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mardi 3 janvier 2023

Année 2022 : Les romans que j'ai préférés...


 J'avais l'impression cette année 2022 d'avoir lu beaucoup de livres mais d'avoir peu rédigé de billets. Par manque de temps ou de courage (surtout) ou parce que je les aimais moins, j'ai laissé, en effet, certaines de mes lectures de côté.  Malgré tout, j'ai finalement commenté plus de cinquante livres, ce qui m'a étonnée ! Pour une feignasse, ce n'est pas si mal ! Non que je veuille courir un marathon livresque et "faire du chiffre" mais parce que, malheureusement, si je n'écris pas mon avis sur un livre, je l'oublie ! La mémoire, vous dis-je !

En lisant vos bilans, j'ai eu envie moi aussi sinon de classer les romans que j'ai lus, du moins de dire quels sont mes cinq préférés. Les titres ont vite surgi :



Evgueni Vodolaskine : Les quatre vies d’Arseni 

Mon coup de coeur absolu parce que c'est le Moyen-âge, une période fascinante, parce que les personnages sont hors du commun et attachants, parce que la réflexion philosophique sur le Temps est  intelligente, profonde et me touche.

 

 

 

 


Michel Le Bris : Kong

Un pavé addictif sur l'histoire du cinéma mais aussi sur l'histoire du XX siècle avec ses guerres dévastatrices, ses génocides, ses inventions fabuleuses, ses progrès fulgurants ; je l'ai aimé parce que ce livre montre tout ce dont l'homme est capable dans le Bien et dans le Mal, parce que les personnages réels, les réalisateurs de King Kong, sont complètement "barjos" et  inattendus, qu'ils m'ont fait rire à la fois et rêver.


 

 

Gouzel Iakhina : Zouleikha ouvre les yeux

  En Union soviétique, sous Staline, les Koulaks, paysans propriétaires de leur terre, sont envoyés en déportation en Sibérie. Le livre offre un beau portrait de femme asservie, aliénée,  qui va  paradoxalement découvrir la liberté dans les forêts sibériennes. L'écriture est belle, la description des paysages aussi; les personnages sont intéressants et l'écrivain évite tout manichéisme en réussissant aussi un portrait complexe du personnage masculin, bolchévique, gardien du camp.

 


 

 Jean-Philippe Jaworsky : Gagner la guerre

 Un drôle de roman, surprenant, hors norme, entre réalité et fantasy, entre rire et noirceur. L'écrivain crée un monde imaginaire en intégrant des éléments de la Renaissance italienne et de la civilisation grecque. Aventures rocambolesques, luttes de pouvoir, machiavélisme politique, humour (noir) et un personnage assez improbable, une sorte d'anti-héros, dans toute sa splendeur grotesque, entièrement amoral, assassin, traître, sans scrupules, mais qui nous entraîne et nous met dans sa poche !

 

 

Henrik Sienkiewicz : Les chevaliers teutoniques

Encore le Moyen-âge ! L'écrivain nous décrit la lutte des royaumes de Lituanie et de Pologne alliés contre les chevaliers teutoniques, alliance qui leur permettra de sortir vainqueur. On comprend mieux l'histoire de ces pays dans lesquels on peut englober une partie de l'Ukraine qui, en fait, n'ont jamais été complètement indépendants. Et puis quand on va à Cracovie comme je l'ai fait en lisant ce livre, il y a le plaisir augmenté de retrouver des échos de ce roman historique, dans les monuments, les statues, les peintures. On a l'impression de revivre le passé, on comprend mieux les oeuvres, on est en connivence !

vendredi 20 mai 2022

Anton Tchekhov : Le Moine noir et Kirill Serebrinnokov au festival d'Avignon 2022


Cette année, au festival de théâtre d’Avignon 2022, la Cour d’honneur accueillera Le moine noir, une nouvelle d'Anton Tchekhov, adaptée par le metteur en scène russe Kirill Serebrinnokov.

Le récit

Egon Schiele: autoportrait

Kovrine, jeune professeur de philosophie, promis à un avenir brillant, souffre d’un épuisement nerveux lié à un excès de travail. Un ami médecin lui conseille de partir se reposer à la campagne et, justement, le jeune universitaire reçoit une lettre de Tania, la fille de son vieil ami Igor Siemonytch Pessotski, un célèbre horticulteur, qui a été son tuteur à la mort de ses parents et qui l’aime beaucoup. Le jeune homme se rend chez eux. Il y est accueilli chaleureusement. La jolie et vive Tania n’est plus une petite fille et il sera facile d’en tomber amoureux. C’est le voeu le plus cher de son père ! Le jardin provoque l’admiration de Kovrine. Tout semble pour le mieux. Mais une créature fantastique, un moine noir, apparaît au jeune homme comme surgi du vaste univers, inquiétant, obsédant. Dès lors le jeune homme ne cesse de le voir partout. Rêve ou réalité? Intervention du fantastique ou hallucination ? Folie ?  

  La nouvelle devient une descente aux enfers au cours de laquelle Kovrine, hanté par le Moine noir, se perd entraînant ceux qui l’entourent dans la mort et la souffrance.

La genèse de l’oeuvre

Anton Tchekhov

La nouvelle Le moine Noir a été rédigée dans la propriété de Tchekhov, à Mielikhovo, et publiée en 1893. A cette époque, Anton Tchekohv est très angoissé, victime d’un épuisement nerveux. Il ne dort plus et rêve bien souvent d’un moine noir qui le hante et l’effraie. Cette vision tourne à l’obsession et l’écrivain ne pourra y échapper qu’en écrivant cette nouvelle. Même s’il se défend d’avoir créé le personnage de Kovrine à son image, il est certain que Tchekhov y a mis beaucoup de lui-même. Il s’intéresse particulièrement à cette époque à la psychiatrie et à la maladie mentale. Il reçoit d’ailleurs chez lui un ami, psychiatre célèbre, et c’est à cette période qu’il écrit la nouvelle Salle n° 6 sur ce thème. N'oublions pas qu'il est lui-même médecin et coordonne à la même époque les mesures sanitaires pour lutter contre l'épidémie de choléra et soigne les paysans de Mielikhovo.
D’autre part, comme il a acquis sa propriété en 1892, il s’intéresse à la botanique, et découvre, entre autres, la technique des greffes et aussi des fumées contre le gel. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ces préoccupations dans le domaine de Pessotski ou Kovrine va se reposer et où le jeune homme admire le magnifique jardin de son hôte, son savoir faire et celui de sa fille, la jeune Tania.

Le jardin

Claude Monet : Giverny
 

Le jardin est un des thèmes importants de la nouvelle. Plus qu’un simple décor, c’est un paysage mental, oscillant entre la tristesse, l’étrangeté, propices aux hallucinations, et la beauté, le calme, lieu où le bonheur semble possible.

Dès l’arrivée du jeune homme, la description de la demeure et du paysage alentour présente, en effet, un aspect inquiétant, sombre, dégradé,  reflétant peut-être les tourments intérieurs du jeune homme, son état psychique.

"La maison des Piessotski était une énorme bâtisse à colonnade et à têtes de lion dont le plâtre s’écaillait, un laquais en habit se tenant à l’entrée. Un vieux parc tracé à l’anglaise, sévère et triste, s’étendait sur près d’une verste de la maison à la rivière, se terminant par une berge abrupte et argileuse où poussaient des pins aux racines dénudées ressemblant à des pattes velues ; en contrebas, l’eau brillait, farouche, des courlis voletaient en poussant des cris plaintifs et l’on s’y sentait toujours d’humeur à s’asseoir pour composer une ballade."

L’écrivain décrit ensuite le jardin dans un style poétique, riant, par petites touches de couleurs qui rappelle un tableau impressionniste. Un paradis ?

« Mais à proximité de la maison, dans la cour et dans le verger qui, avec les pépinières, faisait une trentaine d’hectares, c’était gai, rempli de joie de vivre, même par mauvais temps. Nulle part ailleurs Kovrine n’avait vu des roses, des lis et des camélias aussi admirables, de telles tulipes de toutes les couleurs possibles, du blanc éclatant au noir de suie, une si grande richesse florale. On était seulement au début du printemps, et la splendeur des parterres se cachait encore dans les serres, mais ce qui fleurissait déjà le long des allées et dans divers massifs ça et là suffisait à donner le sentiment, en se promenant dans le jardin, de se trouver dans un royaume de couleurs tendres, surtout aux premières heures, quand la rosée brillait sur chaque pétale.

Mais ce jardin idéalisé peut-être aussi présenté d’une manière très réaliste, source d’inquiétude et de disputes entre l’horticulteur et sa fille, source d’un travail constant, pénible, comme le prouvent ces nuits passées à lutter contre le gel dans le jardin, ou la cueillette des fruits intense, harassante, sans répit, ou l’obligation d’écraser à la main des chenilles qui dévore les fruits, ce qui rebute un peu notre héros. Le jardin est une source de revenus considérables, il faut l’envisager aussi d’un point de vue économique. Il n’est en rien un Eden. Mais il est aussi une oeuvre d’art servi par l’amour. Seul l’amour permet une telle beauté affirme Igor Siemonytch Pessotski.

La maladie mentale :  la mégalomanie

Edward Munch : le cri

A propos de cette nouvelle Tcheckhov explique qu’il a voulu montrer ce qu’est la mégalomanie à travers son personnage, ce sentiment d’être l’élu, d’être distingué par Dieu, supérieur aux autres et destiné à surpasser l’humanité. C’est ce que le Moine affirme à Kovrine dans un dialogue ou le personnage tout en conversant avec sa vision et en doutant de sa  réalité semble se parler à lui-même  en proie à un délire de grandeur.

« Vous, les hommes, un grand, un brillant avenir vous attend. Et plus il y aura de gens comme toi sur terre, plus vite cet avenir ce réalisera. Sans vous, qui êtes au service d’un principe supérieur, qui vivez en conscience et librement, l’humanité serait quantité négligeable ; en se développant de façon naturelle, elle aurait encore longtemps à attendre la fin de son histoire terrestre. Mais vous la conduirez au royaume de la vérité éternelle en gagnant plusieurs milliers d’années – c’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu qui s’est répandue sur les hommes. »
 

Ce délire mégalomane est une véritable et grave maladie. Le personnage est déconnecté de la réalité et s’attribue des capacités hors du commun. Peu à peu, son mal semble s’aggraver et il se sent plein de mépris pour le reste de l’humanité.

Le fantastique 


Le Moine Noir est l'une des figures fantastiques du roman gothique anglais de M.G. Lewis, Ann Radcliff ou d'un certain romantisme noir. Et il faut bien dire que dès qu'il apparaît, dans la nouvelle de Tchekhov,  il a un aspect effrayant qui l'apparente à cette littérature mais seulement sur le moment :

"Ses pieds nus ne touchaient pas le sol. Quelque trois sagènes plus loin, il se retourna vers Kovrine, le salua de la tête et lui fit un sourire à la fois amical et malicieux. Mais quel visage blême, effroyablement maigre et blême ! Il se remit à grandir, vola par-dessus la rivière et se heurta sans bruit à la berge argileuse et aux pins qu’il traversa pour disparaître comme une fumée."

Mais bien vite l’on ne doute plus de la maladie mentale du personnage et l’on sait que sa vision est de l’ordre de l’hallucination. Pourtant, le ton, le style de la nouvelle, la puissance des apparitions introduisent un climat fantastique qui crée un malaise. Tchekhov a réellement été en proie à ces mêmes visions qui l'ont certainement fait douter de sa santé mentale. Il sait en rendre toute l’horreur et nous faire perdre le contact avec la réalité.

« J’ai écrit Le moine noir sans être mélancolique, j’ai voulu représenter la mégalomanie. Le moine volant au-dessus des champs, j’en ai rêvé. »  (25 janvier 94)

Le lecteur voit  le moine noir comme une projection du réel et éprouve la fascination du héros envers cette apparition fantastique.  

« Mais voici que le seigle était parcouru de vagues et qu’une petite brise du soir venait effleurer la tête nue de Kovrine. Une minute après, nouveau coup de vent, déjà plus fort, qui fit bruire le seigle tandis que, derrière, s’entendait sourdement le murmure des pins. Kovrine s’arrêta, stupéfait. À l’horizon, comme un tourbillon ou une tornade, une grande colonne noire s’élevait de la terre jusqu’au ciel. Ses contours étaient flous mais on comprenait tout de suite qu’elle ne restait pas en place mais se mouvait avec une effrayante rapidité, se dirigeant tout droit sur Kovrine, et plus elle avançait, plus elle rapetissait et se précisait. Il eut à peine le temps de se jeter de côté, dans le seigle, pour lui laisser le passage… 

 Un moine vêtu de noir, à la tête chenue et aux sourcils noirs, les bras en croix sur la poitrine, passa en coup de vent à côté de lui…

Ainsi si l’écrivain a voulu observer et analyser la dégradation mentale d’un homme qui peu à peu, en proie à des hallucinations récurrentes, finit par perdre la raison et sombrer dans la folie, il n’en reste pas moins qu’il a su jouer avec le fantastique et introduire l’étrange  et le surnaturel dans son récit. 

La beauté du style de Tchekhov, l’efficacité avec laquelle il fait intervenir la nature pour décrire les phénomènes fantastiques, l'analyse des troubles mentaux et de ses conséquences tragiques, font de cette nouvelle une réussite !

***

Kirill Serebrinnokov au festival d'Avignon


C'est donc le metteur en scène russe Kirill Serebrinnokov qui va présenter ce spectacle dans la Cour d'Honneur du festival  d'Avignon. J'attends avec impatience de pouvoir y assister.
 

"Quand Kirill Serebrennikov adapte cette nouvelle fantastique, il se souvient qu'Anton Tchekhov dépeint des personnages pris dans « le cercle infernal » de vérités particulières. Rien de moins pour rétrécir leur champ de vision. Le metteur en scène se souvient également que le récit est composé d’une multitude de récits personnels qui se percutent et se tissent en un ensemble complexe : celui d’une vérité qu’aucun n’est capable de détenir seul. Un enjeu que l’artiste dissident traduit en montant la même histoire du point de vue de chacun des protagonistes et en multipliant les perspectives et points de fuites. Tous sont observés par Hécate, la déesse des lunes maléfiques qui hantent le plateau…" voir programme du festival ici

Kirill Serebrennikov s'interroge sur le désir humain et irrépressible de liberté, sur l'art, le génie et l'autodestruction à laquelle ces tentations peuvent mener. 

 


 

samedi 2 avril 2022

Evgueni Vodolaskine : Les quatre vies d’Arseni

 

Je ne perçois plus l'unité de ma vie dit Lavr. Je fus Arseni, Oustine, Amvrossi et voilà que je suis Lavr. Ma vie a été vécue par quatre personnes qui ne se ressemblent pas, avec des corps différents et des noms différents. Qu'y a-t-il de commun entre moi et le petit garçon blond du bourg de Roukino ? La mémoire ? Mais plus je vis et plus mes souvenirs me semblent inventés. Je n'y crois plus alors ils ne peuvent plus me relier à ceux qui furent moi à différentes époques. Ma vie me rappelle une mosaïque et se fragmente en petits morceaux.

Etre une mosaïque ne signifie pas être fragmenté, répondit le starets Innokenti. C'est seulement quand on est tout près qu'on a l'impression que chaque petit morceau de pierre n'a aucun lien avec les autres. Dans chacune d'entre eux, Lavr, il y a quelque chose de plus important : ils visent celui qui les regarde de loin. Celui qui est capable de voir toutes les petites pierres à la fois.

Ingammic me l’avait dit ( voir son billet ici) : « ce livre est fait pour toi ». Donc, autant vous le dire tout de suite, Les quatre vies d’Arseni d'Evgueni Vodolaskine est un coup de coeur et je le trouve tellement riche que je ne sais comment en rendre compte ici.

 

Alors, puisqu’il faut bien se lancer, dans ce livre, il y a le Moyen-âge, cette époque fabuleuse, terrifiante, bouleversante, ou règne l’ignorance, l’obscurantisme, mais où, paradoxalement, la spiritualité, l’intelligence et le savoir-faire les plus élevés, font sortir de terre les cathédrales, les arts et la littérature. Cette période me fascine depuis toujours.
 Avec Les quatre vies d’Arseni, nous sommes plongés dans l’Ancienne Russie du XVème siècle, nous voyageons dans le temps mais aussi dans l’espace accompagnant l’errance du personnage toujours en mouvement, toujours fuyant, toujours à la recherche de la rédemption au milieu de paysages enneigés, de lacs gelés, de villages dévastés par la peste.
L’auteur Evgueni Vodolaskine est non seulement un médiéviste érudit mais aussi un écrivain de talent et il fait revivre magnifiquement ces moments de l’Histoire, dominés par la peur et par quelque chose de plus grand que l’homme qui le pousse à aller de l’avant. On vit les grandes épidémies, les famines, les guerres, les croyances en un surnaturel inquiétant, démons, fantômes, esprits des morts qui ont toujours tendance à se mêler aux vivants… Une période où l’amour de Dieu est toujours en balance avec la crainte du diable, où l’attrait du Paradis le dispute à la terreur de l’Enfer, ou le combat entre le Bien et le Mal ne semble pas avoir de répit. Le livre nous plonge dans une immersion passionnante de cette période de l’humanité.

un Iourodivy : un fou de dieu

Et puis, il y a les personnages sans lesquels il ne pourrait pas y avoir de bons romans, en particulier le personnage éponyme, Arseni, attachant, émouvant : Arseni, enfant et son affection pour son grand père le bon Kristofor, médecin herboriste qui lui dévoile le monde, Arseni et ses lectures - la vie d’Alexandre- qui l’ouvrent à l’imagination et à d’autre horizons, Arseni et son bel amour Oustina, Arseni coupable d’un péché impardonnable et qui part sur les routes pour expier, Arseni le Médecin et son combat contre la maladie, Arseni, l’ascète, le saint, Arseni et ses quatre vies, ses quatre noms, ses terribles souffrances, ses désespoirs illuminés pourtant par la foi. Capable du don de soi, il vit comme un saint et pourtant nous le sentons proche de nous avec ses fragilités et ses doutes.
 
Les autres personnages du livre sont nombreux et si divers qu’ils donnent une image du peuple russe et de toutes les classes sociales, mendiants, paysans, marchands, artisans, religieux, possadniks, princes... toute une galerie de portraits typiques de l’ancienne Russie que l’on rencontre encore au XIX siècle dans les oeuvres de Tolstoï ou de Dostoiewsky.

Certains sont dotés de sagesse et représentent la voix de Dieu comme les starets, vieux moines possédant la sagesse. D’autres sont étonnants, truculents parfois, pittoresques, carrément fous ou prétendant l’être comme les Iourodivy, ( ce mot signifie en russe les fous de Dieu ). Dans le roman, ils introduisent parfois une note humour. Et oui, car le roman n’en est pas dépourvu, bien au contraire. Pour ne citer qu’un exemple, les Iourodivy Karp et Foma qui se disputent le territoire à grands coups de gifle marchent sur l’eau maladroitement (mais comme le Christ tout de même, excusez du peu !). Loin d’émerveiller les habitants, ils s’attirent leurs critiques blasées :
« Sur l’eau ils ne peuvent que marcher. Ils ne savent pas encore courir. »

 

La porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti

Enfin, il y a l’ami d’Arseni, Ambrogio, que j’aime beaucoup, d’abord parce qu’il est italien et nous fait visiter Florence, Venise, et puis que, doté d’un pouvoir visionnaire, tel Cassandre, il prédit l’avenir des siècles à l'avance. Evidemment, personne ne se souvient de ses nombreuses prédictions et n’en tient compte. Ainsi, il prédit la fameuse inondation de Florence de 1966, catastrophe dont je me souviens très bien. Elle avait même emporté la porte du Paradis de Ghiberti à mon grand désespoir ! C’est ainsi qu’entre l’avenir (pour Ambrogio qui vit au dans la deuxième moitié du XV siècle) et le passé (pour le lecteur qui évoque un souvenir de la deuxième moitié du XX siècle), se poursuit le jeu avec le temps engagé par l'auteur ! Et l’on s’aperçoit que très souvent le passé, le présent et le futur se télescopent dans le roman et que nous sommes amenés à voir ce qui est, ce qui fut et ce qui sera et parfois tout en même temps. Ce n’est pas étonnant qu'Ambrogio soit celui qui cherche le plus à déterminer la date de la fin du Monde que tout le monde attend pour bientôt ! Et pour Arseni vieillissant, le temps devient source d'inquiétude, d'interrogation :

A partir de ce moment-là Lavr perdit le compte du temps linéaire. A présent, il ne percevait plus que le temps cyclique, refermé sur lui-même, le temps de la journée, de l’année de la semaine et de l’année. Il avait perdu sans retour le compte des saisons.

Dans sa mémoire les évènements n’étaient plus corrélés au temps. Ils coulaient  librement dans sa vie, adoptant un ordre particulier, intemporel.

De toutes les expressions  qui indique le temps, celle qui lui venait le plus souvent à l’esprit était « une fois ». Elle lui plaisait parce qu’elle surmontait la malédiction du temps. Elle soulignait le caractère unique et irreproductible de tout ce qui avait lieu « une fois ». « Une fois », il se rendit compte que cette indication était largement suffisante.

Le temps est le plus grand thème du livre, on peut même dire le principal ! En effet, il faut noter le sous-titre que Evgueni Vodolaskine donne à son livre  : roman non historique. Une manière de nous avertir que le Moyen-âge qu’il décrit questionne aussi bien le passé, le présent, et pourquoi pas le futur ? Une manière de s'interroger sur ce qu’est le temps.

Le chemin des vivants, Amvrossi, ne peut pas être un cercle. Le chemin des vivants, même s’ils sont moines, est ouvert, car sans la possibilité de sortir du cercle, que deviendrait le libre arbitre, on se le demande ? (…)
Tu penses que le temps ici n’est pas un cercle mais une figure ouverte, demanda Mavrossi au starets.
Tout juste, répondit le starets. Comme j’aime la géométrie, j’assimilerai le mouvement du temps à une spirale. C’est une répétition, mais sur un autre niveau plus élevé. Ou, si tu veux, on vit quelque chose de nouveau, mais pas à partir d’une feuille blanche. Avec le souvenir de ce qu’on vécu auparavant.


Roman historique non historique passionnant,  roman  d'amour intense et touchant, roman d'aventures mouvementé, tragique et tumultueux, roman philosophique, Les quatre vies d'Arseni  fait entendre une voix originale et  poignante qui parle du Moyen-âge avec intelligence, en nous ramenant à nous-mêmes.

 



mercredi 23 mars 2022

Gouzel Iakhina : Zouleikha ouvre les yeux

 

Gouzel Iakhina 

  

Zouleikha ouvre les yeux est le premier roman d’une jeune écrivaine d’origine tatare, Gouzel Iakhina. Elle est née à Kazan où elle a fait des études universitaires à l’université d’état tatare. Elle est diplômée du département de scénarisation de l'École de cinéma de Moscou et a participé à l’écriture de scénarios. À partir de 1999, elle vit à Moscou, travaille dans le domaine des relations publiques de la publicité. Elle publie son premier roman Zouleikha ouvre les yeux en 2015.
 

Je m'étais dit que j'allais faire court pour parler de ce roman que j'ai beaucoup aimé et ceci d'autant plus qu'il a été largement commenté dans nos blogs. Merci à Aifelle, Ingammic et Nathalie qui m'ont donné envie de le lire. 

 

 

 

Les critiques négatives 

Le kremlin de Kazan, première étape de l'exil

"Les petites flèches pointues du Kremlin ont l'air d'être en sucre."

Bref ! je voulais faire court mais j'ai lu des critiques négatives envers ce roman, et, en admettant que je les ai bien comprises (traduction du russe), alors voilà, j'ai fait long ! j'ai essayé d'y répondre !  Et encore je me suis limitée!

Dans son pays, en effet, le livre n’a pas fait obligatoirement l’unanimité chez les critiques : on lui reproche d’avoir créé des personnages trop attendus : les intellectuels sont trop prévisibles, « trop bons », comme le docteur Wolf Karlowitch Leibe  et le jeune et beau commandant du convoi, Ivan Ignatov, trop « romantique ».

Certains jugent que l’auteure a édulcoré l’horreur de la vie des déportés dans ces camps, des travaux forcés, des maltraitances. 

D’autres se scandalisent de l’immoralité du livre car Zouleikha devient la maîtresse d’Ignatov et son fils Youssef prend le patronyme de l’assassin de son père.

Mais malgré ces critiques négatives le roman a reçu des prix prestigieux, preuve qu'il a été largement reconnu  : Le prix du Grand Livre (Bolchaïa Kniga ) et le prix d’Iasnaïa Poliana (nom de la maison de Tolstoï).

Le récit

A bas les Koulaks

Zouleikha ouvre les yeux débute en 1930, période où le gouvernement soviétique décide de la dékoulakisation des paysans, réforme qui vise les propriétaires terriens, les Koulaks,  riches et moins riches. Ils sont dépossédés de leur terre et déportés ou plutôt « déplacés », c’est le mot administratif politiquement correct, vers les régions isolées et sauvages de Sibérie pour défricher des terres et travailler en collectivité. La dékoulakisation a fait plus de quatre millions de morts.

La jeune Tatare Zouleikha est mariée à 15 ans à un vieil homme, Mourtaza, qui la fait travailler comme un bête de somme et utilise son corps comme objet sexuel. Elle est maltraitée par la mère de son mari qui la considère comme sa servante et la méprise. Soumise, elle ne remet pas en cause l’ordre établi, la supériorité des hommes, l’obéissance à son mari et sa belle mère, selon la stricte éducation qu’elle a reçue de sa mère. Lorsque les Rouges envahissent son village pour prendre la terre aux paysans, son mari est tuée par le bolchévik Ignatov, sa belle-mère, malade et aveugle, abandonnée, et elle, amenée en déportation. C’est le début d’un long, terrible et épuisant voyage, la faim, la maladie, le froid, le manque d’hygiène et d’intimité, faisant de nombreuses victimes. Enceinte, elle, si fragile, si petite, va parvenir à survivre et, lorsque arrive la fin du voyage, à mettre au monde son enfant, Youssef, grâce à l’aide de ceux qui l’entourent, paysans comme elle ou intellectuels exilés de Léningrad, "gens du passé".

La connaissance de la société tatare 

Tatars de Kazan XIX siècle
 

J’ai lu avec beaucoup de plaisir ce livre qui présente de nombreux centres d’intérêt, l’un d’entre eux, et pas des moindres, étant la connaissance du peuple Tatar, de ses coutumes, ses traditions, ses vêtements, mais aussi de ses croyances populaires, de sa langue aussi. Un curieux mélange entre la religion musulmane et les vestiges du paganisme se partage l’esprit de Zeilhouka. La maison et les bois sont peuplés d’esprits, parfois maléfiques, Chaïtane, Bitchoura, Chourale… qu’il faut apaiser par des offrandes. Ils règnent sur Zouleikha par la terreur. Entre Dieu tout puissant et ces petits êtres pas toujours bien disposés pour les humains, l'espace de liberté est restreint.

L’exil et le voyage

La Rivière Angara issue du lac Baïkal

 Le livre se lit comme un roman d’aventures douloureuses, tragiques, qui relancent sans cesse l’intérêt du lecteur. Le long voyage d’exil de Kazan à la Sibérie et ses péripéties tiennent en haleine.  Certaines scènes sont marquantes, effrayantes, comme celle où l’on assiste à la mort des centaines de passagers enfermés dans la cale du bateau qui sombre dans l’Angara. Le récit de la première année de colonisation où le petit groupe, abandonné sans provisions et sans outils, parvient à survivre pendant l’hiver sibérien et où Zouleikha nourrit son bébé de son sang est hallucinant.

Quant au  style de l’écrivaine, il  alterne entre de belles descriptions de la nature amples et lentes :

« Il regarde à travers ses paupières à demi fermées, la masse sombre de l’Angara, en contrebas. La débâcle avait commencé quelques jours plus tôt. Tout l’hiver, la rivière avait été effrayante, se cabrant en vagues gelées, se rapprochant de la butte. Puis, elle s’était mise à étinceler par endroits, des grosses taches grises étaient apparues, elle scintillait au soleil. Un jour, on avait entendu un grondement fracassant ; elle s’était brisée en panneaux de glace aux bords tranchants, d’une blancheur aveuglante, charriés par le courant. « Tu ne nous auras pas » s’était dit Ignatov en regardant la glace avancer rapidement, menaçante, sur la rivière gonflée. L’Angara s’était vite calmée, elle avait déjà avalé toute la glace. Elle était devenue plus sombre, aussi bleue et étincelante que l’été précédent. »

... et une écriture présentant une succession d’actions rapides, toutes au présent de narration, très visuelle, qui s’apparente à une écriture scénarique et rappelle la formation cinématographique de l’écrivaine :

« Un éclair déchire le ciel à travers tout l’horizon. Des nuées violettes se frottent les unes contre les autres, obscurcissent le jour. Le tonnerre éclate, grondant bas. Il ne pleut pas.

(…) et soudain - mes aïeux : l’horizon tangue, les vagues envoient leur écume de tout côté, les mouettes volent en flèche au-dessus du bateau, les matelots courent dans tous les sens comme des chats qui auraient la queue en feu. On n’entend pas les cris : le vent hurle trop fort. »

Ce tempo haletant crée des variations de rythme, une musique interne, par rapport aux périodes descriptives plus longues, qui s’étirent lentement

Les personnages

 


 Un portrait que rencontre souvent Zouleikha, celui d'un homme moustachu au regard sage....
 
Wolf Karlowitch Leibe  et les gens du passé

Les gens du passé, ce sont les intellectuels considérés comme les ennemis du peuple.  Sont-ils tellement prévisibles ? Sait-on à l'avance comment ils vont se comporter dans le roman ? Je ne sais pas, mais  j'ai retrouvé avec plaisir  des personnages que l'on peut rencontrer dans la littérature classique russe, preuve, peut-être, qu'à défaut d'être originaux, ils sont vrais !

Wolf Karlowitch Leibe, en particulier, est un personnage attachant. C'est un savant, professeur de médecine,  dévoué à ses malades. Il vient en aide à Zouleikha et son enfant sans rien lui demander en échange et sans abuser d’elle. Est-il « trop bon »?  

Que reproche-ton finalement à  Gouzel Iakhina ? Une vision trop optimiste de la nature humaine ? Pourtant seules la bonté, la solidarité et l'entraide peuvent expliquer que tous les déplacés ne sont pas morts et qu'ils ont pu survivre au pire !

Depuis les violences de la révolution d'Octobre, le personnage s'est réfugié dans un monde à part, a glissé dans une sorte de folie douce qui le préserve du monde extérieur.  Pour lui aussi la déportation va permettre de briser la coquille.

"Wolf Karlovitch vivait dans un oeuf.

La coquille avait grandi d'elle-même autour de lui, il y a de nombreuses années, peut-être même des décennies- Leibe ne prenait pas la peine de compter  : le temps ne s'écoulait pas dans l'oeuf, et, par conséquent n'avait aucune importance....

Il s'avéra que l'oeuf était intelligent. Il laissait passer les sons et les scènes agréables au professeur, et bloquait définitivement tout ce qui aurait pu l'inquiéter peu ou prou. La vie devint soudain merveilleuse."

Zouleikha

C’est paradoxalement, quand elle perd sa liberté et est déportée que Zouleikha va secouer peu à peu - et non sans crainte, honte et remords - , le carcan imposé par son éducation et les préjugés religieux et sociaux qui font d’elle une femme esclave, considérée comme inférieure et qui n’a pas d’existence ou de valeur par elle-même. 

Devenir une femme libre dans un goulag sibérien est donc une gageure assez osée réussie par l’auteure et qui semble avoir choqué certains critiques. La libération sexuelle associée à la métaphore du miel, sucre et lumière, douceur, plaisir, n’est d’ailleurs pas la seule forme que prend l’émancipation de Zouleikha. Elle se libère aussi de la crainte de Dieu, Allah ayant détourné les yeux des régions reculées où elle vit. Et les esprits n'existent pas. Elle va aussi choisir sa place au sein de la communauté et, après la fameuse scène de la mort de l’ours, devenir chasseuse, pourvoyeuse de gibier,  rôle normalement dévolu à l’homme. Elle occupe ainsi une fonction essentielle dans la survie du groupe.

 Si Zouleikha travaille toujours autant qu’avant, elle le fait en égalité avec les autres et dans l’affirmation de sa personnalité. Elle n’est plus « la poule mouillée », sobriquet dont l’affublait sa belle-mère, "la Goule". Zouleikha a ouvert les yeux !

Ivan Ignatov

Quant à Ivan Ignatov, c’est vrai, il n’est pas un de ces tortionnaires sadiques qui ont  fait régner la terreur dans les goulags. L’originalité du roman et l’intérêt du personnage consistent justement en ce qu’il ne le soit pas ! Officier de l’armée rouge, luttant contre un pouvoir tsariste totalitaire, convaincu d’un avenir meilleur pour le peuple, il a cru à la Révolution. Certes, il a du sang sur les mains mais il a horreur de ce qu’on l’oblige à faire avec ce convoi. C’est un tourmenté, visité par les morts qu’il n’a pu sauver, il perd le sommeil mais aussi ses illusions quant au pouvoir stalinien et sombre dans l’alcool et la déchéance. Ce n’est pas un personnage lisse, la manière dont il traite parfois les femmes, ne le rend pas toujours sympathique. Mais jamais il n’abandonne les exilés qui sont sous sa responsabilité. Il cherche à les sauver par une organisation rigoureuse qui paraît parfois cruelle mais qui est indispensable pour la survie. Ce n’est donc pas un sadique mais un personnage tout à fait crédible dans sa sincérité et son idéalisme … un idéalisme qui ne survivra pas longtemps. En fait, commandant du convoi, chef de la colonie, il est aussi prisonnier que les autres, tombé en disgrâce pour s’être montré trop humain envers « ses » déportés. 

Quant au désir, à l’amour, qu’il éprouve pour Zouleikha, il est vrai qu’il s’agit pour lui d’un rayon d’espoir dans cette noirceur. Cela en fait-il un « romantique », terminologie employée péjorativement  selon  la critique ? Ou tout simplement un être humain ?

L'amour : un thème primordial du roman

L’amour est un des grands thèmes du roman. Il est le grand vainqueur dans l’histoire de Zouleikha. C’est l’amour maternel qui lui permettra de sauver son bébé. Le sang dont elle le nourrit rappelle le symbole chrétien du pélican qui nourrit ses petits de son sang, image du Christ qui fait de même pour l’humanité. Je sais bien que Zouleikha est musulmane et je dois bien sûr me tromper sur cette symbolique mais j’ai parfois vu dans son histoire un parallèle avec l’histoire biblique : ainsi son accouchement sur les rives de l’Angara, comme Marie dans une grange, dans cette nature hostile et grandiose à la fois, au terme d’un voyage éprouvant. Enfin, pour libérer Youssef, le laisser partir et lui donner un avenir, il faudra, cette fois, l’amour du couple, du père et de la mère, Ivan devenant alors symboliquement le père de l’enfant en lui donnant son nom. On voit que le sens du roman dépasse la simple question de moralité ou d’immoralité.

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mercredi 31 mars 2021

Anton Tchekhov : La Steppe


C’est au cours de l’année 1887 que Tchekhov, partant de Moscou, revient dans sa ville natale Taganrog, en Crimée, au bord de la mer Noire. Il retrouve, émerveillé, les paysages et les souvenirs de son enfance chez son grand-père Igor, régisseur de la comtesse Platov dans un domaine situé entre Taganrog et Rostov sur-le-Don. 

Aussi, il met beaucoup de lui-même dans le jeune garçon de La Steppe, Iégorouchka, qui, à neuf ans, doit quitter sa mère, veuve d’un officier, pour aller étudier… Il est accompagné par son oncle Ivan Kousmitchov, négociant, et le père Christophe Siriiski, tous deux en déplacement pour leurs affaires.
C’est le début d’un long voyage de Taganrog à Rostov à travers la steppe, immense espace d’une beauté à couper le souffle, étendues sans fin coupées par les bosses des kourganes, petits tumulus préhistoriques, les réservoirs d’eau, et chaumières blanches, la steppe avec ses lointains couleur de lilas. Le lyrisme mais aussi la limpidité du style de Tchekhov, très sobre, animent ces somptueux paysages peuplés d'une vie sauvage, corbeaux, pluviers, milans, gerboises, grillons... qui ajoutent aux splendides couleurs du tableau, le mouvement et le son.  Mais la présence humaine se fait toujours sentir, bergers avec ses moutons et ses chiens bruyants, faucheurs qui brandissent leur faux, femmes qui lient les gerbes... De plus, Tchékhov n'oublie jamais que c'est un petit garçon sensible et imaginatif qui découvre ce paysage et il se place toujours à hauteur d'enfant. Ce point de vue donne une fraîcheur et une émotion toute particulière à la description!

La steppe  : Arkhip Kuindzhi

"Mais voilà les blés rapidement dépassés eux aussi. C'est de nouveau la plaine brûlée qui s'étire, les collines hâlées, le ciel torride, de nouveau le milan qui survole la terre de-ci de-là. Au loin, le moulin agite ses ailes comme plus tôt et ressemble toujours à un petit homme gesticulant avec ses bras. On était fatigué de le regarder et on avait l'impression que l'on ne l'atteindrait jamais, qu'il fuyait devant la calèche."

"Mais voilà qu'au sommet d'une colline apparaît un peuplier solitaire; qui l'a planté, ce qu'il fait ici, Dieu seul le sait. Difficile de détacher les yeux de sa sveltesse et de sa vêture verte. Est-ce qu'il est heureux ce joli garçon ? La chaleur de l'été, le froid et les tempêtes de neige en hiver, en automne les nuits effrayantes où l'on ne voit que les ténèbres et l'on n'entend rien que le vent débridé qui hurle furieusement, et surtout la solitude..."

Arrêts dans les auberges, rencontres avec des personnages pittoresques, bain dans une rivière glaciale, puis - quand l’enfant quitte la télègue de son oncle - suite du voyage avec un convoi de paysans, dans un char à foin, repas improvisé dans les champs, récits, discussions, disputes autour du feu, le soir, qui provoquent tour à tour l’admiration ou l’indignation de l’enfant sensible et entier, orage  terrifiant, maladie de Iegor trempé par la pluie, soigné par le père Christophe. On rencontre toujours chez les écrivains russes et Tchekhov n'y manque pas, des personnages surprenants, pleins d’humanité et de sagesse malgré leur manque d'instruction, ou, au contraire, excessifs, tourmentés et violents mais jamais inintéressants. Tchekhov excelle dans la peinture de ces portraits de même que dans l’analyse des sentiments d’un tout jeune enfant.
 La Steppe se nourrit de toute la beauté frémissante des paysages, de toute la diversité, l’humanité du peuple de l’ancienne Russie, de toutes les émotions rencontrées par un petit garçon séparé de sa maman et découvrant le vaste monde.

Tchekhov considérait La Steppe comme son chef d’oeuvre et il souhaitait un lecteur qui lise son récit comme « un gourmet mange des bécasses ».

J'adore cette expression ! Un gourmet ! Effectivement, c'est ainsi que j'ai savouré ce livre !

C'est Ingammic qui m'a donné envie de lire La Steppe ICI. Merci à elle !

 


vendredi 26 mars 2021

Léon Tolstoï : Maître et serviteur

 

J’ai re/relu la nouvelle de Léon Tolstoï intitulé Maître et serviteur. C’est un texte que j’aime beaucoup parce qu’il est fondamentalement russe, je veux dire qu’il présente tout ce j’aime dans la littérature russe, dans l’âme russe, dans le paysage russe. Et il est aussi typiquement tolstoïen avec ses thèmes préférés, la paysannerie, la neige, le froid, la peur de la mort,  le mysticisme ! Donc, un petit texte-régal, dans une tonalité sombre et grave.

Le maître, c’est Vassili Andréitch Brekhounov, marchand de bois, matérialiste,  presque uniquement préoccupé par son métier, par l’appât du gain. Il est prêt à tout pour s’enrichir, pour emporter une bonne affaire au détriment des autres. C’est un homme qui est assez imbu de lui-même et qui a bonne conscience malgré sa malhonnêteté envers son serviteur. Marchand cossu, il pourrait se contenter de ce qu’il a mais il en veut toujours plus. C’est ce trait de caractère qui est à l’origine du drame.

Le serviteur Nikita, moujik de 50 ans, a passé sa vie au service des autres. Il est travailleur, habile, vigoureux, doux avec les bêtes, et doté d’un heureux caractère, ne s’énervant jusqu’à devenir violent, que lorsqu’il est saoul. Mais pour l’heure, il a fait voeu de ne plus s’enivrer « ayant bu son caftan et ses bottes », ce qui dans un pays aussi froid que le sien est lourd de conséquence. Son maître l’exploite, ne lui donne jamais son dû, mais il reste toujours d’humeur égale.

Le maître entreprend un voyage en traîneau, avec Nikita, pour aller acheter du bois à un propriétaire terrien dans un village voisin. La tempête se lève et bientôt l’attelage s’égare dans la neige, parvenant à retrouver son chemin et  trouvant refuge par deux fois dans une maison qui l’accueille. Mais chaque fois, le maître veut repartir pour ne pas manquer son affaire. La dernière fois, c’est vers la mort qu’il se dirige.
Si la nouvelle montre les rapports entre maître et serviteur et les injustices sociales, elle est avant tout un récit sur la mort et interroge sur ce qui fait la valeur de la vie.

La Peinture des paysans russes

Poêle dans une isba de paysan aisé

L’un des aspects passionnant de la nouvelle est la peinture des paysans russes dans laquelle on sent toute l’empathie que Tolstoï porte aux humbles. Les petits détails de la vie quotidienne, leur manière de parler, de penser, leur hospitalité forment un tableau savoureux :

Nikita avec le traîneau pénétra dans la cour, dont Pétrouchka venait de lui ouvrir la porte, et se dirigea vers le hangar, où on lui offrait d’abriter son cheval. Le sol de ce hangar était couvert, pour plus de chaleur, d’une épaisse couche de paille, aussi la douga, qui du reste était assez haute, heurta-t-elle une poutre de la charpente. Aussitôt le coq et les poules, qui perchaient sur la poutre, gloussèrent, indignés qu’on les secouât ainsi de leur sommeil. Les moutons, effarés, se pressèrent dans le coin le plus reculé. Un jeune chien hurla éperdu.
Nikita adressa à la société quelques mots aimables, s’excusant à l’égard des poules et promettant de ne plus les déranger, reprochant doucement aux moutons leur frayeur peu raisonnable, et s’expliquant avec le chien tout en attachant Moukhorty.
« Voyons, cesse donc, petit niais. Nous ne sommes pas des voleurs, et tu te fatigues pour rien. 

 
Il n’y a pourtant aucune idéalisation dans cette  description. Ainsi Nikita qui sait si bien parler aux animaux, qui aime les enfants, fait peur à sa femme qu’il bat lorsqu’il est ivre.
Le roman est paru en 1895. Le servage est aboli depuis des années. Les paysans sont libérés, mais beaucoup d’entre eux, n’ayant plus assez de terre, vivent dans la misère. Tolstoï choisit de nous introduire dans une famille de paysans aisés car ils n’ont pas divisé la propriété. Une sensation de chaleur, de douceur, imprègne la scène de l’isba  du Vieux Tarass où tous sont réunis autour du poêle et du samovar.

La compagnie, après avoir mangé un morceau arrosé de vodka, se préparait à prendre le thé. Le samovar chantait déjà par terre près du poêle. Les enfants étaient sur celui-ci et sur la soupente, et une femme assise sur le lit de camp balançait un berceau. La vieille maman, dont le visage était sillonné en tous sens de petites rides qui plissaient jusqu’à ses lèvres, s’empressait auprès de Vassili Andréitch, à qui elle présentait un verre de vodka au moment où Nikita pénétra de la cour dans l’isba.

Cette scène de lumière et de vie va faire ressortir par contraste la scène de désolation, de froid et de mort qui attend les voyageurs quand ils poursuivent leur voyage.

 Les paysages


La neige est omniprésente dans ce texte et la description de la tempête donne lieu à des scènes de fin du monde. Tout le paysage est en blanc et noir. Blancs, les flocons qui fouettent le visage, aveuglent, ont le pouvoir d’égarer, de détourner le voyageur de sa route. Noirs, les touffes d’armoise, les arbres, les joncs, battus par la tempête et qui sont là pour donner de faux espoirs car le voyageur les confond avec les maisons d’un village et se croit sauvé. Le bruit étouffé par l’amoncellement de la neige laisse place au silence. Celui-ci n’est troublé que par les hurlements du vent, le cri du loup et donne lieu à des hallucinations auditives comme le hennissement du cheval qui apparaît comme un cri monstrueux jaillit de la gorge d’un monstre, le chant du coq que croit, en vain, entendre le maître espérant la venue de l’aube.  Dans ce décor d’outre-tombe, l’on ne sait plus qui est encore vivant, qui est déjà mort.

La mort

Léon Tolstoï

 La mort mène l’attelage, elle donne d'abord sa chance aux hommes, deux fois elle a pitié d’eux, mais la cupidité du maître provoque sa perte. Elle orchestre le bal macabre, elle s’insinue dans les consciences.
Tolstoï a connu lui aussi au cours d’une nuit de cauchemar, l’angoisse terrible de la mort, la prise de conscience du possible anéantissement de son corps. C’est un thème que l’on retrouve dans La mort d’Ivan Illytch. Il est persuadé que les moujiks savent mieux mourir parce que ce ne sont pas des intellectuels et qu’ils restent proches de la nature. L’écrivain montre, effectivement, que Nikita accepte la mort comme la fin naturelle de ses souffrances, de sa vie misérable, avec l’espoir d’une vie meilleure. C’est curieusement une expérience que j’ai retrouvé dans Montaigne qui a éprouvé l’angoisse physique de la mort et conclut, lui aussi, que les paysans savent mieux mourir. Mais l’un arrive à cette conclusion en mystique, l’autre en philosophe.

« Comme tous les hommes vivant en pleine nature et en proie permanente au besoin, Nikita était d’une endurance à peu près illimitée. Les heures, les jours même, pouvaient passer sans qu’il s’irritât, s’impatientât ou s’inquiétât.
La mort imminente ne lui parut ni trop regrettable, ni trop effrayante. Sa vie n’était pas si joyeuse : pure servitude qui commençait à lui peser. D’autre part, il se disait qu’au-dessus des maîtres terrestres comme Vassili Andréitch, il y avait le Maître des maîtres qui l’avait envoyé ici-bas, et qui saurait compenser pour lui les vicissitudes de sa triste existence. » 

 
C’est avec beaucoup de justesse que Tolstoï analyse la montée progressive de la peur dans l’âme du maître. D’abord, il est contrarié d’avoir raté la vente du bois qu’il convoitait, puis en proie à des préoccupations égoïstes, des intérêts assez sordides :

ll n’avait guère envie de dormir. Il réfléchissait, et toujours à la même chose, à l’unique, à ce qui était le but, le sens, la joie et l’orgueil de sa vie : l’argent ; ce qu’il en avait gagné déjà et ce qu’il en pouvait gagner encore ; ce que d’autres en gagnaient ou auraient pu gagner ; les moyens enfin d’en gagner.
lL regarda le cheval. Moukhorty, la croupe contre le vent, tremblait de tout son corps. La toile, couverte de neige, s’était relevée d’un côté et l’avaloire avait glissé. Puis Vassili Andréitch se pencha et jeta un coup d’œil derrière la capote. Nikita n’avait pas bougé. La toile dont il s’était enveloppé, ainsi que ses jambes, disparaissaient sous une épaisse couche de neige.
« Pourvu que le moujik ne meure pas gelé ! Ses vêtements ne sont guère chauds. Et puis il est si exténué. Avec ça qu’il n’a pas le coffre trop solide… Je serais encore responsable de sa mort. »
Il eut l’idée d’enlever la toile du cheval pour la mettre sur Nikita. Mais décidément il faisait trop froid pour sortir du traîneau. Et puis Moukhorty en eût souffert, et c’était une bête qui avait coûté gros.


Mais peu à peu l’idée de la mort provoque un sentiment d'angoisse de plus en plus obsédant dans l’esprit de Vassili Andréitch, une peur qui d’abord le paralyse, puis lui fait commettre une ultime lâcheté : il s’enfuit avec le cheval, abandonnant son serviteur. Mais le  pire, est ce sentiment de déréliction qui  survient lorsque le cheval s’enfuit et qu’il se retrouve seul, perdu dans la neige. Aussi lorsqu’il retrouve le traîneau et son serviteur, il se sent soulagé et comprend que le seul moyen de lutter, c’est de s’occuper d’autrui : du cheval qu’il couvre d’une couverture et de Nikita qu’il couvre de son corps et de sa pelisse. Tout en lui désormais est joie et une évidence s'impose à lui :  « Maintenant, je sais ! »

C’est la conclusion de Tolstoï qui croit que tout homme à la possibilité de sauver son âme par le don de soi.  Le rachat est toujours possible.

 


mardi 9 mars 2021

Ivan Tourgueniev : Mémoires d’un chasseur

 

Mémoires d’un chasseur  (1852): Oui, Tourgueniev est chasseur et il aime la chasse avec passion. C’est avec humour, qu’il raconte ses mésaventures au cours de ces parties de chasse, en compagnie de son chien et du fidèle Iermolia, la nourriture sommaire dont il doit se contenter, les longues attentes sous la pluie glaciale, la voiture embourbée dans des ornières profondes, l’essieu cassé, la recherche d’un abri pour se mettre au chaud, les nuits passées dans des auberges sordides ou des isbas délabrées, ou à l’inverse l’accablement ressenti lors des lourdes après-midi du mois d’août à la chaleur torride.
Sans doute, surtout quand il pleut, il n’est pas très agréable d’errer par les chemins, d’aller au hasard et d’arrêter chaque moujik qui passe pour lui demander le chemin de Mordovka, puis, à Mordovka, de s’enquérir auprès d’une stupide baba (les hommes sont aux champs) quelle est la plus prochaine auberge, et enfin, après avoir parcouru dix verstes encore, d’arriver, non pas dans une auberge, mais dans quelque très pauvre village nommé Khoudoboubnovo, au grand étonnement d’un troupeau de porcs pataugeant dans l’ornière et plongés jusqu’aux oreilles dans une boue noirâtre. Il n’est pas amusant non plus d’être cahoté sur des ponts branlants, de descendre dans des ravins, et de passer à gué des ruisseaux marécageux. (Lébédiane)

Mais, comme il le reconnaît, il y a des multiples plaisirs dans la chasse qui contrebalancent aisément les désagréments. Car Tourgueniev a une relation privilégiée avec la nature et il a une plume pareille à nul autre pour nous la décrire et transmettre ses sensations et ses émotions. C’est avec un lyrisme simple, sincère, naturel, qu’il raconte le bonheur des petits matins à l’aube, au moment où s’éveille la nature, ou au contraire le soir quand les oiseaux se couchent et que le chasseur à l’affût, le coeur battant, attend la bécasse qui va sortir d’un bois de bouleaux, la beauté des nuits étoilées couchées dans la paille et le foin.

La communion avec la nature

Ivan Torugueniev par Nicolaï  Dmitriev -Orenbourski

Tous les courts récits qui composent Mémoires d’un chasseur sont imprégnés de cette communion avec la nature. Ainsi le récit Le pré Béjine, mon préféré, est un de ceux qui transmet au lecteur un pur moment de bonheur et de beauté. Tourgueniev explique qu’il se perd dans les bois si bien qu’il ne sait plus où il est. Après avoir longuement marché, il se retrouve de nuit dans un endroit qu’il reconnaît, le pré Bejine. Il y rencontre des enfants de moujiks qui gardent les chevaux mis à paître pendant la nuit. Le chasseur s’allonge sur l’herbe et écoute la conversation des jeunes garçons qui parlent des vieilles légendes, des créatures inquiétantes de la terre russe comme la Roussalka, le Vodianoï, le Tichka… Leurs récits créent une atmosphère particulière en cette nuit de juillet pleine de pureté et d’étrangeté :

Tous les gamins rirent, puis restèrent un moment tout à fait silencieux, comme il arrive toujours entre gens qui causent en plein air. Je regardai de tous côtés, la nuit régnait solennelle ; à la fraîcheur humide du soir avait succédé la tiédeur sèche de la nuit, et longtemps encore elle devait rester étendue comme un doux voile sur les champs endormis, longtemps encore jusqu’aux premiers rayons de l’aurore. La lune n’était pas encore levée, les innombrables étoiles d’or semblaient flotter moelleusement en rivalisant de scintillements dans la direction de la voie lactée. Et en les regardant fixement, il semble qu’on ait un vague sentiment de l’incessante et rapide marche de la terre. Tout à coup, un cri bizarre, aigu, maladif, retentit deux fois au-dessus de la rivière, puis, quelques instants après, se répéta, mais plus loin. Kostia tressaillit.
– Qu’est-ce ?
– C’est le cri du héron, répondit tranquillement Pavel.

Les portraits

Portrait d'un paysan russe en 1878, par Viktor Vasnetsov
 

Mais les parties de chasse sont aussi l’occasion de rencontre avec des gens de toutes les classes de la société. Lorsqu’il est trop éloigné de chez lui,  Tourguéniev va demander asile chez ses pairs, les barines, gentilhommes comme lui,  ou chez les moujiks, partout où l’on peut l’accueillir, où qu’il se trouve.

 L’intérêt que Ivan Tourguéniev porte à ses semblables, du bas en haut de l’échelle sociale, fait de Mémoires d’un chasseur une splendide peinture de la société de son temps, toute une galerie de portraits, croqués par le crayon vif de l’écrivain, parfois à la limite de la caricature, mais souvent attestant de la sympathie de Tourguéniev pour les humbles et de compassion pour leur sort. Mais jamais Ivan Tourguéniev ne tombe dans le manichéisme en mettant en opposition les bons et les méchants. Il sait saisir les faiblesses et les défauts de chacun tout autant que les qualités, l’intelligence aiguë d’un paysan madré, l’avarice ou la dureté d’un pomiestchik (propriétaire terrien) ou au contraire sa bonhommie souriante, il sait aussi montrer les gens dans leur cadre de vie, avec leurs coutumes, leurs croyances, leurs préoccupations. De ces portraits, surtout lorsqu’il s’agit des paysans russes, naît un poésie du quotidien que j’aime énormément. C’est pour des pages comme celles-là que j’admire tant Tourguéniev.
Ainsi le moujik enrichi : Khor, surnom donné par les autres paysans et qui signifie en russe: le Putois dans le récit : Khor et Kalinytch.
Je chassai seul ce jour-là. Vers le soir, je me rendis chez Khor. Je rencontrai sur le seuil de l’isba un vieillard chauve, petit de taille, mais large d’épaules et bien bâti, c’était Khor lui-même. Je l’examinai curieusement. Son visage rappelle celui de Socrate : front très haut et bosselé, yeux petits, nez épaté. Il m’introduisit chez lui. Fédia m’apporta du lait et du pain bis, Khor s’assit sur un banc et, tout en caressant doucement sa barbe, entama la conversation avec moi. Il paraissait pénétré de sa propre dignité, parlait et se mouvait avec lenteur ; un rare mouvement de sa lèvre et de sa longue moustache trahissait un sourire. Nous causâmes des semailles, des bonnes années, de la condition du moujik… Il fut de mon avis sur tous les points. À la longue, cela me parut fastidieux. Je sentais que je me déconsidérais aux yeux du moujik par ce partage sans but. Parfois, Khor parlait d’une manière obscure, probablement par prudence… Voici un échantillon de notre conversation.
– Eh bien, Khor, lui dis-je, pourquoi rester serf ? Pourquoi ne pas te racheter ?
– Pourquoi me racheter ? Je connais maintenant mon barine, je sais combien j’ai à lui payer et c’est un bon barine.
– La liberté vaut toujours mieux que tout, repris-je.
Il me regarda un peu de travers.
– Sans doute, fit-il.
– Pourquoi donc ne pas te racheter ?
Khor secoua la tête.
– Et avec quel argent me rachèterais-je, mon petit père ?
– Allons donc, vieux !…
– Voilà Khor affranchi, poursuivit-il à mi-voix, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même. Bon ! quiconque se rase le menton se croira le droit de commander à Khor*.

*quiconque se rase le menton : les fonctionnaires. L’administration lève les d’impôts sur les serfs affranchis et les paupérise. (Les moujiks, eux, portent la barbe.)

La dénonciation du servage

Alexandre II : abolition du servage le 3 mars 1861
 

Mémoires d’un chasseur a eu un grande influence sur la libération des serfs et a pesé dans la réforme agraire entreprise par le tsar Alexandre II et l’abolition du servage en 1861. Pourtant, comme le constate Georges Haldas dans la préface de mon édition, il n’y a que onze récits qui parlent du servage sur les vingt-quatre qu’en comporte le livre. Et encore trois ou quatre seulement critiquent ouvertement l’esclavage et en montrent la cruauté. L’écrivain n’essaie pas de dresser une classe contre l’autre. Certes la brutalité du servage peut apparaître autour d’une conversation avec un moujik. Ainsi dans le récit intitulé L’odnovorets* Ovsianikov :

Eh bien, Louka Petrovich, je croyais que vous alliez faire l’éloge de votre bon vieux temps.
– Non pas, je n’ai guère eu à m’en louer. Voilà, par exemple : vous êtes un pomiéstchik, comme votre feu grand-père, eh bien, vous ne feriez pas ce qu’il faisait, vous n’êtes pas le même homme. Sans doute, nous sommes encore opprimés, mais peut-être le faut-il : on tasse la recoupe sous la meule pour avoir le regain. À coup sûr, je ne reverrai pas, Dieu soit béni, ce que j’ai vu quand j’étais jeune.
– Quoi donc, par exemple ?
– J’ai nommé votre grand-père. C’était un petit potentat. Il nous opprimait. Vous connaissez, sans doute…, comment ne connaîtriez-vous pas votre terre ?… vous connaissez la portion de terrain qui s’étend du champ de Tcheplighine à celui de Malinine. Vous y faites vos avoines. Eh bien, il nous appartient, il est à nous. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il est allé se promener à cheval de ce côté, a dépassé sa limite, étendu la main et dit : « Ce terrain est à moi. » Et il l’a pris. Feu mon père, homme droit, juste, mais violent, ne pouvant supporter cela sans colère – qui voudrait perdre son bien ? – porta plainte. Il n’avait pas été seul dépouillé ; mais les autres, plus timides, s’étaient tenus tranquilles. On annonce à votre grand-père que Piotr Ovsianikov vient de réclamer son champ devant les magistrats. Votre grand-père envoie aussitôt chez nous son veneur Bauch avec sa bande, et mon père fut traîné chez le pomiéstchik. J’étais alors tout petit. Je suivis pieds nus. Eh bien, on conduisit mon père devant le perron, sous vos fenêtres, et on le battit de verges. Votre grand-père était là ; au balcon, votre grand-mère aussi à une fenêtre ; tous deux regardaient : « Maria Vassilievna, intercédez pour moi, je vous en conjure ; vous, du moins, ayez pitié ! » criait mon père. Votre grand-mère se souleva et regarda plus attentivement. Enfin, mon père dut donner sa parole qu’il renonçait à son champ et remercier l’assistance d’être relâché vivant. Et c’est ainsi que la terre vous est restée. Demandez à vos vieux moujiks le nom de ce champ-là, ils vous répondront tous : « Le champ de la bastonnade », car on l’a baptisé du prix qu’il a coûté. Cela vous laisse entendre combien peu les petites gens ont à regretter le passé.

* l’odnovorets est un paysan libre à la différence du moujik qui est un serf.
 

Mais souvent, et l'écrivain me rappelle en cela Georges Sand qu’il admirait beaucoup, ce que fait Tourguéniev en faveur des paysans est plus subtil, plus profond, puisqu’il contribue à changer la mentalité et la vision des classes sociales supérieures sur les moujiks. Dans ses conversations d’égal à égal avec le paysan, dans la description poétique de son environnement, à travers le portrait plein d'humanité qu'il donne de lui, il lui confère une grandeur (que la classe noble ne pouvait qu’ignorer) qui en fait un véritable héros de la terre russe. 

Cette promotion à la dignité humaine des paysans prenait dans le contexte de la société russe de Nicolas 1er une allure sinon révolutionnaire, du moins presque de défi écrit Georges Haldas.

On a reproché aussi à Tourgueniev de ne pas avoir libéré ses serfs mais il savait très bien qu'il ne le pouvait pas; L'abolition du servage ne pouvait avoir lieu sans une réforme agraire qui donnerait des  terres aux paysans; sinon ceux-ci seraient  condamnés à mourir de faim. Quand Tolstoï en 1856 essaya de libérer ses serfs, ces derniers refusèrent ce qu'ils croyaient être un piège !

 Mémoires d'un chasseur est souvent considéré comme le chef d'oeuvre de Ivan Tourgueniev. Si j'aime beaucoup ces récits, je garde toujours une petite préférence pour Père et fils.