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jeudi 9 novembre 2023

Kimi Cunningham Grant : Les rancoeurs de la terre

 

 

Les rancoeurs de la terre de Kimi Cunnigham Grant est un roman de la rentrée littéraire 2023 qui n’aura pas fait de bruit mais qui,  pourtant, ne manque pas d’intérêt.

Le récit qui se déroule en Pennsylvanie présente une intrigue policière dans laquelle Red, le shérif de Fallen Mountains, qui va bientôt partir à la retraite, est chargé d’élucider le mystère de la disparition de Transom Shultz, revenu au pays après des années d’absence, personnage ayant laissé le souvenir d’un passé sulfureux.

Or Red, le sait bien - son père lui a assez souvent répété cette citation de Faulkner -  : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé. ». Et l’enquête qu’il va mener, effectivement, ramène à la surface tous les secrets, les blessures, les rancoeurs, enfouis dans la mémoire de certains des habitants de cette petite ville. Red, lui-même n’a-t-il pas, lui aussi, une erreur à se reprocher ? Un poids qui pèse sur sa conscience ?

On s’en doute cette disparition est inquiétante et bien vite l’on va découvrir que Transom qui est le fils d’un riche entrepreneur, tout puissant dans la région, ne compte pas que des amis parmi les anciens de son collège. La belle et orgueilleuse Laney,  ex-petite amie ne lui pardonne pas sa défection et il y a entre lui et Possum, un garçon ainsi surnommé car son physique le fait ressembler à opossum, une haine qui cache un terrible secret. Et que dire de Chase, l’ami d’enfance, le presque frère, qui à la mort de son grand-père Jack est obligé de lui vendre ses terres ? Sinon que Transom le trahit et brise leur amitié en cédant la proprieté à une compagnie pétrolière qui saccage les arbres que Chase aime tant, cette nature qu'il admire, cette terre dont il vit mal mais qui donne un sens à sa vie !

« Ce que Transom ne semblait pas vouloir comprendre en revanche, c’est que ça n’était pas aussi simple. La question n’était pas seulement financière; l’enjeu n’était pas de simplifier la tâche. Il y avait une forme de fierté à cultiver la terre, à la connaître et à veiller sur elle… Et Transom venait d’en priver Chase. Il ne pourrait jamais la retrouver. »

Le roman au-delà de l’intrigue policière peint la vie d’une petite ville ou tout le monde se  connaît, un microcosme où bouillonne tout une vie sous-jacente faite de rumeurs, de non-dits, de ressentiments, une ville où la vie professionnelle de chacun dépend d’un seul homme qui détient le pouvoir financier et peut exercer des pressions sociales liberticides. L’écrivaine introduit un thème écologique en peignant la nature sacrifiée aux exploitations d’énergie fossile et à l’argent. L’analyse psychologique des personnages est fouillée, sensible, et nous permet de nous intéresser à des personnages qui ont une force et une profondeur.

De plus le roman a une certaine noirceur mais n’est pas sans espoir comme on peut le constater quand le shérif parvient à se libérer au cours d’une belle scène pleine d’émotion qui le confronte à Possum : "Dans les jours qui avaient suivi la disparition de Transom, il avait compris que son père avait raison. Le passé n’est jamais mort, il n’est jamais le passé. On n’était pas non plus obligé, néanmoins, de se laisser posséder par lui. De se définir à travers lui. »

Un bon roman, donc, agréable à lire.


jeudi 2 novembre 2023

Maggie O'Farrell : Le portrait de mariage

 

Dans Le portrait de mariage, Maggie O’Farell nous transporte dans la Renaissance Italienne, dans les années 1550  et 1560, à Florence sous le règnes de Cosme II, grand Duc de Toscane et de son épouse Éléonore de Tolède puis à Ferrare dans le château des ducs d'Este.

Le hasard de mes lectures a fait que Le Portrait de mariage semble faire suite à Perspectives dans lequel Laurent Binet  présentait Maria de Médicis, la fille aînée de ces souverains toscans, fiancée à Alfonso II d’Este, duc de Ferrare. Mais cette dernière meurt à l’âge de dix-sept ans avant le mariage. Maggie O’Farrel raconte, elle, l’histoire de sa soeur Lucrèce contrainte d’épouser le duc à l’âge de treize ans à la place de Marie et de quitter sa famille à 15 ans pour un exil douloureux à Ferrare où elle mourra un an après…

 

Marie de Médicis Bronzino


On sait peu de choses sur Lucrèce de Médicis et sa courte existence aussi l’écrivaine a dû faire largement appel à son imagination. Et il y des passages réussis, en particulier, la description de l’enfance de la fillette et de ses frères et soeurs dans « la pouponnière » du  Palais Médicis, neuf enfants dont l’aînée est Maria, entourés des nourrices, des serviteurs et des précepteurs qui se succèdent pour enseigner le grec et le latin, la musique ou la danse et pour les garçons les arts martiaux. Une enfance cloîtrée ! Les filles ne peuvent pas se mélanger au peuple et ne sortent pas du palais. C'est du haut des remparts d’où elles aperçoivent le David de Michel Ange, qu’elles observent la place de la Seigneurie, les va-et vient de la foule, les fêtes somptueuses, les pallios, organisées par son père… Lucrèce n’en sortira que pour son mariage à l’église de Santa Maria Novella. La ménagerie de son père installée dans le palais (dont l’odeur incommode tant Eleonore que la cour finira par déménager au Palazzo Pitti) donne lieu à une belle scène. Lucrèze y découvre la tigresse arrivée au palais en 1552 et un lien se crée entre la fillette et le fauve, peut-être suggère l’auteure, en raison de leur appartenance à la même espèce, celle des solitaires, peut-être en raison aussi de leur destin semblable, privation de liberté et impossibilité du choix. 

« Ses mouvements étaient aussi fluides que du miel tombant d’une cuillère. Elle sortit  de l’ombre de sa cage  comme si la jungle tout entière était son royaume, faisant rouler sous ses pattes la terre de Florence qui composait ce sol crasseux. (…) Cette bête frémissait, crépitait, bouillonnait, habitée par un feu, étonnante avec sa gueule à la symétrie parfaite. Lucrèce n’avait jamais rien vu d’aussi beau de toute sa vie. La flamboyance de ce dos et de ces flancs, ce bas-ventre clair. Les marques sur son pelage, remarqua-t-elle, n’étaient pas des rayures, non, le mot était trop faible. Elles étaient une dentelle noire et virtuose, une parure, un camouflage, elles la définissaient, la sauvaient. (…)
Lucrèce ressentait la tristesse, la solitude qui se dégageaient de la bête, son traumatisme d’avoir été arrachée de son environnement.»

 

Lucrèce de Médicis, duchesse de Ferrare



 Bien sûr, ce qui intéresse Maggie O’Farell à travers la vie de ce personnage, c’est le thème féministe. La jeune fille n’a jamais le choix ni de vivre librement, ni de choisir son époux, ni de penser, de donner son avis, de décider de quoi que ce soit. Elle passe de la tutelle de ses parents à celle de son époux et est considérée surtout et seulement comme une reproductrice. Or, comme elle ne parvient pas à être enceinte (et pour cause le duc Alfonso, stérile, se mariera trois fois sans avoir d’héritier), elle devient gênante. Mais est-elle morte assassinée par son mari comme les rumeurs l’ont laissé entendre ou des suites d’une maladie ? Les Historiens d’aujourd’hui penchent plutôt, d’après les symptômes, pour un décès lié à la tuberculose. L’écrivaine a le choix et reprend la thèse de l’assassinat qui est bien, d’ailleurs, dans les moeurs du temps puisque la soeur de Lucrèce, Isabella de Médicis, a été tuée, étouffée dans son lit par son mari Paolo d’Orsini aidé de François, son frère, devenu le grand-duc de Florence après la mort de Cosme II. Et le frère de Lucrèce, Pierre, s’est débarrassé de son épouse de la même manière sans être autrement inquiété !

Isabella de Médicis


Ce que je n’ai pas apprécié, par contre, c’est la fin extravagante, invraisemblable, imaginée par Maggie 0’ Farrell dans le dénouement qui m’a paru un peu fleur bleue, ni les libertés qu’elle a prises avec l’Histoire quand celle-ci est avérée comme par exemple de changer les noms de soeurs du Duc de Ferrare ou de  rendre Lucrèce témoin d’un évènement qui n’aura lieu qu’après la mort de la jeune femme. Dans un roman historique, on peut remplir les cases manquantes par l’imagination mais ne pas jouer avec les faits certains même si c’est pour des raisons dramatiques.

Comme on peut s’en rendre compte à la lecture de l’extrait ci-dessus la langue est riche, évocatrice, le style très travaillé, ciselé mais presque trop, entravant parfois le récit, les pensées de la jeune femme imaginées si minutieusement par l’auteur prenant forcément le dessus sur l’intrigue et les faits historiques. On a parfois l’impression de faire du surplace ! Une certaine lassitude naît par moments de toutes ces longueurs surtout dans les passages qui se déroulent à Ferrare. Le livre est donc intéressant et présente des qualités mais il n’a pas totalement emporté mon adhésion.

 

René de France


 J'ai découvert un personnage secondaire du roman qui est aussi très intéressant : C’est Renée de France, fille du roi français Louis XII, épouse du Duc de Ferrare Hercule II d’Este, père du duc Alfonso II. Protestante, elle accueille à la cour de Ferrare de nombreux réformés dont Calvin sous un nom d'emprunt et ne renonce jamais à sa confession. Elle s'attire les foudres du pape et part en France dans son comté de Montargis.


Alfonso II duc de Ferrare

D’autre part, il est question dans le roman de Maggie O'Farell du portrait de mariage de Lucrèce commandé par le duc Alfonso au peintre Bastiniano,  portrait qui renvoie au poème de Robert Browning My last Duchess (1842) dans lequel le poète imagine le duc de Ferrare montrant le tableau de Lucrèce qu'il a assassinée, oeuvre d'un peintre fictif Pandolf, à l'émissaire qu'il reçoit pour conclure son second mariage. 

Là, peinte au mur, c'est ma dernière duchesse,

 
Ne la croirait-on pas vivante ? Cette œuvre 


est une merveille, savez-vous ? 

Les mains de Frère Pandolf 


se sont affairées une journée entière, et la voici, en pied. 


Vous plairait-il de vous asseoir et de la contempler ?

 
J'ai dit « Frère Pandolf » à dessein, car, voyez-vous, 

aucun étranger n'a jamais lu ce visage ici peint comme vous le faites, 


la profondeur, la passion, la détermination de son regard, 


sans se tourner vers moi (car personne d'autre ne tire le rideau, 


comme je viens de le faire pour vous)...

Voir  l'avis d'Eimelle Ici 

dimanche 22 octobre 2023

Antoine Laurain : Les caprices de l'astre

 

La vie de Guillaume Le Gentil de la Galaisière, astronome français du XVII siècle, membre de l’académie royale des Sciences, a fait l’objet de maintes biographies, lui-même ayant écrit le récit de son expédition intitulé : Voyage dans les mers de l’Inde fait par ordre du roi à l’occasion du passage de Vénus sur le disque du soleil le 6 juin 1761 et le 3 du même mois 1769. En liant, à travers les siècles, ce personnage historique, extraordinaire par la malchance qui s’attache à lui, à Xavier Lemercier, agent immobilier à Paris au XXI siècle, personnage fictionnel, Antoine Laurain  anime dans Les caprices d’un astre deux récits parallèles, qui se répondent et s’interpellent, pleins d’originalité, de fantaisie,  d’invention, et, ce qui ne gâche rien, très bien documenté historiquement !


Guillaume Le Gentil de la Galaisière


Xavier Lemercier vit en en 2012 à Paris. Il découvre un fabuleux télescope dans un appartement qu’il vient de vendre et qui a appartenu, il l’apprendra plus tard, à Guillaume Le Gentil de la Galaisière. C’est un bonheur pour Xavier de découvrir les astres avec son fils Olivier dont il n’a la garde qu’un week end sur deux et de rétablir avec celui-ci des relations momentanément compromises par son divorce.  C’est l’occasion aussi, par-delà les toits de Paris et ses terrasses, d’observer ses voisins… ou plutôt sa voisine !  Mais attention ! Pas d’équivoque, de voyeurisme, de sous-entendus troubles ou inquiétants ! Non, le récit est sur un mode comédie,  surprise, belle rencontre. L’occasion aussi de  découvrir  le zèbre qui vit dans l’appartement de la jeune femme ( mais d’ailleurs, y vit-il? ) ! Un zèbre ? Oui, un zèbre! Que dire plus ? Si vous ne comprenez pas, il vous faudra  lire le livre d’Antoine Laurain ! C'est bien pour cela que j'écris ce billet !

Pendant que Xavier et son fils font connaissance d’Alice et de sa fille Esther sur la planète Terre, Paris,  Guillaume part de Lorient en 1760 sur un vaisseau à cinquante canons nommé le Berryer pour atteindre Pondichéry en 1761 afin d’observer au télescope le transit de Vénus. On appelle ainsi le passage de la planète entre le soleil et la terre, phénomène céleste rare, qui dure de trois à six heures, et a lieu à huit ans d’intervalles pour ne réapparaître ensuite que 105 ou 117 ans après !  Donc, si vous ratez le premier passage vous aurez quelque chance de vous rattraper huit ans après mais ensuite vos possibilités de l’observer seront très sérieusement réduites !

Le transit de Vénus : la petite bille noire qui passe devant le soleil de 6 juin 2012


C’est ce qui arrive à notre savant ! Quand il atteint Pondichéry,  une guerre qui éclate entre l’Angleterre et la France l’empêche d’accoster et d’observer le passage de l’astre qui lui permettrait de calculer la distance réelle et non supposée entre la terre et le soleil. Persévérant, voire têtu, il  décide alors de ne pas rentrer en France et s’installe à Madagascar pour être plus facilement en Inde pour le passage de la capricieuse planète, huit ans après, en 1769. Et là, que se passe-t-il ? Devinez ! Ce n’est pas pour rien que sa malchance en a fait un personnage célèbre ! Et je ne vous dis rien de son apocalyptique retour en France après son double échec, onze ans après son départ ! Incroyable !  Les aventures et mésaventures de l’astronome constituent un récit alerte, varié et d’un grand intérêt.

Maintenant, on  peut se demander si Xavier, son double du XXI siècle, aura plus de chance. Plus de chance avec son astre personnel, Alice ?  Plus de chance avec l’astre qui donne son titre au roman, Vénus ? Car il faut savoir que le transit de planète a eu lieu le 8 Juin 2004 et huit ans après le 6 juin 2012. Or, nous sommes, dans le temps du roman, en 2012 !  Xavier parviendra-il à observer le transit de Vénus avec son télescope donnant une revanche à Guillaume ?  Suspense ! Sachant aussi que, s’il échoue, le prochain passage n’aura lieu qu’en 2117 ou 2125.

mercredi 18 octobre 2023

David Grann : Les naufragés du Wager


 

En 1739, la Grande-Bretagne et l’Espagne se lancent dans une guerre maritime pour étendre leur Empire respectif et s’approprier les richesses des colonies. C’est ainsi que la Grande Bretagne arme cinq navires confiés au commodore George Anson chargé de doubler le cap Horn en direction des Philippines afin de détruire des navires ennemis, d’affaiblir les possessions espagnoles de l’Amérique du Sud et de s’emparer des richesses d’un galion que l’Espagne envoie deux fois par an du Mexique en Asie. Le Wager est un de ces cinq navires et l’on peut dire que, dès le début, le voyage s’annonce mal puisque l’escouade  prend la mer en 1740 avec des mois de retard rendant impossible le passage du cap Horn avant les grandes tempêtes d’hiver.

Pour écrire ce récit non-fictionnel Les Naufragés du Wager David Grann s’appuie sur les nombreuses archives qui ont documenté ce voyage tragique, journaux de bord des commandants, de leurs seconds mais aussi des membres de l’équipage, témoignages, correspondances, articles parus dans les gazettes de l’époque, compte rendu du procès qui eut lieu à l’issue de la mission, sans compter tous les ouvrages qui ont tenté de comprendre ce qui s’était passé et d’en donner une explication. Mais, conclut l'auteur,  il faut bien avouer que devant tous ces points de vue divergents, la vérité est bien impossible à établir.

 "Aussi, nous avertit-il, au lieu de lisser les dissonances ou d'obscurcir davantage les éléments de preuve, j'ai voulu présenter tous les aspects de cette affaire, en vous laissant le soin de rendre le verdict ultime : le jugement de l'histoire."

Ce travail se présente donc comme une enquête judiciaire qui cherche à éclairer les faits sans influencer notre jugement, un sérieux et impartial travail d'historien. 

John Byron, le grand-père du poète George Byron


 Mais c’est aussi un récit d’aventures car la réalité, parfois, dépasse  la fiction et l’on finit par penser que Robinson Crusoé avait bien de la chance d’être exilé en solitaire sur une île hospitalière, de même que les mutins du  Bounty sur une terre paradisiaque.

David Grann nous présente d’abord les membres de l’expédition, du moins ceux qui ont tenu un rôle important : le Commodore George Anson, le capitaine du Wager, David Cheap, l’enseigne John Byron (l’ancêtre du poète) et ses pairs Henry Cozens et Isaac Morris, le lieutenant Hamilton ainsi que certains hommes de l’équipage qui eurent une influence décisive sur les cours des évènements comme le canonnier John Bulkeley, le charpentier Cumming et bien d’autres. Ils nous apparaissent, dotés d’un passé, d’une famille, d’une personnalité avec leurs qualités et leurs faiblesses, leurs rêves et leurs ambitions. David Grann leur redonne vie tout en respectant scrupuleusement ce que l’on sait des personnages. Certains, les nobles, assez riches pour se faire portraiturer, ont aussi un visage.
Comme des héros de romans, l’écrivain les lance à travers l’Atlantique, livrant bataille, tout canons dehors, décimés par le choléra et le scorbut, bravant les vagues gigantesques du Cap Horn, description que le talent de David Grann rend terrifiante, faisant naufrage sur une île de la Patagonie désormais appelée l’île du Wager. Cette terre désolée, battue par les vagues, toujours recouvertes de sombres nuages, de neige, de gel, sans aucune ressource alimentaire à part quelques rares coquillages est bien ce que l’on peut appeler un enfer sur la terre. Les marins souffrent de faim, de froid, de maladie d’une manière qui semble être au-delà de tout endurance humaine.  Ils survivent grâce à quelques vivres retirées de l’épave mais les relations humaines se dégradent, la solidarité ne fait pas long feu, l’obéissance au capitaine non plus, mutinerie, vols, actes de violence, meurtre, cannibalisme… 

Le capitaine David Cheap
 

Finalement, avec le bois récupéré du Wager, les survivants vont construire des embarcations et s’enfuir,  le groupe des mutins en abandonnant le capitaine et ses alliés qui partiront de leur côté.  Lorsqu’ils reviendront en Angleterre les mutins et le capitaine David Cheap auront à répondre de leurs actes devant un tribunal. Aucun n’est irréprochable ! 


Famille de Kawesquars, les nomades de la Mer,


Un essai passionnant, donc, comme un roman d’aventures mais qui est aussi une réflexion sur la civilisation. Comme dans Sa Majesté des Mouches, l’ouvrage de William Golding, l’on voit qu’elle n’est qu’un vernis qui s’effrite face à l’adversité. L'homme cesse d'obéir aux lois morales de son pays quand il n'y est pas obligé s'il est réduit à la famine et au désespoir. Et l’on se dit que c’est une leçon d’humilité pour l'être humain ! Une leçon pour tous les pays colonialistes aussi, si pénétrés de la supériorité de leur civilisation ! 
Une leçon pour la Grande-Bretagne -car c'est elle qui est visée ici-  et sa prétention à la supériorité sur les autres peuples !  Les marins anglais sont secourus pas un peuple amical et altruiste, les Kawesquars appelés les nomades de la Mer.
 
 ...trois canoës avaient surgi du brouillard... Il y avait à bord plusieurs hommes à la poitrine nue et aux longs cheveux noirs, armés de lances et de frondes. Il pleuvait, un vent du Nord soufflait avec force et Byron, frigorifié, fut frappé par le spectacle de leur nudité. "Leur tenue n'était faite que de quelques morceaux de peaux de bête autour de la taille et d'un vêtement tissé de plumes sur les épaules", rapporta-t-il.
Le feu était allumé dans chaque canoë et les rameurs semblaient indifférents au froid lorsqu'ils manoeuvraient avec adresse au milieu des vagues. Ils étaient accompagnés de plusieurs chiens, "des animaux qui avaient l'air de corneaux", note Byron, qui surveillaient la mer comme des vigies à l'air farouche."
C'était un groupe de Kawesquars signifiant "peuple qui se vêt de peaux". Avec d'autres groupes  indigènes les kawesquars s'étaient installés en Patagonie, en Terre de Feu des milliers d'années plus tôt.
 
Navigateur chevronné, ce peuple, exceptionnellement adapté à ce climat extrême, connaissait les moindres recoins de la côte, les courants, les cheneaux, les récifs, les abris protégés. Ce sont les femmes qui pilotaient et qui plongeaient vers le fond, dans les eaux glaciales, pour pêcher des oursins. Les hommes chassaient le phoque, l'otarie, le lion de mer. Les Kawesquars ne restaient jamais longtemps sur la même place pour éviter d'épuiser les ressources. Leurs chiens leur servent de veilleurs de nuit, de compagnons de chasse, d'animaux domestiques. Les autotchtones apportent de la nourriture aux anglais, leur offrent des moules d'une taille inusitée et, conscients de la situation désespéré des naufragés, reviennent plusieurs fois pour les aider, apportant chaleur humaine et empathie. Loin d'en être reconnaissant, le groupe des mutins les considère comme des inférieurs et devient menaçant envers eux, cherchant à séduire les femmes et à voler les canoës.
 
Les autres naufragés, Byron et ses fidèles, sauvés par des guides incontestablement supérieurs à eux sur le plan de la navigation et de la connaissance de la nature trahissent "leur racisme viscéral". Byron  appelait les  Patagoniens "des  sauvages". Campbell écrivait : "Nous n'osions déplorer aucun manquement dans leur conduite, alors qu'ils se considéraient comme nos maîtres, et que nous étions obligés de nous soumettre à eux en toutes choses. "  
"En effet, le sentiment de supériorité des naufragés étaient chaque jour battu en brèche."
 
Et à cet égard, la séance du procès est un chef d'oeuvre d'hypocrisie que David Grann dénonce avec ironie et délectation. Mais je ne vous en dis pas plus.  Lisez plutôt le livre, il est passionnant !


***


 Participation au challenge des minorités ethniques initié par Ingammic





lundi 16 octobre 2023

Emile Zola : La joie de vivre

N’ayant pas pu écrire depuis un certain temps je suis en retard sur toutes mes lectures et je ne sais dans quel ordre les prendre! Mais, je me décide et je commence par La joie de vivre que je devais faire en LC avec Miriam puisqu’il y a au moins trois semaines que j’aurais dû rédiger ce billet. 

 La joie de vivre est le douzième volume de la série Les Rougon Macquart d’Emile Zola. 

 
 La joie de vivre: une jeune fille douée pour le bonheur
 
 
La joie de vivre : Film de JP Améris
 

La joie de vivre, c’est évidemment la jolie et gentille Pauline, fille de Lisa Macquart et de Quenu, florissants charcutiers dans Le Ventre de Paris. Orpheline à dix ans, elle entre dans la famille des cousins de son père, les Chanteau, et semble apporter le bonheur avec elle. Toujours gaie, heureuse de vivre, elle seule sait s’occuper avec douceur et délicatesse de monsieur Chanteau qui souffre de la goutte. Elle devient la compagne aimante et admirative de son grand cousin Lazare et madame Chanteau ne tarit pas d’éloges sur elle. Seule, la bonne, Adèle,  ne l’apprécie pas. Peut-être a-t-elle deviné le défaut de la cuirasse de la fillette, une féroce jalousie, qui la pousse à la méchanceté dès qu’elle se sent moins aimée…  Jeune fille, Pauline conserve son affection pour son cousin et tombe amoureuse de lui. La mère leur promet de les marier. 

Pourtant, la jalousie de Pauline est vite rallumée par l'arrivée d'une amie de la famille, Louise,  qui devient sa rivale. Si Louise est la jeune fille "comme il faut", pur produit de cette société bourgeoise du XIX siècle, ignorante, rougissante, coquette et maniérée, Pauline est positive, sportive, forte, intelligente, et cherche à s’instruire. Elle lit les manuels de médecine de son cousin qui lui révèlent les « secrets » du corps humain, du moins ce qui devait rester secret pour une jeune fille de bonne famille. Zola prend résolument position ici dans l’éducation des jeunes filles qui, pense-t-il, ont droit à l’instruction, et doivent accéder à l’étude des sciences. 

De plus, Pauline est riche et la fortune qu’elle a reçue en héritage va peu à peu être dilapidée par sa mère adoptive pour servir les ambitions de Lazare dont les projets fantasques et dispendieux tournent toujours à l’échec, ce qui le plonge dans un abattement sans fin. Au fur et à mesure que la fortune de la jeune fille diminue, son crédit auprès de madame Chanteau fait de même. Et l’on sent bien qu’elle n’est plus un parti intéressant aux yeux de cette femme qui avait pourtant promis de respecter son héritage ! Là, à ce moment, la lecture est si prenante, le suspense instauré par Zola si fort que j’ai été prise d’angoisse et d’indignation ! Impossible de continuer à lire ! Je voyais déjà la jeune fille jetée à la rue comme une mendiante, par ceux-là même qui l’avaient ruinée, et Lazare marié à la belle Louise… Mais Zola est beaucoup plus subtil que moi ! (Forcément, c’est Zola !) Et j’ai eu tort de vouloir conclure le roman à sa place. Son récit montrera l'évolution du caractère et de la personnalité de Pauline, ses doutes, son abnégation.  J’ai donc repris ma lecture et c’est à vous de lire ce qui va se passer. 

 La joie de vivre : une antiphrase

 

Lazare et Louise suivis de Pauline film de JP Ameris

 Le titre  du roman est aussi évidemment à prendre comme une antiphrase :  Car la joie de vivre, c'est le moins que l'on puisse dire n’habite pas Lazare qui a une peur horrible, obsessionnelle, de la mort. En proie à des crises nerveuses, dépressif, il voit la mort partout, l'attendant dans l'ombre, le guettant la nuit. Il  alterne des périodes d’activité et d’enthousiasme, généralement suivies par le découragement et la passivité. 

Et que dire de la mer, omniprésente dans le roman, parfois positivement, encadrant les promenades des deux jeunes gens, donnant la joie à la jeune fille d’apprendre à nager mais la plupart du temps vue comme élément dangereux et puissant que rien ne peut arrêter ! Elle grignote peu à peu les rivages, fracasse les cabanes des pêcheurs, engloutit une part du village, apportant son lot de calamités. La description du peuple et des enfants qui viennent chercher de l’aide auprès de Pauline est accablante.  Emile Zola peint comment la misère, la faim, les logements sordides, le manque d'amour, l'absence d'instruction et l’ignorance  sont à l’origine de toutes sortes de maux, la maladie, l’alcoolisme, l’inhumanité,  l'immoralité, la violence et la cruauté. 

Mais le milieu bourgeois n'est pas meilleur ! La satire, à travers le personnage de madame Chanteau, en particulier, est virulente. Comme d’habitude, Zola décrit à travers elle l’importance accordé à l’argent, la malhonnêteté sous des dehors de charité chrétienne, le mariage conçu comme un marché, la réalité sordide sous l’apparence - même la bonne s’indigne et prend le parti de Pauline - . Monsieur Chanteau, lui, est un être veule, sous la coupe de sa femme, trop égoïste pour avoir une morale, trop préoccupé de lui-même et de sa maladie qu’il entretient par sa gourmandise pour aimer ou protéger autrui et le curé ne vaut guère mieux ! Seul, le médecin échappe à la critique. 

Voici donc un roman d’Emile Zola riche de nombreux thèmes, intéressants dans la psychologie des personnages et dans la peinture des milieux sociaux.


Voir Miriam

lundi 2 octobre 2023

Pekka Juntti : Chien sauvage



 

Dans Chien sauvage de l'écrivain finlandais Pekka Juntti, paru aux éditions Gallmeister, le personnage principal,  Samuel Somerniva -dit Samu- semble avoir un destin tout tracé, du moins aux yeux de son père. Son fils sera mineur : « C’est la place des hommes de notre famille, nous y appartenons ». Oui, mais Samu, avec la complicité silencieuse de sa mère, veut échapper à ce déterminisme. Il part dans le Nord, en Laponie, travailler chez Sanna et Matti dans un élevage de chiens de traîneaux. Le travail est rude, de longues journées sans repos, du matin jusqu’au soir. Il s’agit de nourrir les Huskys, de nettoyer les cages, de recevoir les groupes de touristes, de préparer les repas. Rien d’exaltant, mais avec la récompense, parfois, de courses de traîneau fabuleuses avec Matti pour apprendre le métier. Samu tient le coup car son rêve est de devenir musher, conducteur de traîneaux, parmi les plus grands, ceux qui accomplissent des exploits avec leur attelage sur des milliers de kilomètres.

 Mais de la réalité au rêve, il y a loin. Les chiens de traîneaux coûtent cher, certains valent même des fortunes. Aussi lorsque les deux chiens d’un célèbre musher disparaissent, Nanok et Inuk, Samu se lance à leur poursuite. Si Inuk est retrouvé facilement, Nanok, lui, a repris goût à la liberté et est redevenu sauvage. Cependant, le propriétaire du chien promet au jeune homme que Nanok sera à lui s’il parvient à le capturer. Samu va partir de plus en plus loin dans le Nord, parmi les populations minoritaires qui semblent oubliées de tous sauf quand il s’agit de détruire leurs réserves naturelles et d'exploiter leur bois! Si les Samis l’aident au début, ils vont bientôt devenir hostiles, surtout les éleveurs de rennes, car le chien fait des ravages dans leurs troupeaux. L’entêtement de Samuel à  chercher l’animal et à le protéger suscite la colère des éleveurs, son ignorance des coutumes de la population vont le mettre en danger.
 

Le roman est construit sur deux périodes : Il commence en 2008 et se déroule jusqu’en 2009 pour l’histoire de Samu et est daté de 1942  jusqu’en 1949 pour celle d’Aila et de sa famille qui vivent près de la rivière Tengelio. Les deux récits se rejoindront en 2009 quand Samu, arrivant dans la région tombe amoureux d’Avaa. Mais il y a encore une autre partie insérée entre ces deux périodes, sous la forme de pages numérotées indiquant le nombre de jours que Samuel passe dans une cabane, isolé, mourant de peur et de faim sans que le lecteur sache vraiment ce qu’il fait là !  J’avoue que cela m’a un peu déroutée au début avant de comprendre qu’il s’agissait d’un futur par rapport au présent de Samuel et, là aussi, les deux espaces temporels vont finir par coïncider. Une construction un peu complexe.


Paysage finlandais


Chien sauvage
est d’abord un hymne à la nature mais sans idéalisation. On peut facilement y mourir si l’on ne sait pas respecter sa puissance. Ne jamais se croire plus fort qu’elle ! Les paysages sont magnifiques mais les villages miséreux. Quand Samuel part vers le nord à la recherche de ses chiens, il parcourt d’abord des paysages de marais avec des pins rabougris, une forêt peu dense mais qui devient de plus en plus épaisse coupée çà et là de quelques villages.

J’avais l’impression de remonter dans le temps. C’étaient des villages oubliés. Il y avait de la pauvreté , mais aussi beaucoup de vie. (…) Ces villages me faisaient penser aux pins tordus de mont Ousnasvaaara sur lequel j’avais grimpé en route vers le nord. La vie y était fragile mais tenace. Le panneau indiquait Ylitornio.

 
Les Samis croient aux âmes des ancêtres incarnées dans les arbres. L’environnement, la forêt, les rivières et les lacs sont sacrés non seulement pour assurer leur subsistance mais aussi sur le plan spirituel. Aila fait des offrandes au sapin séculaire d’Arviitti qui les protège en retour. La famille a une ferme, cultive un champ, élève des vaches, vit aussi de la chasse et de la pêche.

Quand le père part à la guerre en 1942, il explique à sa fille : 

… il est toujours agréable de rendre visite au sapin d’Arviitti. On y est seul et en même temps bien entouré : quand on raconte ce que l’on a sur le coeur, tout le monde nous écoute. Il y a le vieux Arviitti et Eevertti, Vänni et Liisi  et tous les autres qui sont partis.
Quand tu rends visite à l’arbre observe la rivière. Si tu l’écoutes bien, tu entendras les rapides chanter le chant de la liberté, les pins bouger au vent sur la colline et les saumons faire claquer leurs queues grandes comme des pelles dans les frayères. Il y en a un près de la rive, dans le contre-courant d’un rocher, là où le lac commence. Ma chère Aila, tu as bien constaté que sur la berge de la rivière, le rosier sauvage est encore en fleur. Il ne nous arrivera rien.

 

Pekka Halonen : peintre finlandais

 

Après la guerre, le gouvernement pour reconstruire le pays et relancer l’économie, ouvre de grandes campagnes de coupes forestières qui détruisent la forêt et ravagent des régions entières. Des chantiers pour construire des barrages et des centrales hydrauliques sur la rivière Tengelio voient le jour. Mais ce serait fatal aux saumons qui seraient dans l’impossibilité de remonter le cours d’eau. La colère des hommes s’éveille.

Ils trouvent toujours une bonne raison pour venir ici et tout détruire. Bon Dieu, on a vécu dans le sang et dans la merde à cause de ce satané état finlandais et voilà la récompense !

 Des forestiers, des chefs de chantier, disparaissent mystérieusement. Nul ne peut les retrouver. On dit que la  forêt se venge, qu’elle les a emportés. Et que signifient ces trois roses que certains se voient offrir car les roses poussent aussi sur les bords glacés de la Tengeliö ?  

Chanson de la Tengeliö

Là où scintillent la Tingeliö, 

ses miroirs, ses courants,

Tu peux trouver le bonheur

si tu découvres la fleur.

Pourtant, les jeunes, comme Vaïnö, le frère d’Aila, sont attirés par la grande ville, Helsinki, par l’argent gagné rapidement en s’engageant dans les chantiers bien payés, par le confort d’une maison avec l’électricité. Les femmes lancent des pétitions pour que leurs enfants aillent à l’école.  

« D’après elle, puisque nos forêts et nos eaux leur plaisent tant, ils nous doivent bien ça en contrepartie. »

C’est le monde ancien et moderne qui s’affrontent. Finalement, Le président de la République Urho Kaleva Kekkonen préserve la région  en faisant un parc national d’étude de la nature.

Chien sauvage
n’est pas un de mes coups de coeur, je n'ai peut-être pas été assez accrochée par les personnages qui me semblent parfois froids et un peu démonstratifs. Certains thèmes qui m'intéressaient comme celui de la réalisation du rêve de devenir musher est abandonné. Peut-être que mon attente était trop à la Jack London ou à la Oliver Curwood quand j'ai choisi ce livre !  Mais il présente de belles descriptions de la nature, une connaissance de la vie sauvage et de la vie des peuples du nord.  Le propos écologique est intéressant. J'ai lu ce roman avec plaisir.




 



samedi 23 septembre 2023

Gaspard Koenig : Humus

 



Humus de Gaspard Koenig est un roman écologique où deux étudiants en agronomie prennent la mesure du défi qui les attend et du sort qui menace le genre humain face à l’appauvrissement des sols ruinés par les pesticides, dépourvus d'humus. C’est une évidence qui nous mène tout droit à la famine alimentaire et à la fin de l’humanité. Car, il faut savoir que Humus, en latin signifie Homme et que sans humus, la vie n’est plus possible ! Mais il semble qu’il y ait une solution, apprennent les deux amis, Kevin et Arthur, au cours d’une conférence sur les vers de terre, c’est le vermicompostage. Et oui, le lombric comme sauveur de l’humanité ! Il faut dire que ces adorables petites bêtes travaillent pour nous, aèrent la terre, transforment les déchets en matière organique et enrichissent nos sous-sols ! Au lieu de les empoisonner, il faut, au contraire, les protéger et et les réintroduire par inoculation dans les sols épuisés. Et voilà nos deux agronomes partis en croisade ! Les Rastignac du ver de terre !


Le lombric : 7000 espèces différentes


Les espaces infinis qui fascinent  les philosophes ne se trouvent pas au-dessus de nos têtes mais sous nos pieds. Les vers de terre transforment le sol en un dédale de chemins, de croisements, de puits, de cachettes. Chaque mètre carré dissimule  cinq mètres de galeries, un réseau encore plus dense que celui  des pyramides. Ce sont elles qui permettent de remonter depuis les entrailles de la Terre, les éléments nutritifs à la vie et, inversement, qui drainent l’eau de la pluie pour la garder en réserve. Sans cette architecture complexe, les sols se tassent, l’eau ruisselle en surface et les plantes restent affamées.


Ironie et dérision

 

C'est la faux qui doit travailler...

 

Arthur le bourgeois, fils d’avocat, choisit d’aller cultiver ( c’est logique ! Lui, ne sait pas ce que c’est !) la terre familiale « pesticidée », si j’ose dire, au dernier degré.
 Kevin, fils d’ouvriers agricoles, se gardent bien de suivre l’exemple de ses parents (pas bête ! Lui, sait  !)

« Malgré tout le prix qu'il accordait à leur amitié, Kevin ne s'imaginait pas un instant vivre en Basse-Normandie avec deux néo-ruraux émerveillés par les papillons. »

 
Il se lance dans la création d’une start-up de vermicompostage à grande échelle, qui, grâce aux lombrics de tout acabit et par un procédé naturel, sans engrais et sans pesticides, va fournir une terre noire, grasse et riche qui sera vendue partout dans le monde. Certes, il ne connaît rien à la gestion de l’entreprise et à la recherche des financements mais il est aidé par la cupide Philippine, qui incarne le capitalisme sans scrupules, dans toute son horreur et sa malhonnêteté.

Et bien, sachez-le, nos deux agronomes échoueront ! C’était couru d’avance mais il faut lire le roman pour  comprendre pourquoi et comment. Humus est une charge contre notre monde actuel qui ne sait pas s’arrêter dans cette course vers la mort et est déjà, comme le champ d’Arthur, à un point de non retour. Il est une critique du capitalisme qui n’hésite pas à vendre son âme (c’est ce que finit par faire Kevin) lorsqu’il s’agit d'argent.

Si c’est un constat assez amer, c’est avec ironie et dérision que Gaspard Koenig nous raconte cette histoire qui ne laisse pas cependant d’être angoissante. Il y a des moments d’humour que j’aime beaucoup quand Arthur, par exemple, défrichant son champ à la faux et refusant vertueusement l’utilisation du tracteur, est obligé - couvert de pansements -  de lire le mode d’emploi de cet outil qu’il est bien incapable de manier !

« C’est la faux qui doit travailler et non vous. » Il était bien d’accord.
Votre faux étant à plat sur le sol, posez un point de repère quelconque au point A au ras de la lame. Tout en maintenant la pointe du manche contre votre botte, saisissez la poignée du milieu et faites pivoter la faux au ras du sol jusqu’à ce que la pointe p vienne jusqu’au repère A. » etc…


ou quand désireux de se suicider, il calcule quel genre de mort aura le moins d’impact sur l’environnement!
Ce n’est pas pour rien que Arthur se trouve vers l’éco- terrorisme, lui aussi, voué à l’échec.

Une satire de certains milieux
 
Campus Agro Paris tech


Le roman est aussi une satire des milieux bourgeois comme des milieux financiers qui, lorsqu’ils apprennent que Kevin est issu d’un milieu modeste et fait ses études dans cette grande école d’agronomie, l’Agro Paris Tech, se réjouissent, confortés dans leur bonne conscience, que « l’ascenseur social » fonctionne en France (même si Kevin est le seul avoir atteint ce niveau !).

« Kevin resta muet. Il ne comprenait pas cette histoire d’ascenseur. Il avait plutôt l’impression de marcher d’une aventure à l’autre sans monter ni descendre. »

Ironie aussi envers le parisianisme de la directrice RSE  (de l’Oréal) qui rencontre Kevin :

« Madame RSE le regarda avec étonnement. Si l’idée qu’on puisse naître et grandir dans le Limousin était un
e vérité théorique incontestable, elle n’avait encore jamais rencontré de cas pratique. »

L’Agro Paris Tech, d’ailleurs, n’échappe pas à l’ironie de Koenig, cette grande école qui oeuvre pour booster le déploiement de la bioéconomie mais qui forment surtout des jeunes loups  soucieux de faire une carrière lucrative. L’hypocrisie consiste à la fin de l’année d’étude à laisser parler pendant quelques minutes « les bifurqueurs » «  pour dénoncer l’agribusiness et présenter leurs projets alternatifs en ferme autogérée ou à la Confédération paysanne, sous les applaudissements de leurs camarades qui, eux, auraient déjà signé leurs contrats chez Danone. »

Sous la forme d’un roman présentant des personnages que l’on suit avec plaisir, Gaspard Koenig dresse, avec un  humour grinçant, un constat pessimiste de l’état de la planète mais la fin présente pourtant une note d’espoir.


LC avec Keisha ICI  et Je lis je blogue ICI

jeudi 21 septembre 2023

Sorj Chalandon : L 'Enragé

 

Dans l’Enragé, Sorj Chalandon  raconte la mutinerie des enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-île sur Mer, Haute-Boulogne, en août 1934.
Il s’agissait d’un véritable bagne pour mineurs, petits délinquants rejetés par leur famille, ou tout simplement, orphelins abandonnés sur le seuil d’une église. Les conditions de vie, les sanctions disciplinaires y sont d’une dureté incroyable : violences physiques et morales, humiliations, privation de liberté et de nourriture. De plus, ils sont traités comme des esclaves et fournissent une main d’oeuvre bon marché aux habitants de l’île. Un jour, la brutalité gratuite d’un chef met le feu au poutres. Les détenus se révoltent, frappent, pillent, détruisent puis s’enfuient.

C’est à travers le regard d’un personnage fictif, Jules Bonneau, dit la Teigne, que Sorj Chalandon nous fait vivre ces ignominies. Ce surnom, Jules l’a gagné auprès de ses co-détenus et des surveillants de la colonie tant sa rage est grande contre ce système qui broie l’individu. Pour survivre, il faut savoir se faire respecter et ne jamais faire preuve de faiblesse. Ce n’est pas le cas de Camille Loiseau, un enfant de 13 ans, trop fragile pour se défendre et qui subit, de plus, les sévices sexuels des « caïds », ceux qui, parmi les plus âgés des détenus, ont perdu tout humanité. Car, bien sûr, loin d’être éducatif, cet univers carcéral pervertit les esprits, émousse les consciences et entretient la violence.

Dans la réalité tous les détenus ont été repris. Dans son roman, Sorj Chalandon imagine que Jules s’en sort grâce à l’aide de braves gens, Sophie, l’infirmière du bagne, Ronan, son mari, patron d’un bateau de pêche et son équipage. Ronan, le socialiste, Alain le communiste, Pantxo, le basque, anarchiste, qui ne sont peut-être pas toujours d’accord mais qui s’unissent tous contre la même injustice, celle que l’on inflige aux plus faibles.
Ce drame se déroule dans un contexte historique nocif, avec la montée de l’extrême-droite en France, (les Croix de Feu) comme en Allemagne, le renforcement des idées réactionnaires, contre l’émancipation des femmes, leur droit de vote, (avec une page terrible sur l’avortement), mais aussi l’antisémitisme de plus en plus virulent, tout ceci sur fond de guerre d’Espagne avec le carnage de Guernica !

Ce qui m’a intéressée, c’est que Sorj Chalandon ne tombe pas dans l’angélisme. Les enfants deviennent pour certains des bêtes sauvages et Jules, lui-même, qui a pourtant des éclairs de conscience et d’humanité, se rêve criminel avant de le devenir.

« J’allais te voler Ronan ! J’étais à deux doigts. (…)  Tu sais Ronan, je suis un bandit. C’est une canaille de Haute-Boulogne que tu as accueillie dans ta chaloupe et sous ton toit. Pas un orphelin pitoyable, qui sanglote avec un caïd entre les reins, mais une Teigne. Une vraie. Un chacal pelé, sans père ni mère, sans rien de ce qui fait votre humanité. »

« Tu espérais quoi, le communiste ? Que j’allais défiler avec toi contre la vie chère ? Je m’en fous de tes combats. Quand je lève le poing, c’est pour ma gueule. Et toi le basque, tu attendais quoi ? Que je te rende la chemise et le pantalon que tu m’avais prêtés pour enterrer la vieille ? Jamais, tu m’entends ! Il resteront au fond de mon sac. (…) C’est ça que vous voulez sauver ? Ce chien enragé? »

 L’écriture est belle, énergique, vent debout contre l’injustice et la barbarie. Je l’ai lu sans pouvoir m’arrêter tant j’ai épousé la révolte du jeune homme, tant j’ai vécu les dangers de l’évasion, les mutins n’ayant d’autres ressources que de se jeter à l’eau ou de braver la mer sur un esquif volé au péril de leur vie. Cette chasse à l’enfant comme l’a écrit Jacques Prévert alors présent sur l’île, jette les Bélillois à la poursuite des fugitifs, chaque capture apportant 20 francs au chasseur d’enfants.


Un roman passionnant et addictif.


 

mardi 19 septembre 2023

Emile Zola : Pot Bouille

 

Parmi les vingt ouvrages des Rougon Macquart, Pot Bouille (1882) est le dixième. Il est  situé entre Nana (1880) et Au bonheur des dames (1883) qui est la suite de Pot Bouille, roman décrivant la réussite d’Octave Mouret.  

Pot Bouille à l’époque de Zola, désigne péjorativement une cuisine de mauvaise qualité, dans l'acceptation que l’on donne de nos jours au mot tambouille. Et justement c’est cette cuisine-là, au sens figuré, que Zola va nous servir  dans ce livre. 

 


 Octave Mouret

Octave et Marie

Octave Mouret est un des personnages principaux de Pot Bouille. Il arrive à Paris, petit dom Juan de province, bien décidé comme le Rastignac de Balzac à faire fortune par les femmes ! C’est un beau garçon qui a jusqu’alors des conquêtes faciles à son tableau de chasse, grâce à son charme, à ses manières « presque distinguées » de commis de commerce et à sa galanterie envers les dames. Il use et abuse du succès de ses beaux yeux d’or veloutés. Homme à femmes, il professe pourtant, sous ses dehors policés, un mépris profond pour les femmes.

« Il ne savait laquelle choisir, il s’efforçait de garder sa voix tendre, ses gestes câlins. Et, brusquement, accablé, exaspéré, il céda à son fond de brutalité, au dédain féroce qu’il avait de la femme, sous son air d’adoration amoureuse. »

Oui, mais le voilà un peu ridicule dans ce roman, rebuté avec un certain mépris par Valérie, l’épouse de Théophile Vabre, fils cadet du propriétaire, ou repoussé paisiblement par Madame Hédouin, la patronne de Au Bonheur des dames chez qui il travaille.

Quant à ses conquêtes, c’est avec une certaine ironie que Zola malmène son personnage ! Certes, celui-ci arrive à ses fins, et vient à bout, sans gloire mais non sans brutalité, de la passivité et de la résignation de Marie Pichon, femme soumise et sans fortune, qu’il engrosse deux fois au grand dam de son mari, petit employé sans le sou, qui pratique l’abstinence  pour éviter d’avoir trop d'enfants ! Et que dire de la tragi-comédie de sa liaison avec Berthe Josserand, épouse d’Auguste Vabre, le fils aîné du propriétaire ? Adultère qui lui coûte cher, il faut faire des cadeaux à la dame, et qui aboutit à un scandale retentissant après maintes péripéties ridicules et cavalcades dénudées dans les escaliers, commentées par tous les habitants de la maison, bourgeois et domestiques compris, et même par tout le quartier ! Mais, on le verra à la fin du roman, la chance va tourner pour lui !

La maison comme personnage


Si Octave Mouret est l’un des personnages principaux de Pot Bouille, on peut dire qu’il passe presque au second plan derrière la maison bourgeoise dans laquelle il va habiter ! C’est ce grand immeuble qui est réellement le centre du roman et en est même LE personnage à part entière.

 Que se cache-t-il derrière cette belle façade qui respire l’opulence, le calme et semble refléter la probité morale de ceux qui l’habitent ?  Elle se révèle vite comme le luxe de l’escalier en faux marbre, un faux-semblant, une apparence !

"Les panneaux de faux marbre, blancs à bordures roses, montaient régulièrement dans la cage ronde; tandis que la rampe de fonte à bois d’acajou, imitait le vieil argent, avec des épanouissements de feuilles dures. Un tapis rouge, retenu par des tringles de cuivre, couvrait les marches »

« Derrière les belles portes d’acajou luisant, il y avait comme des abîmes d’honnêteté. »

A chaque étage de la maison, sont présentées des familles dont le statut social diminue au fur et à mesure que l’on grimpe les étages, les chambres de bonnes occupant le point le plus élevé ainsi que  le galetas d’un ouvrier puis d’une ouvrière, ces derniers faisant tache dans la maison aux yeux des autres occupants. Et à chaque étage, on découvre des moeurs dissolues, des mesquineries, des scandales avilissants couverts par un abbé en soutane, mondain qui chercher à cacher les frasques de cette « bonne société » pour maintenir l’apparence, lui aussi, - et seulement l’apparence - de la supériorité de l’Eglise et de son emprise sur les âmes.

« Un moment l’abbé Mauduit se retrouva seul, au milieu du salon désert. Il regardait, par la porte grande ouverte, l’écrasement des invités; et, vaincu, il souriait, il jetait une fois encore le manteau de la religion sur cette bourgeoise gâtée, en maître de cérémonie qui drapait le chancre, pour retarder la décomposition finale. Il fallait bien sauver l’ Eglise, puisque Dieu n’avait pas répondu à son cri de désespoir et de misère. »

Par la puissance de son style, Zola fait de  cette maison une entité dotée d’une vie propre, soit qu’elle incarne la dignité apparente de la bourgeoise

« Ce matin-là, le réveil de la maison fut d’une grande dignité bourgeoise. Rien, dans l’escalier, ne gardait la trace des scandales de la nuit, ni les faux marbres qui avaient reflété ce galop d’une femme en chemise, ni la moquette d’où s’était évaporée l’odeur de sa nudité. »

« Alors tout s’abîma, la maison tomba à la solennité des ténèbres, comme anéantie dans la distinction et la décence de son sommeil. »


Soit, au contraire qu’elle dévoile sa face cachée, celle de l’arrière-cour, où  les bonnes vomissent des insultes et révèlent les turpitudes cachées des foyers bourgeois :  

« Et du boyau  noir, monta de nouveau la rancune de la domesticité, au milieu de l’empoisonnement fade du dégel. Il y eut un déballage de linge sale de deux années. Ça consolait de n’être pas bourgeois, quand on voyait les maîtres vivre le nez là-dedans, et s’y plaire, puisqu’ils recommençaient. »

Quant à Julie, la bonne qui doit quitter cette maison, elle répond quand on lui demande si elle en est heureuse : 

"Mon Dieu, mademoiselle, celle-ci ou celle-là, toutes les baraques se ressemblent. Au jour d’aujourd’hui, qui a fait l’une a fait l’autre. C’est cochon et compagnie."

Une violente satire de la bourgeoisie sous l' Empire

BD d'Eric et Simon  Stalner : les personnages

Jamais Zola n’a été aussi virulent, aussi critique. C’est toute la société de l’Empire qu’il fustige, l’hypocrisie, le mensonge qui s’érige en bonne conscience, les tromperies, les adultères, les moeurs corrompues, la bigoterie, le feint amour de Dieu pour se concilier les bonnes grâces de l’église, le conservatisme étroit aussi bien dans le domaine de la morale que de la politique, l’amour de l’argent qui achète tout même les consciences, l’égoïsme,  le  mépris des classes sociales humbles, l’exploitation des ouvriers et des bonnes corvéables à merci, mal nourries, mal  payées.
Personne n’échappe à la satire, voire à la caricature, dans cette si belle maison, les bonnes raillent leurs maîtresses en des termes orduriers et couchent avec les maîtres dans leur chambre sordide, gagné par le gel, l’hiver. Le pire est peut-être ce monsieur Gourd, le concierge, ancien domestique monté en grade, qui est le plus acharné dans son mépris de ceux qui sont maintenant en dessous de lui et qui jette à la rue une ouvrière enceinte et prête à accoucher ! Plus tard, quand celle-ci sera accusé du meurtre de son bébé, on sent toute l’indignation de l’écrivain, qui n’a jamais pu supporter l’injustice, envers une société dure aux humbles.
Quant aux parents, ils vendent leurs filles aux plus offrants, une conception du mariage dépravée qui repose sur l’argent, la fortune du jeune homme, la dot de la fiancée. Et encore ne sont-elles pas toutes comme Berthe et Hortense Josserand, filles à marier, éduquées par une mère âpre au gain, orgueilleuse, tyrannique, qui vit au-dessus de ses moyens, préférant  priver de nourriture sa famille pour paraître en société et qui enseigne à ses filles à piéger le mari potentiel en attisant son désir.

« Depuis longtemps leur mère les avait convaincues de la parfaite infériorité des hommes, dont l’unique rôle devait être d’épouser et de payer » «

« Les trois hivers de chasse à l’homme, les garçons de tous poils, au bras desquels on la jetait, les insuccès de cette offre de son corps, sur les trottoirs autorisés des salons bourgeois; puis, ce que les mères enseignent aux filles sans fortune, tout un cours de prostitution décente et permise, les attouchements de la danse, les mains abandonnées derrière une porte, les impudeurs de l’innocence spéculant sur les appétits des niais… »

 Une compassion certaine pour les victimes

Cela n’excuse pas mais fait comprendre le malheur de ces petites bourgeoises mal mariées, et qui cherchent en vain le bonheur hors de leur foyer soit dans les biens matériels, soit dans les bras d’un amant. D’ailleurs, Zola a pour ces femmes adultères qui sont aussi des victimes, une compassion qui s’exprime dans la scène où Marie, ayant pitié de Berthe chassée de sa maison par un mari fou furieux, l’accueille chez elle et où elles pleurent dans les bras l’une de l’autre :

«  C’était une lassitude dernière, une tristesse immense, la fin de tout. Elles ne disaient plus mot, leurs larmes ruisselaient, ruisselaient sans fin dans les ténèbres, au milieu du profond sommeil de la maison, pleine  de décence. »

Cette scène  répond à ceux qui reprochent à Zola son pessimisme et sa noirceur, car son amour pour ceux, malheureux, qui subissent la domination des autres est toujours présente dans ce roman. C’est la cas de Monsieur Josserand qui se tue au travail pour sa femme et ses filles mais n’en reçoit que du mépris ! Ou pour monsieur Duveyrier  aimé ni de sa femme ni de sa maîtresse qui le repoussent. C'est aussi le cas, on l'a vu de l'ouvrière enceinte ou encore  de la femme de ménage, misérable et épuisée, que Monsieur Gourd renvoie puis reprend en en profitant pour lui baisser son salaire.

De plus, à travers la réflexion d’Hortense, Zola dénonce aussi la brutalité courante, admise dans les couples :

Elle préfèrerait recevoir des gifles de son mari que de sa mère, car c’était plus naturel.

Il montre, en décrivant l’horrible accouchement d’Adèle, toute seule, dans sa chambre de bonne, combien les femmes sont toujours les victimes et de quelles souffrances elles paient les amusements des hommes. Une scène d'une puissance terrifiante.

 Des scènes de comédie

Mais il y a aussi de véritables scènes de comédie où  Zola décrit le salon de musique de Clotilde Vabre, épouse Duveyrier, faisant exécuter La bénédiction des poignards par ses amis et voisins devant ses invités résignés  :  

Tout de suite, Clotilde monta une gamme, redescendit; puis les yeux au plafond, avec un expression d'effroi , elle jeta le cri :

"Je tremble"

Et la scène s'engagea, employés et propriétaires, le nez sur leurs parties, dans des poses d'écoliers qui ânonnent une page de grec, juraient qu'ils étaient prêts à délivrer la France. Ce début fut une surprise, car les voix s'étouffaient sous le plafond bas, on ne saisissait qu'un bourdonnement, comme un bruit de charrettes chargées de pavés, dont les vitre tremblaient.

Enfin, une dernière remarque  :  un détail qui fait sourire : l’appartement du second étage est occupé par un écrivain (et sa famille) qui ne se mêle jamais aux autres habitants mais dont on sait qu’il a écrit un livre scandaleux sur les désordres cachés des familles bourgeoises dans un grande maison ! Là,  Zola se fait plaisir.

 Un roman très riche !


LC Avec Myriam

vendredi 15 septembre 2023

Laurent Binet : Perspective(s)


Jacopo da Pontormo, peintre maniériste florentin est mort le 1er janvier 1557 dans la chapelle de l'église San Lorenzo où il peignait des fresques*, travail commandé par Cosimo de Médicis, duc de Florence, et dont l'artiste aurait voulu qu'elles soient à l'égal de celles de la chapelle Sixtine. Laurent Binet imagine qu'il a été assassiné par une main inconnue et son roman Perpectives(S) se veut alors une enquête policière pour déterminer qui est l'assassin. 

 

La déposition de Pontormo église Sante Felicita Florence


Le roman est intéressant parce qu'il fait revivre une période de Florence assez délétère où les factions politiques se déchaînent. La reine de France, Catherine de Médicis et son cousin Pietro Strozzi dont le père Philippe Strozzi, républicain, a été exécuté par Cosimo de Médicis, cherchent à mettre la main sur le duché de Florence avec l'aide de l'armée français pendant que Cosimo, grand-Duc de Florence,  allié à l'Espagne par son mariage avec Eleonore de Tolède, essaie de se concilier les bonnes grâces du pape Paul IV ( Gian Pietro Carafa) pour être reconnu roi de Florence. Pour les arts, c'est une période néfaste. Le pape, ancien contrôleur général de l'Inquisition, intolérant, puritain, dans cette période de la contre-réforme, condamne le nu et fait "habiller" ou plutôt "culotter"  les peintures de Michel-Ange. A Florence, Pontormo considéré comme licencieux s'est attiré la haine de la bigote et fanatique duchesse de Florence, Eleonore de Tolède. Les idées de Savonarole, pourtant mort en 1498, refont surface et ne favorisent pas non plus la liberté de l'artiste. Triste période pour les Arts ! 

 

Agnolo Bronzino : Eleonore de Tolède et son fils

 

C'est un plaisir de retrouver dans ces pages tous les artistes rencontrés au cours de mes voyages à Florence : Giorgio Vasari, l'auteur des Vies des peintres, bras droit de Cosimo dans l'enquête sur l'assassinat, Jacopo da Pontormo, vieillard irascible, hanté par la mort, son élève Giambattiste Naldini, Michel-Ange lui-même toujours en exil à Rome, Le Bronzino et ses portraits de la famille ducale, Sandro Allori, son élève, sans oublier le mauvais garçon, l'orfèvre, Benvenuto Cellini.

 

Salière de Benvenuto Cellini

Par contre, je n'ai pas apprécié le choix du roman épistolaire que j'ai trouvé faux, artificiel : les lettres de nombreux correspondants, toutes écrites dans le même style, ne réflètent ni le caractère, ni la psychologie, ni l'origine sociale, ni la culture des personnages. Ce sont pourtant ces qualités que l'on attend d'un vrai roman épistolaire et qui en font l'intérêt ! Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi choisir cette forme plutôt que le roman. Je me suis passablement ennuyée à certains moments, à l'exception de celles de Maria de Médicis*, fille de Cosimo et Eleonor, dont on sent la vulnérabilité et la naïveté (Laurent Binet imagine que celle-ci est morte en couches à la suite d'une fugue avec son amant qui l'abandonne, enceinte). Enfin, j'ai trouvé deux lettres supérieures à toutes les autres, vraiment passionnantes celle ou Vasari échappe à la mort grâce, dit-il, à la perspective, reconnaissant ainsi le talent des illustres prédécesseurs, Paolo Ucello, Brunelleschi ou Masaccio et la magnifique réponse de Michel-Ange qui montre la puissance de l'Art comme témoin de la grandeur humaine.

« Nous l'avons méprisée . Mais nous ne l'avons jamais oubliée.

Comment aurions-nous pu ? La perspective nous a donné la profondeur. Et la profondeur nous a ouvert les portes de l'infini. Spectacle terrible. Je ne me rappelle jamais sans trembler la première fois que je vis les fresques de Masaccio à la chapelle Brancacci. Quelle connaissance merveilleuse des raccourcis ! L'homme d'aplomb, enfin à sa taille, ayant retrouvé sa place dans l'espace, pesant son poids, chassé du paradis mais debout sur ses pieds, dans toute sa vérité mortelle. L'image de l'infini sur la terre (…) L'artiste est un prophète parce que, plus que les autres, il a l'idée de Dieu, qui est précisément l'infini, cette chose impensable, inconcevable. »

 

Masaccio :Adam et Eve chassés du Paradis 



Enfin, le dénouement qui permet de découvrir l'assassin homme ? ou femme ? (Je n'en dirai pas plus !)  du Pontormo, est aussi un moment de surprise pour le lecteur et l'on sent que Laurent Binet s'est bien amusé à nous mystifier !


Bronzino : Maria de Médicis


* Maria de Médicis devait épouser Alphonse II d'Este, duc de Ferrare, à la sinistre réputation. A sa mort (peut-être du paludisme ?? Cf Wikipedia ), c'est sa jeune soeur Lucrèce qui doit la remplacer pour cette funeste union. Hasard de la parution, le destin de Lucrèce si mal mariée est le thème du livre de Maggie O' Farrel : Le portrait de mariage.

 

Alessandro Allori : Lucrezia de Médidis

 * les fresques du Pontormo ont  disparu.


LC   avec Marilyne ICI

Voir aussi Je lis je blogue : Perspectives Ici

Perspectives Eimelle Ici