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mercredi 3 mars 2021

Tourgueniev Ivan : Premier amour

  

Premier amour, c’est aussi le premier roman que j’ai lu de Tourguéniev, pas relu depuis ! Ce qui m’avait particulièrement marquée, c’est la scène où l’on voit le jeune homme de seize ans, pour la première fois amoureux, obéir à sa jolie voisine, la coquette Zinaïda, vingt et un ans, qui lui ordonne, par dérision, en pensant, bien sûr, qu’il ne va pas le faire, de sauter d’un mur de sept mètres pour lui prouver qu’il l’aime !  Et bien oui, je l’ai retrouvée, cette scène, et elle est toujours aussi puissante.
Ce récit est autobiographie. Tourguéniev y analyse avec finesse l’éveil du sentiment amoureux d’un tout jeune homme, une passion entière, sans limites, touchante et naïve.

 "En réalité, je m’assis sur une chaise et restai longtemps immobile, comme sous l’effet d’un charme. Ce que j’éprouvais était si neuf, si doux... Je ne bougeais pas, regardant à peine autour de moi, la respiration lente. Tantôt, je riais tout bas en évoquant un souvenir récent, tantôt je frémissais en songeant que j’étais amoureux et que c’était bien cela, l’amour. Le beau visage de Zinaïda surgissait devant mes yeux, dans l’obscurité, flottait doucement, se déplaçait, mais sans disparaître. Ses lèvres ébauchaient le même sourire énigmatique, ses yeux me regardaient, légèrement à la dérobée, interrogateurs, pensifs, et câlins... comme à l’instant des adieux. En fin de compte, je me levai, marchai jusqu’à mon lit, sur la pointe des pieds, en évitant tout mouvement brusqué, comme pour ne pas brouiller l’image, et posai ma tête sur l’oreiller, sans me dévêtir..."

 Le jeune homme est déchiré par des sentiments contradictoires entre admiration et colère, pour et contre le jeune fille qui s’amuse à tenir en laisse ses nombreux amoureux, entre émerveillement et reconnaissance pour un mot doux, un geste tendre, entre désespoir et désir de mourir quand la jalousie le taraude, quand la jeune fille semble s’éloigner de lui et de tous les autres jeunes gens qui la courtisent.

Le narrateur qui n’est autre que Tourguéniev lui-même à l’âge de quarante ans, s’étonne parfois lui-même de sa candeur, de son manque de compréhension du monde des adultes, de son aveuglement. Car Zinaïda va aimer et en femme passionnée va abandonner toute prudence pour celui qu’elle aime, un homme beau, altier, et mûr. Sous des apparences frivoles, la jeune fille va révéler une profondeur et une sincérité insoupçonnées, bien loin de la superficialité dont elle paraît faire preuve.. Mais qui est ce rival bienheureux ? C’est ce que se demande l’innocent jeune homme.
 A côté des jeunes gens, Tourguenéiev dresse des portraits de personnages qui ont aussi beaucoup d’intérêt. Celui de sa mère, de dix ans plus âgée que son mari, épousée par intérêt, en femme mal aimée et pourtant amoureuse, qui souffre et s’aigrit sans rencontrer beaucoup de sympathie autour d’elle. Celui de son père qu’il admire mais qui fait preuve pourtant de beaucoup de lâcheté et manque de caractère et d'empathie pour les autres. Celle aussi de la princesse, mère de Zinaïda, femme du peuple qui a épousé un prince, vulgaire et inintelligente, qui indispose ses voisins par ses jérémiades.
Ce court roman, récit d’une initiation amoureuse, pourrait être un histoire légère. Mais il n’en est rien. Elle est traversée de drames qui parfois passe au-dessus de la tête du jeune garçon et elle s’achève en tragédie. C’est une initiation cruelle dont l’écrivain d’aujourd’hui ne peut se souvenir qu’avec douleur.
 

Lu dans le cadre du mois de la littérature européenne des Pays de l'Est  : 

 



 

samedi 28 mars 2020

Ivan Tourgueniev : Terres vierges


Dans Terres Vierges paru en 1876, Tourguéniev explore la même période historique que Père et fils ou que Une nihiliste de Sophie Kavaleskaïa, celle de ces jeunes gens idéalistes qui « vont au peuple », cherchant à lui faire comprendre qu’il doit secouer le joug et prendre en main son avenir. Les serfs, en effet, ont beau être libérés depuis 1861, ils n’ont jamais pu récupérer les terres qui leur étaient promises et sont exploités par des profiteurs qui ont fait main basse sur les propriétés rachetées à la noblesse terrienne ruinée. D’autre part, le tsar libéral, Alexandre II, effrayé par les conséquences de l’abolition du servage qu’il a lui-même voulu, a fait machine arrière, revenant à des pratiques conservatrices et totalitaires qui éveillent une grande soif de liberté parmi la jeunesse.

Nous sommes en 1868. Alexis Nejdanof est le personnage principal de Terres vierges. Fils d’un prince et d’une gouvernante, Alexis a pu suivre des études grâce à son père naturel. Mais son appartenance au peuple et à la noblesse en fait un déclassé qui, bien qu’animé par des idées progressistes, ne parvient pas à agir, toujours tiraillé entre ses origines, mal à l’aise avec le peuple et en affinité avec le luxe d’une classe sociale qui ne le considérera jamais comme un égal. Il vit très modestement à Saint Petersbourg et conspire avec d’autres nihilistes, comme Machourina, et Ostrodoumof, tous deux humbles travailleurs et Pakline, fils disgracié d’un notable bourgeois, gagnés à la cause du peuple.

Alexis Nejdanof est engagé à la campagne, par le prince Sipiaguine, grand noble aux idées libérales, pour être le précepteur de son fils. En nous transportant dans cette maison campagnarde, après les quartiers populaires de Saint Petersbourg, Tourguéniev à l’occasion de nous présenter une grande tranche de la société de l’époque, de la grande noblesse terrienne libérale ou réactionnaire, aux jeunes nihilistes instruits mais venant de milieux très divers, aux ouvriers et aux paysans. Toute la société russe nous apparaît fidèlement peinte, et c’est là un des grands mérites du roman.

 L’épouse du prince, Valentine Sipiaguine, cherche d’abord à le charmer. C’est un belle femme coquette, raffinée, une noble qui professe des idées libérales, qui paraît très ouverte mais à condition que rien ne vienne mettre un frein à son autorité. Elle devient son ennemie quand elle le voit attiré par Marianne, nièce du prince, qui ne rêve qu’à servir « la cause du peuple ».
Il fait aussi connaissance du frère de Mme Sipiaguine, Serge Mikhaïlovitch Markelof, amoureux éconduit de Marianne, nihiliste actif et peut-être un peu trop fougueux et irréfléchi. A l’inverse il est obligé de cohabiter avec un ami de la famille, Simeon Kallomeïtsef, que Tourgueniev se plaît à caricaturer comme l’exemple typique du noble Petersbourgeois, guindé, « douceâtre », réactionnaire et rétrograde.

Alexis et Marianne décident de s’enfuir et vont se cacher chez Solomine, régisseur d’une fabrique, qui est aussi des leurs. Ils sont nombreux autour de Solomine qui semble être la tête pensante de leur groupe et ils se répandent parmi le peuple pour chercher à le convaincre. Ils échoueront lamentablement, dénoncés à la police par les paysans eux-mêmes.

SI Tourgueniev est libéral et partage l’idéal des nihilistes, il cherche aussi à nous montrer les faiblesses de leur organisation et les raisons de leur échec. Leur grande conspiration se passe surtout en palabres et vaines discussions et leur seule action consiste à être au plus près du peuple et aller lui parler.

  Alexis Nedjanov « …s’étonna surtout que l’on eût ainsi tout décidé sans aucune hésitation, sans tenir compte des circonstances, sans même se demander au juste ce que le peuple désire »

Le personnage d’Alexis Nedjanov manque tellement d’audace pour un révolutionnaire, est si hésitant, timoré qu’il agace le lecteur et aussi ses propres amis. Ce n’est pas pour rien que Pakline l’appelle le « Hamlet russe ». Incapable de prendre une décision, ses convictions politiques paraissent faibles, ondoyantes et même son amour pour Madeleine est tiède. On se demande s’il l’aime vraiment. C’est un être constamment tourmenté, insatisfait, mécontent de lui-même. ll ne parviendra jamais à comprendre le peuple et réciproquement.

« C’était un citadin ayant passé la plus grande partie de sa vie à Petersbourg, de sorte qu’entre lui et les paysans existait un abîme, que tous ses efforts ne parvenaient pas à lui faire franchir ».

Madeleine est par contraste, une personne réfléchie et décidée. En quittant sa famille, elle se met en accord avec ses idées, elle abandonne le luxe, les beaux vêtements et l’oisiveté propre aux riches. Elle a beaucoup de volonté et son amitié avec Tatiana, une femme du peuple à la langue bien pendue est un bon moment du récit.

Mais les autres sont surtout des idéalistes qui croient que se mêler au peuple consiste à s’habiller comme eux et à leur parler; or les paysans ne comprennent rien à ce qu’ils disent et se méfient de ces messieurs qui cherchent peut-être à les prendre au piège. Les nihilistes sont donc désorganisés, ils n’ont pas de plan précis, leur but est flou et ne correspond pas à une réalité et surtout ils ne  comprennent rien au peuple, en particulier aux paysans.
Solomine qui a plus de recul et de maturité constate « que la révolution doit se faire pas à pas » et que le peuple comme « une terre vierge doit être labourée en profondeur » C’est la leçon que Tourgueniev invite à tirer de ce récit. 



jeudi 26 mars 2020

Sophie Kovaleskaïa : une nihiliste


Sophie Kovaleskaïa dans ce roman La Nihiliste raconte l’histoire de Vera, princesse Barontsova. Elevée à la campagne, son enfance est perturbée par l’abolition du servage décidé par le tsar Alexandre II. Les parents, grands propriétaires de la noblesse terrienne, sont obligés de réduire leur train de vie et l’éducation de la fillette est négligée jusqu’au jour où leur voisin Vassilitsev, un homme d’âge mûr, assigné à la campagne à cause de ses idée libertaires, propose de devenir son professeur. L’enfant grandit sous la houlette de son maître et est peu à peu gagnée par ses idées libertaires. Jeune fille, elle tombe amoureuse de Vassilisetv, mais il est exilé, loin d’elle, ayant attiré les foudres du pouvoir pour son comportement envers les paysans qu'il essaie d'instruire et de sortir de leur obéissance passive. Lorsqu’il meurt en exil, Vera Barontsova est malade de chagrin. Elle veut pourtant continuer son oeuvre. A la mort de son père, ruiné, Vera part à Saint Pétersbourg pour essayer de rejoindre les nihilistes mais ce n’est que lorsque s’ouvrira le procès de plusieurs d’entre eux, qu’elle pourra les approcher et saura comment se dévouer. Ce qui fera dire d’elle :  «  C’est une folle » ou«  C’est une sainte ! »

Le récit est raconté par une narratrice qui a bien des points communs avec Sophie Kovaleskaïa. Elle rencontre Vera à Saint Pétersbourg lorsque la jeune fille cherche à tout prix à joindre les groupes révolutionnaires pour servir la « cause » et nous raconte sa vie.
 Vera est un personnage fictionnel mais qui a eu bien des modèles pris sur le vif. Son histoire est aussi, en partie, celle de Sophie Kovaleskaïa et de bien d’autres jeunes filles comme Vera Gontcharova, la nièce de Pouchkine. Le roman présente cette  période de la Russie des années 1870/1880 à partir de l’abolition du servage en 1861, période pendant laquelle les jeunes gens instruits, souvent appartenant à la noblesse, deviennent des  « nihilistes » selon l’appellation donnée par Tourgueniev, terme qui a un sens très précis dans cette Russie de la fin du XIX siècle. Le Nihilisme, c'est la "négation, dit Stepniak, au nom de la liberté individuelle, de toutes les obligations imposées à l'individu. Le nihilime fut une réaction puissante et passionnée, non pas contre le despotisme politique, mais contre le despotisme moral, qui pèse sur la vie privée intime de l'individu"

Dans Père et fils que j’ai commenté dans mon blog ici  ou dans Terres vierges dont je dois encore rédiger le billet, on voit ces jeunes gens gagnés par ces idées libertaires. Ils refusent l’autorité de l’état, du père et de la religion mais ils ne sont pas violents. Ils exaltent la science, la médecine, le positivisme, luttent contre la superstition, et se tournent vers le peuple qu’ils veulent éduquer et libérer de sa mentalité primitive. Les jeunes filles ne rêvent plus de mariage mais d’études universitaires, qui leur sont, le plus souvent, refusées.

Le roman m’a intéressée d’un point de vue historique mais j’ai trouvé la première partie qui raconte  la vie de la fillette plus vivante, plus animée. Les personnages sont plus captivants que dans la seconde partie à Saint Petersbourg où tout est traité si rapidement que le personnage de Vera en est un peu sacrifié. Comme, elle ne parvient pas prendre contact avec les nihilistes, on ne la voit jamais dans l'action. De ce fait,  sa manière de leur venir en aide paraît un peu surprenante et pas tout à fait convaincante.


Sophie Kovalevskaïa (1850-1891). fille de général, féministe, communiste, nihiliste et mathématicienne de génie (elle sera la première femme docteur d'université dans cette discipline), admirée par Dostoïevski, George Eliot et Darwin, doit une bonne part de sa réputation à ce petit roman largement autobiographique paru après sa mort, aussitôt traduit en plusieurs langues, bientôt interdit par quelques censeurs grincheux

Voir le portrait de Sophie Kovaleskaïa , mathématicienne ICI  :

"Les équations aux dérivées partielles étaient le domaine de Sophia. Le mathématicien Cauchy avait travaillé sur ce sujet, puis Sophia en généralisa la portée pour aboutir à un théorème fondamental propre à une certaine classe d’équations aux dérivées partielles. Le théorème de « Cauchy-Kovalevskaïa » établit, sous certaines conditions, l’existence et l’unicité de solutions à une équation aux dérivées partielles assez générale."



jeudi 19 mars 2020

Mikhaïl Boulgakov : La garde blanche


Il m’a été très difficile d’entrer dans le roman de Mikhaïl Boulgakov, La garde blanche, tant je suis ignorante de l’histoire de l’Ukraine et aussi parce que l’écrivain parle d’événements précis, pointus, et s’adresse à des lecteurs qui sont dans l’Histoire et n’ont pas besoin d’explication. Et pourtant j’ai persévéré car ce roman, j’avais envie de le lire depuis longtemps pour accroître ma connaissance de l’auteur de Le maître et la Marguerite! Le mois de la littérature des pays de l'Est, initié par Eva, Patrice et Goran m'a donné l'occasion de le découvrir.

Kiev : musée Boulgakov qui fut aussi la maison de l'écrivain et celle des Tourbine

Donc, nous sommes en 1918 à Kiev et nous faisons la connaissance de la famille Tourbine qui ressemble beaucoup à celle de Boulgakov. Le roman est en partie autobiographique : Alexis, le frère aîné, médecin comme Boulgakov, Elena sa soeur mariée à Sergueï Ivanovitch Tahlberg, et leur petit frère Nikolka qui a dix sept ans et toutes ses illusions. Dans la maison vont et viennent la petite servante élevée dans la famille, Aniouta, les amis d’enfance des jeunes Tourbine, le lieutenant Mychlaïevski, surnommé Vitia, Léonid Iourievitch Chervinski, qui sont aussi, parfois, les soupirants éconduits d’Eléna. Les soirées sont encore animées, bruyantes, arrosées mais le temps de l’insouciance, du luxe, de la beauté et la douceur de vivre ne reviendra jamais avec « ses bibliothèques sans égales au monde, chargées de livres qui exhalaient une mystérieuse odeur de chocolat, où l’on retrouvait Natacha Rostova et la Fille du Capitaine, et les tasses en porcelaine dorée, l’argenterie, les portraits, les portières, ces sept pièces poussiéreuses et bourrées d’objets qui avaient vu grandir les jeunes Tourbine. » .
Et il y a dans ce début de siècle, dans la description de cette jeunesse dorée mais finissante un grand parfum de nostalgie et de belles pages fiévreuses, frémissantes d’émotion :

"Depuis longtemps déjà, un vent dévastateur a commencé à souffler du Nord, et il souffle, il siffle sans cesse et sans repos, et plus il va, pire c’est. L’aîné des Tourbine revint dans sa ville natale juste après que le premier choc eut ébranlé les collines qui dominent le Dniepr. Bon, pense-t-il, cela va finir, et alors commencera cette vie qui est décrite dans les livres en chocolat; or, non seulement elle ne commence pas, mais tout alentour devient de plus en plus terrible. Au nord la tourmente de neige tourbillonne et hurle, et ici, on sent le sol trembler et gronder sourdement : la terre inquiète, gémit de toutes ses entrailles. L’année mille neuf cent dix-huit touche à sa fin, et chaque jour qui vient se hérisse de menaces."

l’Hetman Skoropadsky
 Car, nous sommes dans une époque complexe, la deuxième année de la révolution russe. Le  pays est occupé par les allemands appelés à la rescousse par l’Hetman (le chef) de l’Ukraine, Skoropadsky, un aristocrate ukrainien. Cet ancien général de l'armée impériale russe, est arrivé au pouvoir par un coup d'état contre la "Rada", le parlement ukrainien créé en 1917. La ville, qui reçoit les réfugiés russes fuyant la révolution, est assiégée par les bandes armées de Petlioura,  nationaliste ukrainien, socialiste qui lutte à la fois contre l’armée blanche et contre la dictature de l’hetman Skoropadsky; il sera le troisième président de la république ukrainienne. Et puis il y a les armées bolcheviques qui attendent leur heure pour pénétrer dans la cité. Les Tourbine sont des bourgeois lettrés et raffinés, royalistes, ils prennent le parti de l’Hetman qui représente la légitimité pour eux. A l’intérieur de la ville s’affrontent aussi, parmi les habitants de toutes classes sociales, les différentes tendances et idéologies.
Au moment où il faut livrer bataille, Alexis et ses amis s’engagent dans l’armée et le jeune Nilkolka rejoint la garde blanche organisée par le général Dénikine pour tenir tête à l’assiégeant; Hélas! elle se révèle composée de jeunes étudiants qui pour certains ne savent pas encore tenir un fusil. C’est dans ce climat troublé, à la vieille de l’attaque de Petlioura, que l’Hetman, son état major dont fait partie le mari d’Elena, abandonnent lâchement le pays avec leurs alliés allemands, laissant la défense de la ville aux mains d’un poignée d’officiers et de jeunes gens inexpérimentés.

Le récit de la bataille racontée à niveau d’hommes, que ce soit par Alexis fuyant pour sauver sa vie dans les rues de Kiev, que ce soit par Nikolkla qui dans sa jeunesse enthousiaste et naïve n’hésite pas à risquer sa vie, est passionnante. Pas d’actions d’éclat, beaucoup de lâcheté à côté d’actes courageux et absurdes qui paraissent désespérés. Certains passages sont remarquables dans ce récit comme lorsque Nikolkla va chercher un ami officier massacré par les partisans de Petlioura à la morgue où s’entassent les cadavres du sol au plafond, véritable descente aux Enfers, hallucinante; ou comme dans cette scène cruelle où un juif est lapidé par un nationaliste, ou encore lorsque Alexis se réfugie dans une immense maison un peu irréelle où une jeune femme le cache.
Ce roman paru en 1926 a été interdit par le pouvoir soviétique. Pourtant lorsque Boulgakov adapte le roman à la scène, Staline non seulement n'arrête pas les représentations mais va voir la pièce quinze fois. Et finalement, cela ne m’étonne pas. En effet, si les personnages sont des bourgeois, royalistes, anti-révolutionnaires, le roman décrit aussi - et c’est une vérité historique-  la lâcheté des opposants au régime soviétique, l’Hetman Skoropadsky, les officiers supérieurs de l'armée blanche fuyant lamentablement le pays attaqué, abandonnant la population sans défense au danger.  Finalement, ils n’étaient pas très glorieux, les ennemis de Staline !



Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov (1891-1940) exerça tout d’abord comme médecin durant la Première Guerre mondiale, la Révolution russe et la guerre civile russe. À partir de 1920, il se consacra au journalisme et à la littérature. Il fut confronté, tout au long de sa carrière, aux difficultés de la censure soviétique.

Mort jeune à l’âge de quarante-huit ans, Boulgakov a écrit pour le théâtre et l’opéra, mais il est surtout réputé pour ses œuvres de fiction, ses romans, tels que, La Garde blanche (1925), Le Roman de monsieur de Molière (achevé en 1933, publié en URSS, de manière expurgée, en 1962 et de manière intégrale en 1989), ou encore Cœur de chien (1925, publié en URSS en 1987). voir ici 








mardi 17 mars 2020

Tourgueniev : Les eaux printanières


Les eaux printanières de Tourguéniev conte l’histoire d’une vie gâchée par un moment d’égarement passager. Dimitri Sanine, amer et désenchanté, sent,  au seuil de la vieillesse, qu’il est passé à côté du bonheur. Un bijou retrouvé par hasard lui remet en mémoire ce qu’il a toujours essayé d’occulter, le moment où sa vie a basculé  définitivement.

Revenant d’Italie, il passe à Francfort et fait connaissance de Gemma Rosseli, une jeune italienne qui avec sa mère, son petit frère et un vieux serviteur,  tient un commerce de confiserie. La beauté de la jeune fille, son charme rieur, sa gaieté et la bonne humeur qui règne dans cette famille chaleureuse enchantent le jeune Russe, de noblesse terrienne, solitaire et qui a peu d’amis.

Lorsqu’il apprend que la jeune fille est fiancée, il s’efface d’abord mais s’aperçoit bien vite qu’il s’agit d’un mariage de raison, la famille Roselli étant désargentée après la disparition du père. Le jeune homme a toutes ses chances, et ceci d’autant plus que le fiancé se révèle un pleutre doublé d’un imbécile.
Sanine obtient donc la main de la jeune fille et comme il a besoin d’argent pour se marier, il se rend chez un ami dont la femme, très riche, pourrait lui acheter sa propriété en Russie. Le couple se livre sur lui à un jeu pervers et fait le pari que le jeune homme tombera dans les pièges de la baronne, coquette et dépravée, qui cherche à le séduire pour le plaisir du jeu.

Ce court roman psychologique dépeint avec finesse, à la fois, la sincérité du jeune russe, pur et candide dans ses émois amoureux, mais aussi sa naïveté et sa fragilité. Son amour pour Gemma, sans calcul, ne s’embarrasse pas de questions de classe sociale et c’est sans regrets qu’il est près à vendre ses biens en Russie et à s’installer avec sa bien-aimée. On peut dire que ce côté irréfléchi et spontané -qui le rend très sympathique- témoigne aussi d’une nature immature aussi bien dans la gestion de ses biens que dans sa vie amoureuse..
Aussi lorsqu’il tombe dans les rets de ce couple machiavélique qui n’est pas sans rappeler celui des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, on comprend bien vite qu’il n’est pas de taille à lutter. Il devient le jouet de cette femme cruelle qui règne sur lui par les sens, et qui aime dominer les hommes, se plaît à les humilier et les dégrader. Elle fait de ses amants ses mignons et ceux-ci doivent abdiquer toute fierté pour obtenir une caresse. Aussi ce n’est pas seulement Gemma, son amour de jeunesse, que Dimitri perd mais aussi l’estime de soi, le sens de l'honneur qu'il était pourtant toujours prêt à défendre, au péril de sa vie, ce dont il ne pourra jamais  guérir. Un roman d’initiation qui coupe les ailes de celui qui prenait juste son essor.
Les eaux printanières ont cessé de l’être, entraînant dans leurs flots la jeunesse, l’illusion, l’espoir, la foi en la beauté de la vie pour devenir les eaux glacés de l’hiver, de la vieillesse, du désespoir. Et tout ceci raconté avec l’élégance de la plume de Tourgueniev, c’est peu dire qu’il faut le lire!



lundi 2 mars 2020

Tolstoï : Katia



J’ai lu quelques livres majeurs de Tolstoï, Guerre et paix, Résurrection, Anna Karenine, La sonate à Creutzer, Maître et serviteur, Enfance et autres nouvelles mais j’ai encore bien des lacunes concernant ce grand auteur russe et je ne connaissais pas Katia ou le Bonheur conjugal paru en feuilleton en 1859.

A la mort de sa mère, sa seule parente, Katia, 17 ans, sombre dans la dépression malgré la présence de sa petite soeur Sonia et de sa gouvernante Macha. Son parrain, Serge Mikahaïlovtich, jeune ami de son père mais plus âgé qu’elle, s’occupe des  affaires de son domaine et vient lui rendre visite régulièrement.  Elle le considère d’abord comme un vieux monsieur et repousse son amour naissant mais, peu à peu, au gré de ses rencontres avec lui,  vont naître  la confiance et  l’amour. La jeune fille en admiration va entrer dans le moule de la parfaite jeune fille selon les désirs de celui qu’elle considère avec dévotion. Il lui faut pour cela ne pas être mondaine et coquette, aimer la campagne, faire le bien autour d’elle, traiter ses inférieurs avec humanité et respect. La jeune fille romantique, exaltée, en proie à une crise de mysticisme religieux ou plutôt amoureux, devient conforme à ce qu’attend d’elle celui qui va devenir son « seigneur et maître ».
Le récit se conclut par le mariage et décrit les premiers mois à la campagne des deux époux, le bonheur conjugal  parfait sur fond de jardin à la russe avec cerisaie, dans une propriété à la Tchékov. La description de la vie à la campagne, des travaux des champs, des paysans et de leurs relations avec les maîtres est d'ailleurs très intéressante.
On ne peut qu'admirer -  puisque le récit adopte le point de vue de Katia  -  la perspicacité et la finesse d’analyse  de Tosltoï rendant compte des sentiments éprouvés par une toute jeune fille de cette époque, un peu puérile mais fine et délicate, qui ne connaît encore rien à la vie ! Incroyable, on dirait que l'auteur de ces pages est lui-même une jeune fille en fleurs  !

A ce stade de l’histoire, le lecteur s’interroge et s’il connaît bien Tolstoï, il se dit que cela ne peut s’arrêter là, sur cette image idyllique du mariage ! Tolstoï et le bonheur conjugal ! Lui qui a éprouvé une telle détestation pour sa femme et qui a fui pour ne jamais plus la revoir, refusant de la recevoir même sur son lit de mort !

Et oui ! Bien sûr. Bientôt Katia qui vit avec sa belle mère conformiste et traditionnaliste, à la campagne, commence à s’ennuyer de cette vie monotone, étriquée, bien réglée, sans distraction et sans fantaisie. C’est le début d’une fêlure qui va commencer à s’agrandir entre elle et Serge Mikhaïlovitch quand elle obtient d’aller vivre quelque temps à Saint Pétersbourg. La vie  dans la capitale est un enchantement pour elle, opéra, bals, belles toilettes et le succès mondain qu’elle obtient la grise. Elle est courtisée,  fière de son succès auprès des hommes et devient coquette. Les époux s'éloignent l'un de l'autre; toute conversation se termine mal car chacun a l’impression que l’autre ne le comprend pas mais, par orgueil, refuse une franche explication. Son mari finit par repartir à la campagne avec leurs deux enfants qui n’intéressent pas Katia. Là aussi, le talent de Tolstoï quand il décrit  l’impossibilité de communication entre deux êtres pourtant proches est d’une rare finesse.

Ce n’est que lorsqu’elle se fait insulter par un galant trop ardent, qui porte atteinte à son honneur, que Katia, bouleversée, considère ce qu’elle est devenue. Honteuse, elle rejoint son mari et espère bien le reconquérir.  Mais la passion est définitivement éteinte. C’est une évolution naturelle, c’est ce que lui fait comprendre son mari. Les époux n’ont plus qu’à vivre une vie apaisée avec leurs enfants, en bonne amitié.  Désenchantement ? oui, mais aussi acception et résignation. Retour à une vie conformiste !

C’est ce jour-là que prit fin mon roman avec mon mari; le vieux sentiment demeura avec ses chers souvenirs vers lesquels il n’y avait plus à revenir, et un sentiment nouveau d’amour pour mes enfants inaugura le commencement d’une autre existence, heureuse d’une autre façon et que je n’ai pas encore épuisée à l’heure présente, convaincue que la réalité du bonheur est au foyer et dans les joies pures de la famille.

Pessimiste ? Tolstoï, oui ! Mais encore a-t-il fait du personnage du mari, un homme sympathique et compréhensif, qui ne veut pas priver sa femme de la vie dont elle rêve et qui sait se montrer patient. Et le retour de Katia montre que tout est rentré dans l’ordre même s’il faut pour cela abandonner toute illusion. Bref!  Cela ne se termine pas par un meurtre comme dans La sonate à Kreutzer, alors que demander de plus ?
Katia ou le bonheur conjugal n'est pas l'un des plus grands roman de Tolstoï mais il a des centres d'intérêt certains  et surtout il vaut par l'acuité de l'analyse psychologique.

*

J’ai écrit un billet sur La sonate à Kreutzer qui montre le rejet de la femme -dangereuse pour l'homme- et le refus de l’acte sexuel "répugnant", "repoussant et malpropre"  prônés par Tosltoï (lui qui a fait treize enfants à sa femme Sofia!). Cette dernière lui répond par un roman tout à fait honorable et bien écrit  que j'ai lu avec plaisir et qui a pour titre A qui la faute ?  Voir le lien 



dimanche 18 mars 2018

Nicolas Leskov : Le vagabond ensorcelé


Sur un bateau qui fait route sur le lac Ladoga, au nord-est de Saint - Péterbourg, le narrateur rencontre un personnage hors du commun, Ivan Severianovitch Fliaguine, un géant habillé en moine, qui, à la demande des passagers va conter son histoire.

Lac Lagoda
Le récit est enlevé, tumultueux, et la vie de Ivan, surnommé Golovan à cause de sa grosse tête (en russe golova signifie tête), se révèle aventureuse et pleine de  vicissitudes. Rien ne lui est épargné !  Serf, au service d’un comte, il devient comme son père, cocher, mais il sera chassé du domaine pour avoir maltraité la chatte de la barina. En danger de mort, car sans passeport, il est considéré comme un serf échappé. Il se réfugiera alors dans l’armée et deviendra militaire comme « connaisseur », c’est à dire expert en chevaux. Plus tard on le retrouvera prisonnier des Tatars dans l’immensité des steppes, puis amoureux fou d’une Tsigane. Il commettra plusieurs crimes avant d’entrer au monastère et de recevoir un don de prophétie. Mais les malheurs ne s’arrêtent pas là, au sein même de la communauté religieuse, le diable vient le tourmenter et il a plus d'un tour dans son sac, le diable !

Leskov se révèle comme un grand conteur. Il nous promène dans les grands espaces de la Russie, dans les milieux sociaux qu’il connaît bien, de la noblesse aux hommes du peuple. Il dresse des portraits intéressants, pittoresques. Il brosse de la Russie ancestrale un tableau véridique mais aussi satirique, à la fois cruel et plein d’humour. La noblesse est pleine de morgue, toute puissante, et le peuple y est exploité, soumis, superstitieux, mais aussi ivrogne, débrouillard, voleur…
Le récit me rappelle parfois le roman picaresque et Golovan est une sorte de Lazarillo de Tormes mais à la manière russe et non espagnole ! Le réalisme côtoie le merveilleux chrétien avec les histoires de saints, le fantastique intervient entre miracles authentiques et  supercheries.
Pas de mysticisme ici, rien de dostoievskien ! Mais un mélange de bon sens populaire mêlé à des croyances volontiers superstitieuses, à mi-chemin entre obscurantisme, crédulité et naïveté. Golovan ne se sent pas appelé par Dieu, il n’a pas de vocation. Il accomplit sa destinée car c’est sa mère, avant de mourir, qui l’a voué au Ciel. C’est un « fils promis ».

-Quand êtes-vous entré au monastère ?
- Il n’y a pas longtemps; quelques années après la fin de ma vie tumultueuse.
-Et pour y entrer, vous avez senti une véritable vocation?
-Hum… je ne sais comment vous expliquer cela. Au fond, il faut croire que je l’ai sentie.
-Comment se fait-il alors que vous parliez ainsi, comme si vous n’en étiez pas sûr?
-Et comment pourrais-je en parler comme d’une chose certaine, alors que je suis incapable de saisir le sens de toute mon existence antérieure à ce jour?

Un petit régal typiquement russe sorti de la plume d’un écrivain considéré comme le plus russe des écrivains russes ! !

Nicolas Leskov par Valentin Serov

 Lu dans le cadre du mois de l'Europe de l'Est d'Eva, Patrice et Goran.


mardi 13 mars 2018

Nicolas Leskov : Lady Mabecth au village


De Nicolas Semionovitch Leskov, écrivain russe (1831-1895), j’ai lu un roman, Le Vagabond ensorcelé et une nouvelle Lady Macbeth au village.
C’est par cette dernière que je commencerai. Le titre parle de lui-même. Nous sommes bien dans une tragédie et Catherine Lvovna  Ismaïlov, le personnage de Leskov,  emprunte à l’héroïne shakespearienne, l’âpreté,  la violence d’une âme criminelle. Mais alors que Shakespeare plaçait la scène dans  la plus haute noblesse écossaise et que l’enjeu n’était autre que la couronne, Nicolas Leskov, lui, situe l’action au village, chez un commerçant aisé, vendeur de farine. Et au lieu d’être guidée comme lady Macbeth par l’orgueil et la soif du pouvoir, c’est par la passion amoureuse que Catherine Lvovna sera conduite. Et qui aimera-t-elle ? Non un être noble et désintéressé mais un petit dom Juan de campagne, Sergueï, « un beau gars », assez vulgaire, coureur de filles, et qui, de plus, se révèle lâche, cupide et infidèle.
On peut donc, à priori, voir dans le titre de cette nouvelle et dans cette comparaison décalée, une intention ironique de la part de l’auteur.  Ne va-t-il pas tourner en dérision cette tragédie en la transposant ainsi dans la campagne russe ?

Mais le lecteur est bien vite détrompé ! Mariée à un homme qu’elle n’aime pas,  sans enfants, en proie à l’ennui, Catherine va s’éprendre de Sergueï d’une passion ardente, obsessionnelle, folle, qui l’amènera au crime. Tous ceux qui font obstacle à son amour périront ! Elle a un caractère entier, sombre et vindicatif et le remords, la crainte de Dieu, rien ne la touche.  Elle n’a donc rien à envier à une Lady Macbeth, et, si leur naissance ne fait pas d’elles des égales, leurs actes  horribles, le sang dont elles sont couvertes,  les mettent au même niveau. Ainsi, nous dit Nicolas Leskov, quelle que soit la condition sociale, toutes les passions humaines sont semblables. Et même si l'ironie de Leskov affleure par moments, Amour et Thanatos restent étroitement liés.

Le style de Nicolas Leskov est à la hauteur de cette tragédie et donne des scènes angoissantes et terrifiantes comme celle où Catherine, avec l’aide de son amant, tue l’enfant héritier de son mari, et sent pour la première fois le sien bouger dans son ventre. Ce qui n’empêche pas Leskov d’exercer son ironie sur le personnage de Sergueï, veule et superstitieux, qui s’effondre dans l’escalier en proie à la terreur et que sa maîtresse admoneste ainsi : «  Lève-toi imbécile! ». Un mélange de style très efficace. De même celle, sinistre, grandiose, où elle tue sa rivale en se précipitant avec elle dans le fleuve mais qui finit par cette comparaison un peu triviale pour une scène de tragédie : "elle se jeta sur sa victime, tel un brochet sur une truite.".

Je ne connaissais pas Nicolas Leskov mais il a de grandes qualités d’écrivain. Je lis dans l’encyclopédie Universalis qu’il a longtemps été méconnu dans son pays pour des raisons politiques :

« Leskov n'a pas encore la place qu'il mérite dans la littérature universelle. Par suite d'un malentendu, il fut mis en quarantaine et persécuté par les intellectuels progressistes, et les critiques de son temps firent le silence sur lui. Malgré les efforts de Gorki, qui le considérait comme un de ses maîtres et qui montra son importance, cet interdit pesa longtemps, et l'on parla rarement de Leskov en Union soviétique. Pourtant, par sa connaissance exceptionnelle de la vie russe, par la variété de ses sujets, par la richesse de sa langue, c'est un des conteurs russes les plus féconds et les plus originaux. » Ici

Chostakovitch, compositeur russe, a repris la nouvelle de Leskov pour écrire un opéra : Lady Macbeth of Mtsensk. 





Nicolas Leskov
"Nicolas Sémionovitch Leskov est né à Gorokhovo, dans la province d'Orel, pays natal de Tourguéniev en 1831. Son père, fils et petit-fils de prêtre, avait acquis la noblesse personnelle dans le service civil, sa mère était de petite noblesse héréditaire, sa grand-mère d'une famille de marchands. Il porte ainsi en lui l'héritage de trois castes : clergé, noblesse, négoce et sa vie commence sous le signe de la diversité. Plus que par ses parents, il fut formé par sa grand-mère maternelle qui l'emmenait en pèlerinage dans les monastères de sa province, lui contant en route les légendes et l'histoire des pays traversés. Aux relais ou dans les couvents, il écoute d'autres récits faits par les voyageurs ou les novices. La tradition orale était toujours vivace en Russie, et l'enfant fut marqué de manière ineffaçable par cet atmosphère poétique et religieuse, par cette parole, porteuse à la fois de tradition et d'invention. Il est mêlé ainsi au peuple russe, peuple courageux, généreux, très doué, étouffé par un régime trop sévère, par le servage (c'était encore le règne de Nicolas Ier), et Leskov se prend d'un grand amour pour ces humbles aux multiples visages."  source Ici


lundi 12 mars 2018

Ivan Tourgueniev : Pères et fils


C'est avec Père et fils de l'écrivain russe Ivan Serguïevitch Tourgueniev,  paru en 1862, que j'ouvre Le mois de mars de la littérature de l'Est de l'Europe de :  Eva, Patrice et Goran


Une crise générationnelle : Pères et fils

Le tsar Alexandre II qui a succédé à Nicolas 1er, souverain réactionnaire et dictatorial, proclame l’abolition du servage en mars 1861. Mais avant cela, des propriétaires libéraux avaient eu à coeur de libérer leurs serfs, comme le fit l’écrivain lui-même.
 Dans ce contexte, Ivan Tourguénéiev décrit la crise générationnelle qui oppose les pères et les fils.
Les pères : Nous sommes en 1859. Nicolas Kirsanov, noble, propriétaire terrien, a toutes les peines du monde à maintenir sa propriété en ordre et à éviter la ruine après avoir aboli le servage. D’une grande bonté, il fait confiance à ses anciens serfs, devenus fermiers, qui le grugent et ne paient pas leur redevance. Poète et érudit, esthète, comme le fut Tourgueniev, il aime la beauté de la nature et les vers de Pouchkine. Il a toute la sympathie de l’auteur (et d’ailleurs du lecteur), il est ouvert aux idées nouvelles mais est complètement dépassé par la situation, contemplatif plutôt qu'actif. A côté de lui, Paul, son frère, ancien officier, conservateur, à cheval sur les principes, représente les idées anciennes mais il est tout aussi incapable d’agir que Nicolas. Ils sont l'incarnation d'un monde finissant !
L’autre père est Vassili Bazarov, ancien chirurgien militaire, roturier, petit propriétaire d’origine modeste. Il aime tant son fils Eugène qu’il ne veut pas le contrarier bien qu’il reste attaché aux idées anciennes et traditionnelles.

Arcade Nicolaievitch Kirsanov, le fils de Nicolas, fraîchement émoulu de l’université revient voir son père, accompagné d’un de ses amis un peu plus âgé, Eugène Vassiliev Bazarov, dont il épouse les idées par admiration, plus que par conviction. Voilà pour les fils.

Bazarov et les idées nouvelles

Nicolas et Paul Kirsanov, Bazarov (debout) et Arcade (de dos)

La situation va vite se dégrader entre les jeunes gens et les vieux propriétaires au cours de discussions politiques où le nihilisme de Bazarov, intelligent et brillant orateur, triomphe mais scandalise. Il prône non pas tant la révolution que la destruction de la société traditionnelle, le refus de la culture bourgeoise, poésie, art, l'indifférence envers la nature et sa beauté :
- La nature aussi c’est du vent, au sens où tu entends ce mot. La nature n’est pas un temple, mais un atelier fait pour que l’homme y travaille. »
 et glorifie le matérialisme scientifique. Il veut devenir médecin.
« Un honnête chimiste est vingt fois plus utile que n’importe quel poète, l’interrompit Bazarov .

Le personnage de Bazarov

 

Eugène Bazarov et Anna Odintsov
 
Bazarov n’est pas un personnage sympathique, contrairement à Arcade qui est gentil, naïf, enfantin et pour tout dire un peu falot. Arcade se laisse dominer par son ami, comme il le sera après par la femme qu’il aimera !
 Eugène Bazarov a des qualités certaines. C’est un homme qui refuse l’oisiveté. Studieux, il se consacre à ses études de médecine, il ne refuse jamais son aide à un malade et sait parler aux enfants. Mais si Bazarov est le brillant représentant de la jeune génération subversive, il sera pourtant vaincu par l’ordre social. En effet, il tombe amoureux d’une grande dame, Anna Odintsov, riche et noble, qui refuse son amour par orgueil, à cause de la modestie de son milieu social et du métier qu’il veut exercer. La révolution et l’égalité des classes sociales, n’est pas encore de mise !
En fait, Bazarov est un déclassé :  Il est fier de son grand-père qui était serf, il croit être resté proche des moujiks qui semblent le respecter mais ceux-ci se moquent de lui derrière son dos. De plus il est plein de contradictions. Il aime d’un amour passionné une femme qui appartient à une classe qu’il veut détruire ! Anti-romantique, il éprouve des sentiments amoureux tels qu’il se comporte en héros romantique.

  Les détracteurs du roman 

On comprend pourquoi Ivan Tourguéniev s’est fait des ennemis avec ce roman. Les libéraux lui reprochent, entre autres, d’avoir caricaturé les idées démocrates à travers les « fils », et en particulier à travers le personnage du nihiliste Bazarov, amer et désabusé. La haine de la société que professe celui-ci, son mépris des autres, son sentiment de supériorité intellectuelle, son inculture proclamée voire revendiquée, le rendent antipathique et empêchent que l’on adhère à ses théories.  Enfin, le dénouement du roman lui donne tort puisqu'il renie ses idées et n'a plus d'espoir de changer la société. C’est un personnage négatif et pourtant douloureux, tragique. Le lecteur oscille envers lui, surtout à la fin, entre le rejet et la compassion.
Mais Tourgueniev n'a pas plus de chance envers les conservateurs. S'ils  ont apprécié le portrait négatif du nihiliste Bazarov, ils sont mécontents, eux aussi, que l’écrivain ait peint les « pères » comme des vieillards dépassés, impuissants et inutiles.
Pourtant, Ivan Tourgueniev est un libéral, il a lui aussi libéré ses serfs mais être modéré n'est pas de tout repos !

Un personnage à part entière : La nature

Isaac Levitan paysage avec isba  
 
J’ai aimé aussi la présence de cette nature russe qui joue un grand rôle dans Pères et fils. Le réalisme et le lyrisme qui alternent dans le récit semblent épouser les pensées des humains et l’état d’âme de celui qui la regarde.
Ainsi le jeune Arcade, retournant au pays, est ému par la pauvreté des paysans en « guenilles et montés sur des rosses lamentables », les isbas « chétives et basses sous leurs toits de chaume sombre ». La nature qui sort de l’hiver semble répondre à la tristesse et la misère ambiante avec « les saules qui poussaient le long de la route(et qui) avaient l’air de mendiants en haillons, dépouillés qu’ils étaient de lambeaux d’écorce, leurs branches réduites à l’état de moignons »
Mais l’instant d’après, le lyrisme de la description donne l’impression que la joie de vivre et l’optimisme du jeune homme reprennent le dessus. La nature s’anime, tous les sens sont joyeusement sollicités, la vue, l’ouïe… tout est en harmonie avec l’âme du jeune homme.
« Tout, alentour, verdoyait d’un vert doré, tout palpitait et brillait, généreusement, suavement, au souffle ténu d’une brise tiède, tout : les arbres, les buissons, et les herbes; partout l’air ruisselait du chant sonore, interminable, des alouettes; les vanneaux tantôt criant et tournoyant au ras de l’herbe courte des prairies, tantôt, silencieux, couraient sur les mottes de terre… »

Une peinture de la Russie

 
Nikolaï Kouznetsov, Jour de fête, 1879  Moscou


Oui, décidément j’ai tout aimé dans ce roman. Non seulement les personnages principaux du roman sont des représentants des différentes classe sociales, politiques  et des courants d’idées qui agitent l’époque mais… ils sont véridiques, croqués sur le vif dans leurs gestes, leur mentalité, leurs croyances et leurs superstitions, leurs sentiments, leur manière de s’exprimer. Les pères sont  bienveillants et pleins d’amour mais ils éprouvent, sentiment qui semble éternel, une certaine douleur à ne plus se sentir en phase avec les nouvelles générations, à ne plus comprendre leur fils. 
Les personnages secondaires aussi sont attachants et bien observés comme la jeune paysanne, Fenetchka, maîtresse de Nicolas Kirsanov, qu’il finira par épouser, ou la mère de Bazarov dont Tourgueniev donne un portrait attendri mais plein d’humour.
Tous sont l’incarnation de la vieille Russie et de l’âme slave. Tous révèlent de la part de Tourgueniev une connaissance approfondie de la société russe.

 Intelligent, passionnant et riche, Pères et fils est un roman qui a beaucoup de charme. C’est avec plaisir que je renoue avec Tourgueniev dont j’ai envie maintenant de lire l’oeuvre complète !



Ivan Tourgueniev

Écrivain russe, Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est né le 28 octobre 1818 à Orel (Russie). De trois ans l'aîné de Fedor Dostoïevski, de dix ans celui de Léon Tolstoï, Tourgueniev est le plus occidental des trois grands romanciers qui firent la gloire de la littérature russe dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Né en 1818, à Orel, une petite ville au sud de Moscou, Tourgueniev est issu d'une famille russe aisée. Elevé dans la demeure maternelle de Spasskoje, son éducation est stricte. Dès son jeune âge, il voit sa mère maltraiter les serfs, ce qui fera de lui, plus tard, un partisan de l’abolition du servage. À l'âge de quinze ans, il est envoyé en pension à Moscou, puis il poursuit ses études à Saint-Pétersbourg, où il rencontre Pouchkine qu’il admire. Il se met alors à écrire de la poésie.

De 1838 à 1841, il séjourne à Berlin. Il y fréquente les cercles culturels occidentaux. Son retour en Russie est marqué par sa rencontre avec la cantatrice Pauline Viardot, dont il tombe éperdument amoureux. La jeune femme est mariée, mais leur liaison est tolérée par son époux et leur entourage.
 En 1843, il écrit pour le théâtre. Il lui faut attendre une dizaine d'années pour que ses écrits soient publiés.
En 1847, Tourgueniev quitte la Russie pour Berlin, afin de se rapprocher de sa bien-aimée. Mais, dans les années 1850, elle s'éloigne de lui. Désabusé, il voyage, puis s'installe de nouveau en Russie. Il se consacre  à l'écriture de récits et de romans dont le thème récurrent est la vie russe. Des nouvelles écrites entre 1847 et 1852, réunies sous le titre  Mémoires d’un chasseur, paraissent en 1852 et assurent le succès de Tourguéniev.

Père et fils, considéré comme le plus accompli de ses romans, est publié, lui, en 1862. La violence des critiques qui accueillent son oeuvre éprouve Tourguenéiev qui en souffre beaucoup. Il s'expatrie définitivement, à Baden (Allemagne), puis à Bourgival (France). Il se lie d'amitié avec Gustave Flaubert, Emile Zola, les frères Goncourt. Elu vice-président au Congrès international de littérature en 1875, aux côtés de Victor Hugo, il conforte sa notoriété. Il reçoit d'ailleurs un accueil chaleureux lors d'un retour dans son pays d'origine.
 Il décède en 1883 à Bougival.  Voir source - biographie Ici et Ici


Ma première contribution, un peu en retard, à cause des vacances mais je vais vite me rattraper !



vendredi 28 juillet 2017

Le chant du cygne-Fantaisie d'après Tchekhov Robert Bouvier Festival OFF d'avignon



Une salle de théâtre en pleine nuit. Lieu de tant de souvenirs et d’enchantements pour le vieux comédien qui s’y est endormi. Une arène aussi bien qu’un refuge, où il ne reste pas longtemps seul…
Un spectacle festif, entre dérapages et télescopages s’amusant des codes et paradoxes du théâtre et de la folie douce d’artistes rêvant de suspendre le temps. Des échappées rebelles dans un texte poignant d’humanité, dont les comédiens s’emparent intimement, laissant malicieusement leurs songes rimer avec mensonges, s’abandonnant à de joyeuses variations et digressions. Une version surprenante, conjuguant tendresse et légèreté et ménageant quelques savoureux coups de théâtre.

Le chant du cygne, c'est la dernière plainte sublime que lance le cygne avant de mourir. Ici, dans cette courte pièce de Tchekhov, c'est le chant du vieil acteur Vassili Vassilievitch Svetlovidov qui se retrouve seul dans un théâtre après s'être endormi dans sa loge. La salle noire, métaphore de la mort, l'effraie et sa vieillesse lui pèse, le souvenir de son ancienne gloire aussi. L'apparition du souffleur, le vieux Nikita Ivanitch le rassure et tous deux vont évoquer les succès du vieux comédien en célébrant les auteurs célèbres qu'il a servis de son art.

C'est à partir de cet texte que le metteur en scène Robert Bouvier réalise une libre adaptation à la  fantaisie  débridée dans laquelle nous entraînent deux excellents comédiens Roger Jendly et Adrien Gygax.  En fait les personnages sont doubles  : Roger joue son propre rôle et  interprète Vassili et Adrien est à la fois Adrien et Nikita. Ainsi a lieu une mise en abyme qui va permettre au spectateur de voir se créer le spectacle théâtral et de confronter le passé et le présent.

Le vaste plateau souvent plongé dans le noir au grand dam de Svetlovidov qui prend à partie le technicien, présente une table et des chaises où sont entreposés les verres de la fête au cours de laquelle on a oublié le vieil homme. Et puis le reste de la scène est vide, coupé seulement par deux rideaux, l'un blanc, l'autre représentant le tableau de Giandomenico Tiepolo, le Nouveau Monde, qui montre une foule de dos regardant une lanterne magique, allusion bien sûr à la magie du théâtre, monde de l'ombre et de l'illusion et pourtant peut-être "plus  vrai que la vie".

La tristesse qui s'empare du vieil acteur a pour ponctuation les rires que provoquent son ivrognerie et ses exhortations à la tempérance, ses trous de mémoire qui obligent les deux personnages à reprendre le texte tout en modifiant avec humour les jeux de scène. Et puis soudain, le vieillard renaît de ses cendres, et nous transmet son amour des beaux textes qu'il dit magnifiquement.
 Le souffleur quant à lui est interprété de manière cocasse par Adrien Gygax qui nous propose plusieurs versions différentes et hilarantes de ce personnage tout en se plaignant, en tant qu'Adrien, des caprices du metteur en scène. La mise en scène se fait et se défait sous nos yeux pour notre grand plaisir.
 En même temps et toujours en provoquant le rire, il y est question  de la disparition du rôle du souffleur dans le théâtre contemporain et de ses équivalences technologiques, oreillette, surtitrage... des mises au point sur le son, sur  la lumière. La scénographie et ses secrets se mettent en place.  Nous sommes au coeur de la création. Tout nous parle du théâtre, de cette passion qui habite Svetlovidov et Nikitouchka et qu'ils transmettent aux spectateurs.  

La pièce est donc un bel hommage au théâtre et aux grands auteurs, c'est aussi une réflexion nostalgique sur la vieillesse et la mort et le  regret de la jeunesse enfuie. Entre rire et émotion. Pourtant, je place ici un petit bémol :  j'ai trouvé que  la mise en abyme, aussi riche soit-elle, détournait parfois de l'histoire du "vrai" Vassilievitch, c'est pourquoi je suis curieuse de voir un jour la pièce de Tchekhov. Mais ne boudons pas notre plaisir, le spectacle est intéressant et je l'ai beaucoup aimé.


Théâtre Girasole
Le chant du Cygne -Fantaisie
À 20h30
Durée : 1h15
à 20h30 : du 7 au 30 juillet
Compagnie du Passage
Interprète(s) : Roger Jendly, Adrien Gygax 
Metteur en scène : Robert Bouvier 
Collaboration artistique : Vincent Fontannaz
  • Scénographie, costumes : Catherine Rankl
  • Musique originale : Mirko Dallacasagrande
  • Univers sonore : Julien Baillod
  • Création lumières : Pascal Di Mito
  • Création vidéo : Alain Margot
  • Maquillage : Talia Cresta
  • Régie générale : Bastien Aubert
  • Administration : Danielle Monnin Junod
  • Production : Damien Modolo
  • Diffusion : Créadiffusion
 

dimanche 2 juillet 2017

Mikhail Boulgakov : Le roman de monsieur Molière



Je vais assister bientôt, pendant le festival In d’Avignon  2017,  à une pièce montée par le metteur en scène allemand Frank Castorf, adaptée du livre de Mikhail Boulgakov : Le roman de monsieur Molière. L’occasion pour moi de relire ce livre que je n’avais plus ouvert depuis ma première lecture dans les années 70.

Mikhail Boulgakov
Mikhail Boulgakov a écrit Le roman de Monsieur Molière, sous la dictature de Staline en 1933 mais le livre n’est paru qu’en 1962.
Pourquoi Mikhail Boulgakov s’est-il particulièrement intéressé au dramaturge français ? Nous savons que l’écrivain russe qui adorait le théâtre est lui-même l’auteur de pièces qui se verront interdites au fur et à mesure de leur parution.
Comme Molière, il s’est donc heurté au pouvoir en place, il a vu ses pièces  censurées, suscitant de violentes polémiques, puis retirées de l’affiche. Sans possibilité de trouver du travail, Boulgakov doit son salut à Staline à qui il écrit une lettre désespérée. Celui-ci lui procure un emploi au théâtre d’Art.

La vie de Boulgakov ressemble donc à celle de Molière dont la vie et l’oeuvre sont sans cesse menacées par les pouvoirs en place en France au XVII siècle. J’écris les pouvoirs au pluriel car il n’y a pas seulement celui de la monarchie absolue mais aussi celui de l’église et des dévots tout puissants qui se déchaînent après le Tartuffe ou Dom Juan. Quant à la noblesse, elle n’apprécie pas sa critique des petits marquis et des courtisans, et les salons littéraires qui se reconnaissent dans Les Précieuses ridicules ou Les femmes savantes ne le portent pas plus dans leur coeur ! Et que dire aussi des médecins ou encore des bourgeois ridicules et imbus d’eux-mêmes qui sont les cibles de ses railleries!

Les oeuvres de Molière ont souvent été interdites et le dramaturge a compris qu’il fallait se faire un allié du roi s’il ne voulait pas succomber sous les coups de ses ennemis. D’où ses lettres, ses prologues de courtisan flatteur quand il s’adresse à ses maîtres. Par contre, il ne cède rien dans son oeuvre et ne fait aucune concession quand il s’agit de décrire la société telle qu’elle est et de lutter contre les vices de son temps, le fanatisme, l’intolérance, l’obscurantisme, l’hypocrisie religieuse, le manque de liberté...

Jean-Baptiste Poquelin dit Molière
C’est donc ce point de vue qui intéresse Boulgakov  :  l’écrivain face au pouvoir,  qui pose les problèmes de la liberté du créateur,  et qu’il va aborder en racontant la vie de Molière.
Cette vie qui est à proprement parler un « roman » avec ses nombreuses péripéties, ses rebondissements, ses joies et plus encore ses drames.  Molière lui-même, est le véritable héros de ce récit, un homme avec ses faiblesses et ses travers mais aussi son courage, son intelligence redoutable quand il s’agit d’observer ses semblables; un écrivain dont l’immense talent comique n’a d’égal que la sensibilité tragique car Molière a le don de faire rire de ce qui est triste.


Or, dans le Télérama Spécial festival d’Avignon (du 1er au 7 juillet), je lis dans l’article de Joëlle Gayot que Frank Castorf, le metteur en scène qui va monter l’oeuvre de Boulgakov sur Molière a lui-même été évincé de la direction du Volksbühne, théâtre de Berlin, par le sénat de la ville.

« Dans un spectacle chahuteur, qui règle leur compte aux souverains sacrant ou répudiant les artistes, il invite deux figures connues pour leurs rapports houleux avec la tutelle. Le premier Mikhail Boulgakov buta en permanence contre les oukases d’un Staline qui ne lui laissait d’autres choix que de soumettre ses oeuvres à une hypothétique approbation. Le second, Molière, vécut avec Louis XIV des périodes d’amour sans nuage que le couperet royal savait sèchement interrompre. Adoubés la veille pour mieux être rejetés le lendemain, ces deux auteurs sont le symptôme du lien permanent noué entre l’Etat-providence et ses créateurs. » 

Frank Castorf, metteur en scène allemand

Castorf, Bougakov, Molière… une triple mise en abyme !  que je vais voir dès le 8 juillet.  A suivre donc !

dimanche 7 août 2016

Festival In d'Avignon 2016 : Tristesses - Anne-Cécile Vandalem /Les âmes mortes - Gogol et Kirill Serebrennikov/Babel 7.16 – Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet



Un dernier billet sur les spectacles du festival d’Avignon que j’ai vus cette année dans le IN car il est temps d’en finir et je pars en vacances en Lozère!

La 70e édition en chiffres :
La 70e édition du Festival IN d'Avignon a réuni 63 spectacles en 289 représentations dans 39 lieux. Sur 126 000 billets proposés à la vente, 120 000 billets ont été délivrés (+ 6,55% par rapport au total de l’édition 2015), soit un taux de fréquentation de 95%.
 Les manifestations gratuites ont comptabilisé 47 000 entrées libres.
 Fréquentation totale au 23 juillet 2016 :
167 000 entrées
La 70e édition : lucidité et espérance 
Ce Festival a incarné particulièrement cette année l’esprit de mobilisation, les spectateurs toujours plus nombreux préférant le partage de l’intelligence au silence de la peur ou à la violence du rejet.

Tristesses/ Anne-Cécile Vandalem auteure et metteuse en scène belge



"En passe de devenir Premier ministre, Martha Heiger, dirigeante du Parti du Réveil Populaire, retourne sur son île natale, Tristesses, pour enterrer sa mère retrouvée morte dans des circonstances qui restent encore à éclaircir. Après la faillite des abattoirs de Muspelheim, la candidate retrouve son village, exsangue, et profite de la situation pour jeter les bases d'un projet de propagande. Dans l'ombre, deux adolescentes décident de prendre les armes... Inspirée par la violence de la montée des nationalismes en Europe, la dernière création d'Anne-Cécile Vandalem dissèque avec humour ce qu'elle envisage comme l'une des plus redoutables « armes » de la politique contemporaine : « l'attristement des peuples ». Comment ? En liant de manière inextricable la tristesse à la comédie sociale, la politique à l'enquête de moeurs, l'émotion à sa propre résistance. En imaginant cette fable comme un polar nordique, animiste et surnaturel, la metteuse en scène croise la fiction et la réalité, le théâtre et le cinéma, les vivants et les morts. Un thriller où le passé télescope le présent, où les personnages sont pris dans des postures drôles et cruelles, et où le pouvoir insidieux des médias domine. « Un des états de la tristesse ».

LA DEPÊCHE AVIGNON (AFP) -  la dépêche voir ICI
C'est la pièce la plus terrifiante et la plus aboutie à ce stade du festival d'Avignon: "Tristesses", de la Belge Anne-Cécile Vandalem, raconte la prise de pouvoir d'une dirigeante d'extrême droite sur les habitants d'une petite île au Danemark.

Mon avis :  Effectivement Tristesses est un beau, triste mais nécessaire spectacle, polar nordique comme le disent les critiques, mais surtout théâtre politique, ancré dans notre temps. Le spectacle montre le triomphe de l’extrême-droite et comment, au nom de cette idéologie pernicieuse, Martha, chef du parti du Réveil populaire et son père, triste individu sans scrupules, n’hésite pas à faire sombrer  économiquement les habitants de cette petite île pour récupérer le pouvoir.  Rien ne pourrait être plus d'actualité et la mise en scène entre vidéo et théâtre est très réussie.

Les âmes mortes d’après Gogol : Kirill Serebrennikov metteur en scène russe

 

"Dans la Russie des années 1820, Tchitchikov homme ordinaire mais astucieux, cherche fortune et applique une idée peu commune : acheter à très bas prix les titres de propriété de serfs décédés mais non encore enregistrés comme tels par l'administration, pour les hypothéquer et en retirer bien plus d'argent qu'ils n'en valent en réalité. Au fil des tractations et des transactions de ce personnage, Nikolaï Gogol construit une oeuvre monumentale en forme de galerie de portraits dont la trivialité d'abord drôle devient vite inquiétante. L'écrivain semble nous dire que le pire n'est pas que les âmes vivantes marchandent celles des morts... mais qu'elles se révèlent toutes corrompues par le jeu, l'alcool et la cupidité. S'inspirant de cette oeuvre historique qui attira tant de haine à l'auteur qu'il la renia, le metteur en scène Kirill Serebrennikov fait défiler les habitants de la ville de « N. » dans un décor de contreplaqué qui laisse résonner les travers de l'humanité de toutes les époques, de la Russie à toutes les régions du monde. Castelet pour dix acteurs qui, comme des pantins, endossent les innombrables rôles du roman ou misérable cercueil pour des âmes aux intérêts si morbides qu'elles sont dénuées de vitalité, cette boîte est le théâtre d'un humour grinçant et d'une choralité absurde. Un espace-temps où les relations humaines sont sans perspective sur le moindre changement."

Mon avis : Même avec beaucoup d’idées et une grande inventivité, la mise en scène m’a laissée en dehors. Je ne suis pas arrivée à entrer dans cette pièce. J’ai trouvé que c’était long et surtout répétitif en particulier lors de chaque achat d’âmes mortes. Je n’ai apprécié vraiment que la fin beaucoup plus poétique lorsque les ombres des âmes mortes reviennent sur scène. A noter que le manque de climatisation et la chaleur suffocante de la Fabrica n’ont rien arrangé!

 Babel 7.16 –  Sidi Larbi Cherkaoui chorégraphe flamand -marocain et Damien Jalet chorégraphe franco-belge


"Babel 7.16 : réactualisation ou recréation ? Aujourd'hui, pour les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, il ne s'agit plus de voir la pièce dans les mêmes dispositions que celle de 2010 du triptyque composé avec Foi et Myth. L'extension du titre en est l'incarnation : 7.16 fait autant référence aux codes des logiciels qu'aux versets d'un texte sacré, à une date contemporaine qu'au pouvoir d'une numérologie archaïque. La pièce convoque le choc des langues et des corps porteurs de différentes nationalités, la diversité et la difficulté à être dans la coexistence et confronte l'unicité à la communauté. Elle questionne notre rapport au changement où la technologie modifie constamment nos empathies et nos connexions. Babel 7.16, tout comme la pièce originale, met en scène des danseurs qui partagent avec humour leurs héritages immuables mais en métamorphose constante. Danser cette contradiction, c'est comme explorer les mots par le corps, éviter l'écueil de l'indicible grâce au geste et à l'action. Dans le mythe initial, il est dit que Dieu ne voulait pas partager son territoire, les hommes, eux, voulaient se rapprocher de Lui. « Le partage est une décision, une attitude, face aux événements traumatiques notamment. Ces instants où l'extrême solidarité se confrontent à la peur de partager ». En invitant au plateau l'intégralité des danseurs qui ont fait de Babel une référence chorégraphique, les deux chorégraphes issus d'une Belgique flamande et francophone, divisée et unitaire, ont placé la masse, l'histoire et le territoire dans la Cour d'honneur du Palais des papes. Dans le centre des centres, là où les murs continuent à nous raconter des histoires de prérogatives et d'immuabilité du pouvoir et de la religion mais subliment et accueillent le vivant dans sa complexité."
LA CROIX critique : 
"Les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet réactualisent à Avignon, à travers Babel 7.16, l’un de leurs succès, dans un tourbillon de langues, de nationalités et de trouvailles souvent réjouissantes, parfois étourdissantes.
La cour d’honneur du palais des Papes a frémi mercredi soir, quand, alors que l’obscurité achevait d’envelopper ses hauts murs, les danseurs de Babel 7.16 se sont alignés.
Vingt hommes et femmes, qui, les uns après les autres, ont planté leurs poings dans le sol en criant le mot « terre » dans différentes langues, avant de danser aux rythmes d’énormes tambours japonais.
Cette saisissante entrée en matière marque le moment du récit de la tour de Babel où Dieu, punissant les hommes d’avoir voulu élever leur édifice jusqu’aux cieux, confond leur langage afin qu’ils ne s’entendent plus. 
Si la pièce se trouve réadaptée six ans plus tard à Avignon, c’est parce que les tensions qu’elle explore, avec un humour salvateur, agitent plus que jamais notre actualité. Tous les danseurs ayant donné vie à Babel (words) se rassemblent pour une version XXL, où voisinent dix-sept langues et vingt nationalités.
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Mon avis :  encore un très beau spectacle, une chorégraphie éblouissante dans le cadre magnifique de la cour d'Honneur. Et toujours comme beaucoup de spectacles du In comme du Off, un théâtre engagé dans l'actualité. Décidément le Festival a amené cette année à une réflexion sur toutes les questions que nous nous posons sur notre société.