pologne

Du bien public, vous vous querelliez, insensés ?

On ne pouvait, insensés, ni discuter entre nous,

 Insensés, ni mettre de l'ordre, ni décider 

D'un chef pour vous commander, insensés !

Mais qu'on évoque

Des griefs personnels, insensés, vous vous accordez !


Jacez de Soplica, le Juge et Gerwazy




 

samedi 20 mars 2021

Olga Tokarczuk : Dieu, le temps, les hommes et les anges

 

Encore un très beau livre d’Olga Tokarczuk, Dieu, le temps, les hommes et les anges. L’écrivaine a ce talent inimitable de nous maintenir entre le réel souvent tragique dans cette tranche du XX siècle qui englobe deux guerres mondiales, et le surnaturel, Anges, Dieu, Ombres des morts, dans lequel il faut accepter de se perdre car il est poésie mais aussi prétexte à une réflexion philosophique. Olga Tokarczuk nous amène donc, comme souvent,  dans une frange indéfinie entre réalité et fantaisie où tout est transcendé par l’écriture :  la violence des combats et des rapports humains, la déportation et le massacre de la population juive dans un décor champêtre, les viols, la bestialité de l’homme (Le mauvais bougre, qui se transforme en animal) ; la grande Histoire se mêle à la petite, amour contrarié, sacrifié au devoir, (Geneviève), amour paternel (Michel et sa fille Misia), misère physique et morale (la Glaneuse), enfance saccagée (Isidor) et dominant le tout, le Temps, le temps qui passe et met à mal, celui contre lequel nul ne peut rien, même pas Dieu.

Le livre est divisé en chapitre, si l’on peut employer ce terme, comme autant de petits récits qui pourtant ne sont pas indépendants comme on pourrait le croire au début, mais se répondent, introduisant des personnages secondaires qui réapparaîtront par la suite, propulsés sur le devant de la scène, devenant à leur tour personnages principaux. Entrées, sorties, côté cour, côté jardin, arrière-scène, coulisses, comme dans un théâtre, celui du Monde tel que le voit Shakespeare.  
Intitulés Le Temps de Geneviève au début de la guerre de 1914, Le temps de la Glaneuse, Le temps des anges gardiens, Le temps d’Isidor…  tous ces récits sont ainsi placés sous le signe du Temps, qui est, fut et sera toujours le grand gagnant de l’histoire. A remarquer aussi que le village se nomme Antan et est situé «  au milieu de l’univers ».

Vierge noire Pologne
 
Dans cette galerie de personnages où se mêlent Dieu, les anges et les humains, les êtres surnaturels ne sont dotés d’aucun pouvoir. Au contraire, Dieu comme les anges assistent, impuissants, à la sauvagerie humaine

Qui suis-je se demande Dieu. Dieu ou homme ? Peut-être l’un et l’autre à la fois ? Peut-être aucun des deux. Ai-je créé les hommes ou les hommes m’ont-ils créé ?  

L’unique instinct conféré aux anges, c’est l’instinct de compassion. Une compassion infinie, lourde comme le firmament.


S’en retournant vers le château Mr Popielski passa devant l’église, se décida à y entrer, aperçut l’icône de la Vierge de Jezkotle, mais aucun Dieu capable de rendre l’espoir au châtelain n’était présent.

Quant à la Vierge de Jeszkotle, elle s’efforce d’exaucer les prières de tous ceux qui s’adressent à elle mais elle a beau ressentir une miséricorde infinie envers l’humanité, elle ne peut rien si celle-ci a cessé de croire au miracle.

Au fond, ce que nous dit ce roman, c’est que les dieux sont morts et que les humains sont abandonnés à eux-mêmes, dans une déréliction absolue. Et si certains êtres humains ont un pouvoir tout en conservant leur humanité, ce sont souvent ceux qui sont mis au ban de la société. Ainsi, la Glaneuse qui accouche toute seule d’un enfant mort, dans la forêt,au cours d'une scène hallucinante, est celle qui soigne, celle qui fait corps avec la nature et en tire sa force. Elle devient capable de voir au-delà de la réalité. Capable de concevoir Dieu non comme immuable mais comme celui « qui se manifeste dans le flux du temps ».

Il faut rouler son regard vers tout ce qui se modifie et se meut, vers ce qui déborde des formes, ce qui ondoie et disparaît : la surface de la mer, les danses du disque solaire, les tremblements de terre, la dérive des continents, la fonte des neiges, et les pérégrinations des icebergs, les fleuves qui coulent vers l’océan, la germination des semences, le vent qui sculpte les montagnes, la maturation du foetus dans le ventre maternel, la décomposition des cadavres dans les tombeaux, le vieillissement des vins, les champignons qui poussent après la pluie.
 

Isidor considéré comme un idiot malgré un esprit toujours en alerte, une conscience tourmentée, représente l’enfance naïve, pure et innocente. C’est le russe Ivan Moukta, matérialiste, qui lui retire ses illusions et lui fait voir un monde sans Dieu, et l’animalité dans la sexualité. Il tue ainsi l’enfance en lui, le laissant désespérément chercher un sens à la vie. Isidor finit par remplacer Dieux par des chiffres : Le temps des quadruplets. Tout est quatre dans la Nature.

Le châtelain Popielski, oscille entre trouver un sens à la vie et se laisser submerger par son non-sens mais c’est le temps qui provoque cette remise en question chez lui, le passage à l’homme mûr, autrement dit l'usure de la jeunesse.

A force de manifester sa puissance, la jeunesse se fatigue. Une nuit, un matin, l’homme franchit la ligne de démarcation, atteint son sommet, esquisse le premier pas de la descente. Survient la question : faut-il descendre fièrement, défier le crépuscule, ou bien tourner son visage vers le passé, s’efforçant de sauver les apparences, prétendre que cette pénombre résulte simplement du fait qu’on a provisoirement éteint la lumière dans la chambre?

Si je devais définir ce roman en quelques mots, je dirai qu’il est très riche (je ne vous ai rendu compte que d’une petite partie de l’oeuvre), douloureux et profondément humain. C’est aussi une réflexion philosophique sur le Temps, la vie et la mort et il nous donne à ressentir une gamme infinie d’émotions. Il correspond aussi à beaucoup de questionnements que l’on se fait quand on atteint un certain âge ou plutôt un âge certain ! Un coup de coeur.

Le temps du moulin à café : de la supériorité des choses

Et si la matière était la seule à pouvoir tenir tête au Temps ? Michel ramène de la guerre un moulin à café qui devient celui de sa fille Misia.

Les gens croient vivre plus intensément que les animaux, les plantes et - à plus forte raison - les choses. Les animaux pressentent que leur vie est plus intense que celle des plantes et des choses. Les plantes rêvent qu’elles vivent plus intensément que les choses. Les choses cependant durent; et cette durée relève plus de la vie que qui que soit d’autre.

A la fin du roman la fille de Misia, Adelka, longtemps après la disparition de son grand père, emporte le moulin avec elle en quittant définitivement la maison familiale. Elle s’installe dans le car :

Elle ouvrit la valise et sortit le moulin à café. Lentement, elle se mit à tourner la manivelle. Dans son rétroviseur, le chauffeur lui jeta un regard étonné.

Peut-être, s’interroge Olga Tokarczuk, nul ne connaît la signification générale d’un moulin. Ils sont là pour moudre. Mais seulement ?
Peut-être le moulin est-il un débris de quelque loi fondamentale de la transformation, une loi dont ce monde-ci ne pourrait se passer sans être tout à fait différent ? Peut-être les moulins à café sont-ils l’axe de la réalité, le pilier autour duquel tout gravite et se développe? Peut-être sont-ils plus importants que le monde des humains ? Peut-être le moulin à café de Misia constitue le pilier central de ce qui se nomme Antan.

 


jeudi 18 mars 2021

Esther Hautzig : La steppe infinie

 

Esther Hautzig (son nom de jeune fille est Esther Rudomin) est une écrivaine polonaise, née à Vilnius, l’actuelle Lituanie, et qui écrit en anglais (américain) après avoir émigré d’abord à Stockholm à la fin de la guerre puis aux Etats-Unis.
Dans La steppe infinie elle raconte l’histoire de sa déportation en Sibérie.

Esther appartient à une riche famille juive et a vécu une enfance  privilégiée, protégée et choyée par ses parents, ses grands-parents et toute sa grande famille. A l’abri de tout souci matériel, elle aime le jardin de son grand-père qui lui apprend à soigner les fleurs, est heureuse d’aller à l’école, adore sa gouvernante. Rien ne vient troubler ce bonheur, même pas les échos de la guerre qui lui paraissent lointains.  Aussi l’arrivée des Russes en Pologne en Juin 1941 retentit-il dans sa vie comme un coup de tonnerre ! Parce qu’ils représentent la classe bourgeoise et capitaliste, ses parents, grands-parents et elle-même, sont en effet envoyés en Sibérie, déportés dans des wagons à bestiaux. Son grand-père est séparé de son épouse et meurt loin d’eux. Esther Hautzig raconte la lutte pour la survie dans ce pays où règne  une chaleur torride l’été et un froid insurmontable, sans chauffage, l’hiver. Mais plus que tout, peut-être, c’est la faim qui la tenaille et elle essaie de venir en aide à ses parents qui travaillent tour à tour dans une mine de gypse, puis dans une boulangerie, son père étant ensuite envoyé au front. Elle y apprend le courage et la dignité. Elle dresse des portraits attachants de son père, sa mère et sa grand mère. Sa mère n’accepte jamais la charité, considérant que la pitié est voisine du mépris.
Mais ce qui est le plus intéressant dans ce livre, c’est qu’elle nous livre un point de vue rare de la  guerre et de la déportation en Sibérie : celui d’une fillette dans l’adolescence, de dix ans à quatorze ans. Et comme tous les enfants, il est important pour elle de se faire accepter par les autres, d’avoir des amis, de tomber amoureuse. Elle nous parle de l’école, de ses professeurs, ceux qui ne l’aiment pas comme ceux qui lui ouvrent l’accès à la littérature. Elle se prend d’amour pour la beauté de la steppe infinie. Elle aura donc beaucoup de mal à quitter ce pays, à dire adieu à ceux qu’elle aime et ceci d’autant plus que le retour dans le pays natal ruiné par la guerre sera douloureux, toute sa famille restée en Pologne ayant disparu pendant l’Holocauste. Son séjour en Sibérie l’aura donc sauvée, paradoxalement, elle, ses parents et sa grand-mère, d’une mort horrible dans les camps de concentration. Ce livre autobiographique s’achève à ce moment-là mais l’on comprend bien qu’il n’y a plus rien qui les retiennent dans ce pays où les juifs survivants sont accueillis par des messages haineux !

Le récit est un document émouvant sur les épreuves subies par l’enfant et sa famille. C’est aussi une bonne lecture pour les adolescents à partir de la sixième, selon leur niveau de lecture, qui découvriront un aspect de l’Histoire de la deuxième guerre mondiale racontée par une enfant de leur âge. 



Esther Hautzig est née à Wilno, en Pologne (aujourd’hui Vilnius en Lituanie), en 1930, dans une famille de notables juifs, elle est envoyée dans un camp, en Sibérie, avec ses parents et sa grand-mère.  À la fin de la guerre, Esther Esther apprend qu’elle a perdu tous les membres de sa famille dans l’Holocauste. Elle émigre avec ses parents aux États-Unis, où elle se mariera avec un pianiste Walter Hautzig, aura deux enfants et fera carrière dans l’édition.
Elle est décédée en 2009 à l'âge de 79 ans



lundi 8 mars 2021

Olga Tokarczuk : Les enfants verts



Au XVIIe siècle, William Davisson, un botaniste écossais, devenu médecin particulier du roi polonais Jean II Casimir, suit le monarque dans un long voyage entre la Lituanie et l'Ukraine. Esprit scientifique et  observateur, il étudie les rudesses climatiques des con ns polonais et les coutumes locales.
Un jour, lors d'une halte, les soldats du roi capturent deux enfants. Les deux petits ont un physique inhabituel : Outre leur aspect chétif, leur peau et leurs cheveux sont légèrement verts. (quatrième de couverture)

En cherchent un roman d’Olga Tokarsucz à la médiathèque pour le mois de littérature des pays de l’Europe de l’Est, j’ai trouvé un tout petit livre intitulé Les enfants verts paru aux éditions de La Contre Allée, collection fictions d’Europe.
Drôle de petit bouquin ! Il tient à la fois d’un récit de voyage ancré dans le passé aussi bien par le style lorsqu’il s’adresse à nous : « Sache, cher lecteur, que les hivers en Pologne sont rudes, si rudes que l’on prend un chemin de traverse sur la Baltique gelée pour aller en Suède… » que par l’Histoire : nous sommes au XVII siècle sous le règne de Jean Casimir II (1609_1679) qui est monté sur le trône à partir de 1648. C’est une période de guerre qui oppose la Pologne aux cosaques d’Ukraine alliés aux Russes qui menacent la frontière à l'est mais aussi aux Suédois qui envahissent une partie du pays à la frontière ouest.
Mais la guerre n’est pas le sujet du roman. Elle sert seulement de décor dans le voyage du botaniste écossais William Davisson qui suit le roi dans ses déplacements à travers la Pologne en tant que médecin. Le thème central est la découverte des enfants verts et et s'apparente alors à un conte traditionnel : Qui sont ces enfants étranges ? Pourquoi leurs cheveux et même leur peau sont-ils verts ? Appartiennent-ils à un peuple des bois, elfes, esprits des arbres ?

 Pendant l'hiver, ils perdent du poids, mais dès que la première lune de printemps se lève, ils montent tous sur les sommets des arbres, et, durant des journées entières exposent leur corps à la lumière afin qu'ils reverdissent.

 Bien sûr, notre narrateur, scientifique, ne peut croire à ces balivernes, lui, qui observe ces enfants sauvages et les étudie de très près. La maladie qui les touche La plica polonaise*, détail réaliste, est d’ailleurs un sujet d’étude pour lui.  Pourtant le « conte » finit comme celui du Joueur de flûte de Hamelin : tous les enfants disparaissent !

C’est aussi vers le conte philosophique que s’oriente le livre. Ces êtres différents, non seulement à cause de leur couleur paraissent impossibles à comprendre pour "les gens normaux", ceux qui habitent le centre du monde "là où tout prend immédiatement du sens et s’organise en un ensemble cohérent et facile à interpréter. ". On s’aperçoit ensuite que ces enfants ne sont pas de sauvages, qu'ils ont un langage, des qualités, (ils savent soulager la douleur) et que leurs coutumes expliquent leurs différences. Il est donc possible de saisir et de comprendre l'altérité. D'ailleurs, si  tous les enfants du village disparaissent, c'est que cette civilisation, celle qui est « périphérique », selon les termes d’Olga Tokarczuk, leur paraît plus attirante que la nôtre. D’où la  mélancolie  qui s’empare du narrateur quand lui-même retourne au centre  !
Et je compte maintenant sur le lecteur pour m’aider à comprendre ce qui s’est réellement passé, car les périphéries du monde nous marquent à jamais d’une mystérieuse langueur. 

La plique polonaise

 *La plique polonaise : maladie des cheveux ou/et manque d’hygiène ?
Je n’avais jamais entendu parler de la plique polonaise, affection qui sévissait en particulier en Pologne jusqu'à la fin du XIX siècle et semble rare de nos jours. J’en ai cherché explication dans Wikipédia : « Dans toutes ces descriptions, on voit que la plique était caractérisée principalement par l'abondance, la longueur et l'enchevêtrement des cheveux, devenus gras, inextricables, rassemblés en nattes, en touffes, en chignons, peuplés de poux et de lentes, et exhalant une odeur infecte; quelquefois même on a noté la même altération des poils des aisselles et du pubis. On a décrit également chez les malades atteints de ces lésions pileuses un malaise général, des douleurs et de l'engourdissement dans les membres, un sentiment d'abattement et même quelquefois du délire et de la fièvre, phénomènes qui semblaient accuser l'influence de la maladie capillaire sur la santé générale »  Alfred Hardy

 

 Olga Tokarczuk


Née en 1962 à Sulechow à l’ouest de la Pologne dans une famille d’enseignants, Olga Tokarczuk a fait des études de psychologie à l’université de Varsovie, couronnées par une thèse de doctorat sur Carl Gustav Jung. L’écrivaine reconnaît explicitement sa fascination pour les idées de ce psychiatre suisse dont son œuvre se fera l’écho. Une fois diplômée elle a exercé pendant quelques années en tant que psychothérapeute avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Voir  la suite : BNF ici


 


jeudi 5 mars 2020

Olga Tokarczuk : Sur les ossements des morts


Janina Doucheyko, l’héroïne de Sur les ossements des morts de Olga Tokarczuk, écrivaine polonaise, est une vieille femme qui a du caractère. Elle est habituée à vivre seule (même s’il y a eu des hommes dans sa vie ) dans un petit hameau des Sudètes, en Pologne, près de la frontière tchèque, où ne vivent que trois personnes à l’année, isolés par la neige en hiver. Il lui donc fallu ne compter que sur elle-même ! Elle donne des cours d’anglais dans la ville la plus proche et, pendant la morte saison, elle veille sur les maisons de ses voisins qui ne reviennent qu’au printemps. Entre son intérêt passionné pour l’astrologie, son amour de William Blake qu’elle traduit avec Dyzio, qui a été son élève, elle passe son temps à veiller à la sauvegarde des animaux pourchassés par les chasseurs ou les amateurs de fourrure. Gardienne de la nature qu’elle aime plus que tout et qui donne un sens à sa vie, elle prend son rôle au sérieux et écrit de longues lettres aux autorités pour dénoncer la maltraitance des animaux  touten prévoyant l’avenir grâce à ses recherches astrologiques, ce qui la fait passer pour une vieille folle ! Elle se met à dos le puissant club des chasseurs dont fait partie le curé, le père Froufrou, (Janina baptise les gens de noms qui leur vont bien, pense-t-elle), lui-même.
Or, voici que  des meurtres viennent troubler  cette région jusqu’alors paisible. Et comme les victimes sont des chasseurs, Janina est persuadée que les animaux on décidé de se venger et que ce sont eux qui poussent ces hommes vers la mort.

Il y a dans la manière dont l’écrivaine décrit Janina quelque chose qui me rappelle la Dina de Herbjorg Wassmo. Toutes deux sont apparemment folles et pourtant elles ont une telle force de caractère et une telle inhibition face aux lois morales de la société, qu’elles paraissent être les seules à détenir la vérité. Elles obéissent à une grande logique interne. Peut-être, comme le dit William Blake que Janina admire tant, visionnaire qui lui aussi fut considéré comme fou, « que si le le fou persévérait dans sa folie, il rencontrerait la sagesse. »  
A la  fin, et même si nous la considérons nous-mêmes, lecteurs, comme un peu timbrée, nous sommes en empathie avec ce personnage féminin qui nous livre une tableau de la société assez caustique et regarde avec humour ou colère, les travers de la société et les manières de vivre de ses voisins. Elle a parfois la dent dure et ne s'épargne pas  elle-même mais elle a aussi  la vision d'un monde où les humains et les animaux vivraient en paix, dans un respect mutuel. 
Nous aimons aussi les amis dont elle s’entoure. Ces derniers ont tous quelque chose de particulier, comme Matoga, un des habitants du village, qui vit dans la solitude et qui est un taiseux; ou Boros l’entomologiste, qui aime tant la nature qu’il voudrait protéger jusqu’aux larves qui vivent dans le tronc des arbres abattus par les bûcherons ou encore la jeune fille qui vend des vêtements d’occasion, Bonne Nouvelle, qui aime les gens et dont les particularités physiques la mettent un peu à part dans la société.
Malgré l’intrigue policière qui se déroule jusqu’à son dénouement, il est certain que nous ne sommes pas dans un vrai roman policier ! Ce qui domine au cours de cette lecture qui est aussi une réflexion sur la vieillesse, la maladie et la mort, c’est une atmosphère singulière, certainement en liaison avec ce personnage hors norme, les amis qu’elle fréquente mais aussi avec cette nature repliée dans le froid et la solitude dont l'écrivain donne la description lancinante, une atmosphère qui nous laisse toujours flotter entre réalité et fantastique. 

 Ici l'hiver enveloppe  tout de son beau manteau blanc, il raccourcit le jour au maximum, de sorte que si par inadvertance on s'attarde trop la nuit, on risque de se réveiller dans l'obscurité de l'après midi du jour suivant, ce qui - soit dit en passant- m'arrive de plus en plus souvent depuis l'année dernière. Le ciel est suspendu au-dessus de nos têtes, sombre et bas, semblable à un écran sale sur lequel se disputent d'innombrables batailles de nuages. C'est bien à cela que servent nos maisons, à nous protéger de ce ciel menaçant, autrement il aurait pénétré l'intérieur même de notre corps où, telle une petite bille de verre, se tapit notre âme. Si tant est qu'elle existe.

La photographie de la première de couverture traduit bien le sentiment d'irréalité dans lequel vivent les personnages du roman,  avec ces êtres humains, au masque d'animaux, enveloppés dans le brouillard, dans un paysage estompé qui se nimbe de mystère. Et pourtant le roman ne cesse jamais d’être réaliste même si l’on y entend sans les voir les trépignements des pas des "Petites Filles" sur le dallage de l’entrée et les appels de la mère et de la grand-mère de Janina, touts deux disparues depuis longtemps, dans la cave. Oui, un drôle de roman, étrange, surprenant !


Olga Tokarczuk


Prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk a reçu le Man Booker International Prize 2018 pour Les  Pérégrins. Traduit en français en 2010 chez Noir sur Blanc, ce roman avait été couronné par le prix Niké (équivalent polonais du Goncourt), un prix que, chose rarissime, l’auteure a une nouvelle fois reçu pour son monumental roman : Les Livres de Jakób.
 

Née en Pologne en 1962, Olga Tokarczuk a étudié la psychologie à l’Université de Varsovie. Romancière polonaise la plus traduite à travers le monde, elle est reconnue à la fois par la critique et par le public. 
Sept de ses livres ont déjà été publiés en France : Dieu, le temps, les hommes et les anges ; Maison de jour, maison de nuit (Robert Laffont, 1998 et 2001) ; Récits ultimes, Les Pérégrins et Sur les ossements des morts (Noir sur Blanc, 2007, 2010, 2012) ; Les Enfants verts (La Contre-allée, 2016) ; et enfin Les Livres de Jakób (Noir sur Blanc, 2018). Editions Noir sur blanc



dimanche 9 février 2020

La citation du dimanche : Les femmes écrivains sont-elles dangereuses ?

Livre de la cité des dames de Christiane Pisan
Incroyable comme la notion de danger est souvent liée aux femmes qui écrivent avec son corollaire : la peur !   Danger et peur ! Mais il faut noter que soit elles sont dangereuses pour elles-mêmes, soit pour les autres. Soit on a peur pour elles, soit ont a peur d'elles ! Il est vrai que dans ce dernier cas, les hommes écrivains pourraient l'être tout autant !

 Les femmes qui écrivent vivent dangereusement Laure Adler

 

Les femmes qui écrivent vivent-elles dangereusement ? Certaines d'entre elles - pour qui l'écriture nécessite solitude, rupture du lien social, repli dans un cercle familial choisi, souffrances intérieures exacerbées, corps négligé, mais cerveau en ébullition - manquent de pitié pour elles-mêmes, meurent jeunes, en pleine lucidité, faisant face aux terreurs suprêmes.
Les soeurs Bronté, Jane Austen reconstruisent le réel par leur imaginaire. D'où la nécessité de leur solitude.  

Sur Jane Austen

Voici le jugement que porte sur Jane Austen, l'une de ses connaissances. C'est une amie d'une certaine Mrs Mitford qui connaissait Jane et ne l'appréciait pas.

Ensuite vient l'amie anonyme de Mrs Mitford qui lui rend visite et selon qui "elle  (Jane) s'est pétrifiée dans le bonheur du  célibat pour devenir le plus bel exemple de raideur perpendiculaire, méticuleuse et taciturne qui ait jamais existé; jusqu'à ce que "Orgueil et préjugés" ait montré quel diamant précieux était caché dans ce fourreau inflexible, on ne la remarquait pas plus en société qu'on ne remarque un tisonnier ou un pare-feu... Il en va tout autrement maintenant, poursuit la bonne dame, c'est toujours un tisonnier, mais un tisonnier dont a peur... Un bel esprit, un dessinateur de caractères qui ne parle pas est bien terrifiant en vérité!"

 Olga Tokarczuk


L'écrivaine polonaise, prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk, dans son livre Sur les ossements des morts prête les pensées suivantes à la narratrive, Janina, personnage principal de son roman qui a pour voisine une femme écrivain :

Si je la connaissais moins bien, j'aurais peut-être lu ses livres. Mais puisque je la connais, j'ai trop peur de cette lecture. Peur de m'y reconnaître, présentée d'une façon que je ne pourrais certainement pas comprendre. Ou d'y retrouver mes endroits préférés qui, pour elle, n'ont pas du tout la même signification que pour moi. D'une certaine façon, les gens comme elle, ceux qui manient la plume, j'entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n''être qu'un oeil qui ne cesse d'observer, transformant en phrases tout ce qu'il voit; tant et si bien qu'un écrivain dépouille la réalité de ce qu'elle contient de plus important : l'indicible.

Et puis il y a cette affirmation de Marguerite Duras : 




 Tout le monde sait écrire à condition de savoir aller jusqu’au plus profond de notre puits noir. »

samedi 31 mars 2018

Andrzej Stasiuk : Pourquoi je suis devenu écrivain


 Dans Pourquoi je suis devenu écrivain, paru en 1998, l’écrivain polonais Andrzej Stasiuk, raconte les souvenirs des années 1970 et 1980 dans son pays sous le régime communiste. C'est le premier volet d’un récit autobiographique dont le second porte le titre de Un vague sentiment de perte. 
C’est sur la suggestion de Sibylline et pour participer à l'écrivain du mois de Lecture et écriture  (ici) et dans le cadre du mois sur la Littérature de l’Europe de l’Est,  que je l'ai lu.

J’ai eu beaucoup de mal à entrer dans ce livre. Cela tient au style déconcertant, petites phrases courtes, sèches, froides, sans aucun développement, aucune analyse des faits, encore moins des sentiments. Et parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne, comme si une phrase chassait l’autre, on est averti de ses goûts musicaux, c’est un amoureux du rock,  point à la ligne, sans plus d’explication, on passe à autre chose !

Bon ! J’ai commencé par m’ennuyer ferme d’autant plus que ces jeunes gens ( c’est à dire Stasiuk et ses amis car il refuse de dire « je » et emploie le « nous » ) s’ennuient eux-mêmes, désœuvrés, sans but, refusant la contrainte et l’autorité :

« Nous passions notre temps à glander, à faire des allers-retours entre les deux places de la Vieille-Ville. »

A mes yeux, rien ne se passe, rien d’intéressant n’arrive. A part des cuites mémorables, des bagarres, des moments de travail qui alternent avec des moments de pénurie que l’amitié et la solidarité aident à faire passer. Il décrit d’ailleurs ses amis et en dresse des portraits  pittoresques. Ils sont tous aussi fous que lui !

Pourtant, je continue ma lecture car ce style m’interpelle et finit par m’intéresser; je me demande ce qu'il me rappelle. Je penche pour certains écrivains américains quand Stasiuk répond lui-même à ma question en me disant que s’il a « pompé » sur quelqu’un c’est plutôt sur Céline.
Mais à force « d’oublier » d’aller à l’école, « d’oublier » d’aller travailler, il va lui arriver de gros problèmes car « oublier » de rentrer de permission quand on est dans l’armée, cela s’appelle déserter !  Voilà donc notre futur écrivain en prison et pas n’importe laquelle, une prison militaire dont l’organisation est calquée sur un camp de concentration. Et quand il parle du régime carcéral militaire et des gradés, c’est bien l'ironie et la hargne céliniennes que l’on retrouve :

«  Et me voilà de nouveau devant des pantins qui s’agitaient comme dans un cirque (..) Garde-à-vous ! A terre ! Rampez ! Debout ! Exécution ! … Bref la vieille rengaine, car, dans ce domaine, il est quasi impossible d’être inventif. J’ai réussi tant bien que mal à rejoindre le reste des condamnés, regroupés dans une immense salle pleine à craquer. Puis, de but en blanc, j’ai demandé à quoi on jouait. »

 A ce stade du récit, je commence à être de plus en plus sensible à l’humour noir qui se dégage des ces pages, à la violence de cette société privée de liberté - n'oublions pas que nous sommes dans la Pologne communiste  -. Je comprends que le seul moyen de résister, c’est la passivité, c’est le refus de coopérer, de rentrer dans les rangs.
Mais ce qui me frappe le plus, c’est l’utilisation de la  litote que Stasiuk porte au niveau de l’art !  De même que Voltaire  désigne la prison comme  des « appartements d’une extrême fraîcheur », Stasiuk quand il est jeté au cachot pour rébellion écrit  :
« Ma cellule était très chic. Je pouvais faire un pas dans le sens de la longueur, et un demi-pas dans le sens de la largeur. Dans un coin il y avait des toilettes. Et un châlit, bien sûr. En planches. Pour la nuit j’avais une couverture.
Heureusement, je n’avais pas de corvée à faire. Je restais donc assis. Ou bien debout. Je faisais quelques pas sur place. Je m’allongeais. Trois fois par jour j’avais droit à une gamelle. Des cailloux et des vers. »

C’est là que les petites phrases sèches, réduites, prennent du poids, et parce qu’elles paraissent anodines, elles soulignent la dureté de l’incarcération et la déshumanisation. En fait, plus il subit de violence, plus son style devient minimaliste : « après un petit passage à tabac » !

La seconde partie du roman correspond à la libération de Stasiuk. Nous sommes en 1980, le premier syndicat libre Solidarnosc a vu le jour. L’écrivain entre dans la clandestinité et il travaille de temps en temps mais toujours en dilettante;  il va pourtant peu à peu se mettre à écrire des livres, à la demande de son ami qui organise la résistance, pour témoigner de la prison, écrits qui ne seront pas publiés.
Sa vie est toujours aussi bohème, il refuse toujours autant les contraintes, il est toujours aussi épris de liberté, aussi fou comme lorsqu’il grimpe sur la flèche d’une grue pour y accrocher un drapeau et l’humour noir est toujours présent. Il parle de ses lectures, des écrivains qu’il aime ou non; Genêt le déçoit, il adore Beckett.  Ce qui me m’étonne le plus dans cette partie, ce sont les réflexions du narrateur sur  la société polonaise libérée du communisme. Le livre est publié en effet en 1998 et reflète son désenchantement :

« Aujourd’hui, nous avons enfin la liberté, mais les gens sont asservis comme jamais auparavant. Dans le passé alors que nous étions totalement privés de liberté, chacun faisait ce que bon lui semblait. En tout cas les personnes de mon entourage « .

Cela peut paraître un paradoxe mais c’est ce que ressent l’écrivain. Oui, l’on sent la nostalgie d’une époque révolue « Quelle merveille ces années 1980 ! » par contraste avec une société devenue conformiste, où la pression sociale est très forte, ou chacun doit entrer dans le rang, tant au point de vue du travail, que des exigences vestimentaires, de ce que l’on attend de l’individu. Le temps aussi a changé, il est pressé, alors que jadis il se fragmentait et s’étirait lentement.

Finalement et même si la lecture n’a pas été aisée, je suis heureuse d’être allée jusqu’au bout de ce livre et d’en avoir compris l’intérêt. Ce qu’il faut bien en avoir en tête en le commençant c’est qu’il ne sera pas conforme à ce que l’on attend habituellement d’une autobiographie ou d’un récit de souvenirs. L’auteur lui même nous en avertit :

« J’ai vécu une histoire d’amour. Du sérieux. Je ne vais pas en parler ici, ceci n’est pas un journal intime mais une chronique d’un certain état d’esprit ».


 L’écrivain, poète et journaliste polonais Andrzej Stasiuk est né en 1960 à Varsovie. En 1992, ses débuts littéraires sont très remarqués. Bientôt, il fuit la célébrité et la capitale pour s’établir dans un petit village aux confins du sud-est de la Pologne. Considéré comme le chef de file de la littérature polonaise contemporaine, il collabore à diverses revues littéraires et culturelles. Outre des recueils de poésie et quelques pièces de théâtre – dont une seule a été traduite en français (Les barbares sont arrivés, Éditions théâtrales avec France Culture, 2008), il est l’auteur d’une quinzaine de livres dont quatorze sont traduits en français et en d’autres langues. L’œuvre de Stasiuk a souvent été récompensée, notamment en Pologne mais aussi en Allemagne. En France, la tonalité inimitable de sa prose ainsi que son amour profond pour l’arrière-cour de l’Europe a suscité beaucoup d’enthousiasme.