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vendredi 18 février 2022

Jules Supervielle : Montevideo Uruguay

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) Hacienda et lune
 

Jules Supervielle
Jules Supervielle  est un poète Franco-uruguayen. Il est né à Montevideo en 1884. Ses parents, français, s'étaient exilés en Uruguay pour travailler dans la banque familiale fondée par son oncle. Lorsque l'enfant a huit mois, ils l'amènent en France pour les vacances mais ils meurent d'une manière restée inexpliquée : empoisonnement avec de l'eau sortie d'un robinet de cuivre corrodé ou le Choléra ? Son oncle et sa tante le recueillent et l'élèvent comme un de leurs enfants en Uruguay. Ce n'est qu'à neuf ans qu'il découvre qu'il n'est pas leur fils, ce qui restera pour lui un traumatisme.

 Je suis né à Montevideo, mais j'avais à peine huit mois que je partis un jour pour la France dans les bras de ma mère qui devait y mourir, la même semaine que mon père. Oui, tout cela, dans la même phrase. Une phrase, une journée, toute la vie, n'est-ce pas la même chose pour qui est né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort ? Mais je ne voudrais pas ici vous parler de la mort. Et je me dis : Uruguay, Uruguay de mon enfance et de mes retours successifs en Amérique, je ne veux ici m'inquiéter que de toi, dire, au gré de mes tremblants souvenirs, un peu de ce que je sais de ton beau triangle de terre, sur les bords du plus large fleuve, celui-là que Juan Diaz de Solis appelait Mer Douce." (Urugay)

"Montevideo est belle et luisante. Les maisons peintes de couleurs claires, rose tendre, bleu tendre, vert tendre. Et le soleil monte sur les trottoirs.
C'est dans la campagne Uruguayenne que j'eus pour la première fois l'impression de toucher les choses du monde, et de courir derrière elles !"   Uruguay

Montevideo

Montevideo

Je naissais, et par la fenêtre
Passait une fraîche calèche.


Le cocher réveillait l’aurore
D’un petit coup de fouet sonore. 


Flottait un archipel nocturne
Encore sur le jour liquide. 


Les murs s'éveillaient et le sable
Qui dort écrasé dans les murs. 


Un peu de mon âme glissait
Sur un rail bleu, à contre-ciel,


Et un autre peu se mêlant
À un bout de papier volant 


Puis trébuchant sur une pierre,
Gardait sa ferveur prisonnière. 


Le matin comptait ses oiseaux
Et jamais il ne se trompait. 


Le parfum de l'eucalyptus
Se fiait à l'air étendu. 


Dans l'Uruguay sur l'Atlantique
L'air était si liant, facile,
Que les couleurs de l'horizon
S'approchaient pour voir les maisons.

C’était moi qui naissais jusqu’au fond sourd des bois
Où tardent à venir les pousses
Et jusque sous la mer où l’algue se retrousse
Pour faire croire au vent qu’il peut descendre là.


La Terre allait, toujours recommençant sa ronde,
Reconnaissant les siens avec son atmosphère,
Et palpant sur la vague ou l'eau douce profonde
Le tête des nageurs et les pieds des plongeurs.

 

 En 1994, la famille rentre en France. Jules Supervielle fait ses études à Paris sans perdre contact avec L'Uruguay où il retourne souvent. D'où l'importance de la mer et du voyage dans sa poésie.

La mer proche 

Carlos Paez Vilaro : peintre uruguayen

 

La mer n'est jamais loin de moi,


Et toujours familière, tendre,


Même au fond des plus sombres bois

À deux pas elle sait m'attendre.


Même en un cirque de montagnes


Et tout enfoncé dans les terres,


Je me retourne et c'est la mer,


Toutes ses vagues l'accompagnent,


Et sa fidélité de chien


Et sa hauteur de souveraine,


Ses dons de vie et d'assassin,


Enorme et me touchant à peine,


Toujours dans sa grandeur physique,


Et son murmure sans un trou,


Eau, sel, s'y donnant la réplique,


Et ce qui bouge là-dessous.


Ainsi même loin d'elle-même,


Elle est là parce que je l'aime,


Elle m'est douce comme un puits,


Elle me montre ses petits,


Les flots, les vagues, les embruns


Et les poissons d'argent ou bruns.


Immense, elle est à la mesure


De ce qui fait peur ou rassure.


Son museau, ses mille museaux


Sont liquides ou font les beaux,


Sa surface s'amuse et bave


Mais, faites de ces mêmes eaux,


Comme ses profondeurs sont graves !

Le gaucho

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) Le gaucho

Les chiens fauves du soleil couchant harcelaient les vaches


Innombrables dans la plaine creusée d’âpres mouvements,


Mais tous les poils se brouillèrent sous le hâtif crépuscule.


Un cavalier occupait la pampa dans son milieu


Comme un morceau d’avenir assiégé de toutes parts.


Ses regards au loin roulaient sur cette plaine de chair


Raboteuse comme après quelque tremblement de terre.


Et les vaches ourdissaient un silence violent,


Tapis noir en équilibre sur la pointe de leurs cornes,


Mais tout d’un coup fustigées par une averse d’étoiles.


Elles bondissaient fuyant dans un galop de travers,


Leurs cruels yeux de fer rouge incendiant l’herbe sèche,


Et leurs queues les poursuivant, les mordant comme des diables,


Puis s’arrêtaient et tournaient toutes leurs têtes horribles


Vers l’homme immobile et droit sur son cheval bien forgé.
 

(extraits)

 

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) La pampa

 Deux autres poètes sont aussi franco-uruguayens et tous les deux de Tarbes : Jules Laforgue et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont.
 



lundi 14 février 2022

Horacio Castellanos Moya : La Mémoire tyrannique (Salvador)

 

Horacio Castellanos Moya, né le 21 novembre 1957 à Tegucigalpa (Honduras), est un écrivain et un journaliste salvadorien.

Horacio Castellanos Moya

Un peu d’Histoire : Où il est question d’un coup d’état (comme partout en Amérique latine).

Le dictateur salvadorien Maximiliano Hernandez Martinez est placé à la tête du pays en 1931 à la suite d’un coup d’état militaire qui chasse Arturo Aruajo Fajardo, président démocratiquement élu. 

Maximiliano Hernandez Martinez

Cette prise de pouvoir est suivie d’une répression féroce basée sur des lois extrêmement dures : Le vol est puni par l’amputation d’une main. Les opposants au régime sont condamnés à mort. En 1932, les paysans réduits à la misère se révoltent, suivis par une insurrection du parti communiste salvadorien. Hernández Martínez envoie l’armée qui fait entre 10 000 et 40 000 victimes. Le chiffre exact reste inconnu. Les autochtones sont particulièrement visés, abattus et jetés dans des fosses communes. La majorité de la population des indiens Pipils est exterminée. Les chefs communistes sont fusillés et toute personne suspecte mise à mort, sa maison incendiée, ses proches persécutés.

Un livre en trois volets

Dans le livre de Horacio Castellanos Moya, La Mémoire tyrannique,  nous sommes en 1944 au Salvador et le dictateur Maximiliano Martinez continue à gouverner par la peur et la répression. Un coup d’état a lieu mais échoue, entraînant des représailles sanglantes mais le peuple va peu à peu s’organiser et se révolter en décrétant une grève générale. L’écrivain n’adopte pas un récit linéaire mais alterne d'abord deux styles narratifs et conclut avec un troisième qui se situe plus tard dans le temps.

Haydée (1944) : un journal intime

Le premier point de vue est celui d’une jeune femme d’origine bourgeoise Haydée Aragon dont le mari Périclès, journaliste, opposant au régime, est emprisonné. Elle tient un journal du coup d’état, tout en craignant pour la vie de son mari et de son fils Clemente qui a participé au coup d’état.

Le point de vue est original car c’est une femme qui parle et qui ne connaît rien à la politique. Elle suit son mari -même dans l’exil- sans s’interroger sur ses idées. Son père est un riche planteur de café, sa mère très catholique lui a transmis l’éducation des femmes de la bonne société, qui va chaque jour à la messe, se réunit pour le thé avec ses amies, prend soin de son apparence et ne remet pas en cause la parole des hommes de la famille qui estiment que les femmes doivent être tenus dans l’ignorance.
C’est donc assez surprenant de suivre l’histoire d’un coup d’état entre deux visites chez le coiffeur, des discussions sur les cartons d’invitation à un mariage, l’anniversaire de son amie d’enfance Carmela, la confection d’un pull pour la fille de Marie-Elena, sa femme de ménage, sur les menus des repas, et sur son amour inconditionnel pour le chocolat ! Et pourtant, Haydée est tout sauf une femme frivole et superficielle; elle est tournée vers les autres, ouverte et généreuse, et elle va trouver le courage de participer à la révolte. Peu à peu, avec d’autres femmes, des amies, des commerçantes, des voisines, elle distribue des tracs, prend des contacts avec l’ambassade américaine, soutient les étudiants en grève, manifeste devant la prison, surmontant sa peur. C’est à travers son regard que l’on découvre les autres personnages du roman (fictifs ou historiques) qui sont nombreux. Elle nous rend compte de l’évolution du coup d’état au jour le jour, du moins ce qu’elle en sait, car la confusion règne, les nouvelles circulent de bouche en bouche mais ne sont pas toujours avérées. On sait, grâce à elle, après l’échec du putsch, comment s’exerce la vengeance sanglante du dictateur. Un beau portrait de femme, donc, qui, malgré sa fragilité, oppose une résistance à l’adversité et conserve sa dignité à tout prix malgré la souffrance et la peur; un hommage aussi au courage de toutes ces femmes qui se sont dressées contre la dictature. 

Un couple comique (1944) : un récit échevelé

Un duo comique






Les pages du journal de Haydée alternent avec les aventures de Clemente, son fils et de son neveu Jimmy, tous deux compromis dans le coup d’état, condamnés à mort et obligés de fuir. Cette fuite, pourtant tragique puisque les deux jeunes gens risquent leur vie, donne lieu à de vraies scènes de comédie !  Jimmy militaire, entraîné à la survie en milieu hostile, courageux, solide et pragmatique est - quant à son caractère- l’opposé de Clémente, couard, pleurnichard, geignard, ivrogne, coureur de jupons, et incapable d’agir. Le procédé comique rappelle les duos du cinéma burlesque formé sur ces couples antithétiques, Laurel et Hardy, Depardieu et Pierre Richard… Les scènes où Jimmy déguisé en curé et Clemente en sacristain, ou encore celle où, perdus en barque dans la mangrove, Clemente finit perché sur un arbre, puni par son cousin qui ne peut plus le supporter, sont hilarantes.

Le vieux Pericles (1973) : Le constat

Enfin la troisième partie se déroule en 1973 et donne la parole à Chelon, le mari de Carmela, l’amie d’enfance de Haydée. Il attend le vieux Pericles qui vient lui rendre visite. La vision de Chelon nous permet de voir les personnages d’une autre manière, différente de celle d’Haydée. Elle nous permet aussi de préciser le passé de Pericles et d’apprendre ce qu’il est devenu, lui et sa famille, après le coup d’état dans un pays qui n'a pas retrouvé la liberté.  Une conclusion du roman pleine de nostalgie puisque les deux hommes sont à un moment de leur vie où l’on ne peut plus se tourner vers l’avenir mais seulement considérer le passé avec ses morts, ses échecs, ses regrets ou, au contraire, l'acceptation. Leur conversation concerne non seulement leur position politique et philosophique sur la mort, la souffrance, l'art,  mais aussi privée et il y a, entre autres,  une belle réflexion sur la filiation père-enfant.

« Je lui ai dit alors que les enfants, selon une étrange loi semblant régie par un mouvement pendulaire, allaient toujours à l’extrémité opposée à celle souhaitée par les parents, et que plus on prétendait définir leur avenir, plus ils s’éloignaient de notre désir. (…)

-Tu ne pardonnes toujours pas à Clemente qu’il n’ait pas été comme toi? ai-je insisté. Peut-être a-t-il seulement rompu avec ton idée du monde, de la même façon que tu as rompu avec l’idée du monde du colonel. (Le père de Pericles) 

Le vieux Pericles a encore  plus  froncé les sourcils.
 J’ai eu la tentation de lui dire que, parfois, ce que nous détestons le plus et pardonnons le moins chez ceux qui nous entourent, c’est cette part cachée de nous-mêmes que nous ne voulons ni reconnaître ni accepter. Mais le vieux, sarcastique, m’aurait demandé où j’avais mis ma soutane. »

Un beau livre, humain, grave, surprenant dans sa manière inédite d'aborder des sujets tragiques, une lecture attachante.

 

 


 

jeudi 10 février 2022

Rodrigo Hasbún : Les Tourments (Bolivie)

 

Né en 1981 à Cochabamba, en Bolivie, Rodrigo Hasbún est un romancier et journaliste bolivien d’origine palestinienne. Il a reçu plusieurs prix et a été reconnu par Bogotá Capital Mundial del Libro et la revue britannique Granta comme l’un des meilleurs jeunes écrivains latino-américains. Les Tourments est son second roman, le premier traduit en français et publié dans une dizaine de pays.

Rodrigo Hasbún

 Hans et Monika Ertl

Dans Les tourments, Rodrigo Hasbun s'intéresse à la famille allemande Ertl. Hans Ertl, ancien cameraman de Leni (Helena) Riefenstahl, surnommé le photographe de Rommel, fuit en Bolivie dans les années 1950 pour échapper à la dénazification en Allemagne. On sait qu’il est l’ami de Klaus Barbie, chef de la Gestapo de Lyon, qui a lui aussi trouvé refuge en Bolivie et qui, naturalisé bolivien, collabore avec l’armée bolivienne pour la recherche et la torture des opposants.  

Monika Ertl  source wikipedia
 

Hans Ertl s’installe à La Paz avec sa femme Aurelia, et ses trois filles, Monika, Heidi et Beatrice. Une difficile acclimatation ! Sa famille le voit peu car il part souvent : d’abord pour escalader le deuxième sommet de l’Himalaya, Nanga Parbat, puis, jamais satisfait, toujours à la recherche de nouvelles sensations, il décide de partir à la recherche de la cité inca perdue de Païtiti dans la forêt amazonienne. Monika, l’aînée, lui sert d’assistante cameraman pour tourner un film documentaire.

Païtiti la légendaire cité perdue des Incas

 Après avoir été bercée, d’abord en Allemagne, puis en Bolivie, de l’idéologie nazie   - son père recevait ses amis en fuite dont « l’oncle » Klaus - Monika se montre sensible à la misère du peuple, elle est témoin de sa souffrance et du sort réservé aux opposants et se lie avec la gauche bolivienne qui résiste à la dictature. Bouleversée par la mort de Che Guevara, elle s’engage dans l’armée de libération nationale (ELN) et entre dans la clandestinité avec les survivants du mouvement. Elle a une relation amoureuse avec Guido « Inti » Paredo qui succède au Che dans la lutte et qui sera exécuté en1969.

Sous une fausse identité, elle part en Allemagne et tue le colonel Roberto Quintanilla Pereira devenu consul à Hambourg et qui s’est attiré la haine du peuple pour avoir coupé les mains de Che Guevara. Depuis Monika est connue comme « la femme qui a vengé le Che ». Sa tête est mise à prix. De retour dans la clandestinité, en Bolivie, elle sera arrêtée, torturée et assassinée en 1973, au moment où elle projetait l’enlèvement de Klaus Barbie, recherché comme criminel de guerre en France.

Hans Ertl, lui, est mort à 92 ans en Bolivie dans sa propriété Dolorosa.

Les tourments de Rodrigo Hasbun

Voilà pour ces années tragiques de la Bolivie,  voilà pour l’Histoire, celle avec une majuscule. Et puis il y a le talent de l’écrivain, Rodrigo Hasbun car s’il s’inspire de faits historiques, c’est une oeuvre littéraire qu’il construit et pour cela il avertit son lecteur qu’elle reste une fiction. L’écrivain fait appel à l’imagination surtout quand il s’agit de rendre compte des sentiments des personnages, de leur vécu, car Rodrigo Hasbun s’intéresse à tous les membres de la famille du photographe nazi même à ceux qui sont restés dans l’ombre, la mère et les soeurs, prises elles aussi dans la tourmente.

Effectivement, c’est à travers les trois filles de Hans Ertl et aussi de Inti, Guido Paredo, que nous suivons ce récit et prenons connaissance des personnages. Récit intime, qui nous fait entrer dans la conscience de chacun, nous montre la destruction progressive de la famille d’abord unie autour de ce mari et père admiré, beau, talentueux, photographe de génie, alpiniste, aventurier, entreprenant, mais aussi indifférent, égocentrique, absent … jusqu’à la rupture définitive. Après la mort de sa mère qui meurt d’un cancer, Heidi se marie et part s’installer à Munich, elle ne reverra jamais ses soeurs. La cadette, Beatrice (Trixi), cherche à garder le lien mais vainement et souffre de sa solitude, incapable de nouer une relation, d’avoir des amis. La vie privée de chacune est le reflet du lourd passé du père et d’un pays, la Bolivie, en proie à une dictature implacable et violente et déchiré par la guerre civile.

La variété des points de vue donne un ton neuf à  ce livre que l’on ne sait comment classer entre roman, journal intime, biographie et récit historique. Parfois le personnage emploie le pronom « Je », à nous de repérer de qui il s’agit :

Beatrice Trixi : Je voyais ma soeur partout, il ne se passait pas un seul jour sans que je la voie. Si le téléphone sonnait, ma première réaction était de penser que c’était elle. Je me suis acheté un chien, puis un autre.
J’avais besoin de me sentir accompagnée, que quelqu’un m’attende à la maison.

Parfois l’auteur utilise le pronom « tu » qui semble indiquer que le personnage se parle à lui-même ce qui souligne sa solitude. Le "tu" établit une distanciation entre le "je" attendu et le "tu", montrant le désarroi du personnage qui se voit comme extérieur à lui-même. 

Ainsi en est-il de Monika :  Tu es la fille sans mère qui constamment se souvient de son père, la moitié du temps pour le haïr profondément, l’autre pour l’admirer et l’aimer sans intermittence ni conditions. Tu es celle qui parles avec les miséreux de l’auberge, celle qui s’intéressent à ce qu’ils ont à dire, celle que leurs histoires affectent, même si la plupart du temps ils sont silencieux, des femmes et des hommes qui s’en vont aussi subrepticement qu’ils sont venus. Tu es celle qui reste une étrangère à elle-même. L’ex-dépressive, la quasi-Bolivienne.

Parfois, encore, le personnage est vu par un narrateur extérieur omniscient qui peut entrer dans les pensées du personnage, dans ses rêves, ainsi dans le chapitre intitulé Les morts.

Inti faisait les mêmes cauchemars depuis des mois et c’étaient toujours ses propres cris qui le réveillaient, juste avant que se déchaîne la violence. Il chercha son carnet de notes, il voulait garder trace de ses moments d’immobilité pendant lesquels la guerre continuait, la guerre entre les vivants et les morts mais avant tout entre les vivants.

Alors que le ton du récit est dépouillé, il en émane une douloureuse nostalgie. On se sent étreint par le sort de ces filles tourmentées par leur passé, par l’amour-répulsion éprouvé pour le père et la désillusion de l’âge adulte, par leur solitude, par la violence qui secoue le pays. On est touché, à travers la lutte, le désespoir et la mort de Monika, de découvrir le sort terrible des opposants à la dictature, celui du peuple qui vit dans la misère et des communautés indiennes asservies. C'est un épisode sanglant de l'Histoire de la Bolivie que décrit ce livre Les Tourments, un titre bien trouvé !


Ne rien ressentir, c’est quand même sentir quelque chose ?

Il est faux de croire que la mémoire est un lieu sûr. Là aussi les choses se défigurent et se perdent. Là aussi on finit par s'éloigner de ceux qu'on aime. 

 Les photos de Monika et Hans Ertl ne sons pas libres de droit mais on peut les consulter sur internet ICI

                             

                                               Un peintre bolivien : Roberto Mamani Mamani

 

Roberto Mamani Mamani est un artiste bolivien de l'ethnie Aymara, né le 6 décembre 1962 à Cochabamba. Son œuvre est significative par l'utilisation des traditions et symboles des indigènes Aymaras. Il a réalisé des expositions dans le monde entier, notamment à Washington, Tokyo, Munich et Londres. Les peintures de Roberto Mamani, très colorées et au dessin stylisé, puisent dans son héritage aymara, et représentent, entre autres thèmes des images de mères indigènes, de condors, de soleils et de lunes.  Wikipedia

 

Roberto Mamani  
Roberto Mamani

Roberto Mamani


Roberto Mamani

Roberto Mamani



dimanche 6 février 2022

Nikos Kokantzis : Gioconda

 

Nikos Kokantzis, né à Thessalonique en 1927, y a étudié la médecine avant de se spécialiser en psychiatrie à Londres où il vécut plusieurs années.
 Et c'est en 1975 que Nikos Kokantzis décide d’écrire l’histoire d'amour qu’il a vécue avec Gioconda en 1943. Une histoire vraie ! C’est son seul ouvrage traduit en français. Il a aussi écrit un recueil : Neuf histoires et un livret et  un recueil de poèmes intitulé Quarteto qui ne sont pas encore traduits.

Gioconda de Nikos Kokantzis est un court roman très dense où l’écrivain raconte son histoire, celle de son amour d’adolescent avec sa jeune voisine, de famille juive, la jolie Gioconda aux yeux gris, si jolie, rieuse, amoureuse, passionnée. Un premier amour entre deux adolescents qui s’éveillent à la sensualité, avec tout ce que cela comporte de sincérité, de don de soi, d’émerveillement, de bonheur mutuel. Somme toute une belle histoire, mais… banale ?
 Hélas, non ! Car nous sommes en 1943 à Thessalonique et la Grèce est occupée par les Allemands qui, comme partout en Europe, restreignent les libertés des juifs et les déportent. Gioconda et toute sa famille sont amenés à Auschwitz. Personne n’en reviendra.

Gioconda n'est plus qu'un rêve. Parfois je me demande si elle a existé, j'interroge mes parents, mes cousins, pour m'assurer que oui. Quelque part en Allemagne de l'Est, des parcelles de ce qu'elle fut subsistent peut-être dans l'écorce d'un arbre, dans une motte de terre. Des gens l'ont peut-être sentie dans une fleur, bue dans leur vin. Les vents qui ont soufflé toutes ces années l'ont peut-être ramenée en Grèce et je l'ai respirée, qui sait, sans le savoir, en une dernière union amoureuse. Les grand yeux gris, les lèvres douces, la peau si lisse, la voix rauque... Le rire, le chagrin, l'amour, tout ce qu'Elle était.

Le récit est haletant, rapide, comme pour refléter à la fois l’entièreté du sentiment amoureux qui exclut les autres, qui balaient les doutes, l’hésitation, et fait vivre les amoureux dans une bulle à part, proche du rêve ; mais aussi l’urgence, comme si la Mort talonnait le jeune couple, comme s’ils savaient déjà que leur temps était compté.

Ces rencontres cachées, hâtives, dans l’inconfort et l’inquiétude, ne duraient jamais  plus d’une demi-heure. Mais dans ce temps si bref se concentraient le plaisir et l’émotion d’heures et de jours entiers qui, nous ne le savions pas encore, allaient donner un sens à notre vie, et remplir le vide laissée par mon amie quand elle serait partie à jamais. Je m’en souviens avec la plus profonde reconnaissance et je prie que le cauchemar des derniers mois de sa vie ait été adouci, ait perdu un peu de son horreur grâce aux souvenirs de ces instants, à la plénitude de notre vie pendant ces derniers mois terrifiants et magiques. Je ne le saurai jamais.


Et pourtant, lorsque la Mort est là sous les traits des soldats allemands qui viennent chercher la famille, celle-ci apparaît policée, sans éclats, sans cris, presque neutre, rendant encore plus violente l’horreur et l’inhumanité de la déportation.

Ils vinrent les chercher par une chaude fin d’après midi. Un grand camion militaire arriva, avec trois soldats allemands et un officier, peu bavards, méthodiques et presque polis. (…) Les soldats les aidèrent à monter, leur passèrent les valises et le paquet, montèrent à leur tour, relevèrent le battant et mirent la chaîne. L’officier se tourna vers mon père et, à notre surprise, le salua militairement en claquant des talons, avant de monter à côté du chauffeur. Le camion démarra, avança jusqu’au coin de notre petite rue, tourna dans l’avenue et disparut à nos yeux..


Un beau récit, tragique, émouvant, qui rappelle, à travers les souvenirs de Nikos Kokantzis, la nécessité de préserver la mémoire pour que les victimes soient sauvées de l’oubli. 

 ***

Zenaïda Serebriakova  est une peintre que j'ai découverte à Moscou à la Galerie Tetriakov. C'est son autoportrait qui orne la couverture de Gioconda.

Moscou : la galerie Tetriakov 

Les trois tableaux Zenaïda Serebriakova dans la galerie Tetriakov


Zenaïda Serebriakova : autoportrait


Zenaida Serebriakova – Le déjeuner des enfants  1914


Zenaida Serebriakova : Les cueilleuses de lavande

jeudi 3 février 2022

Douglas Preston : La cité perdue du dieu singe : Honduras

 Douglas Preston, écrivain américain, journaliste au New Yorker et au National Geografic, est l’auteur du livre La cité perdue du Dieu Singe, récit de la découverte archéologique d’une ancienne cité disparue dans la forêt vierge de la Mosquitia en Honduras. Il s’agit de la légendaire Ciudad bianca, la Cité blanche, dédiée au Dieu Singe, dont Cortès se faisait déjà l’écho en 1526 dans une lettre adressée à Charles Quint. Depuis, l’existence de cette cité abandonnée, édifiée par un peuple inconnu, - car ce ne sont pas des Mayas - est devenue le centre de récits et de croyances populaires qui, au cours des siècles, l’ont élevée au rang de mythe.

Nombreux ont été les explorateurs partis à sa recherche et dont certains ont prétendu l’avoir trouvée jusqu’à cette année 2012 où les progrès de la technologie vont permettre de la localiser.

L'emplacement de site archéologique dans le Mosquitia Honduras

Au coeur de la Mosquitia, la jungle la plus dense du monde tapisse des chaînes de montagnes infranchissables, parfois hautes de mille cinq cents mètres, entaillées de ravins escarpés, de cascades vertigineuses et de torrents rugissants. Arrosée par des précipitations diluviennes - plus de trois mètres d’eau chaque année- cette zone est régulièrement victime de crues subites et de glissements de terrain. On y trouve des sables mouvants capables d’engloutir un homme. Le sous-bois est infesté de serpents mortels, de jaguars, de fourrés de griffes de chat, une liane hérissée d’épines crochues qui lacèrent la peau et les vêtements. Dans la Mosquitia, un groupe d’explorateurs aguerris, équipés de machettes et de scies, peut espérer en dix heures de labeur acharné progresser d’un à deux kilomètres.
Mais les dangers liés à son exploration ne sont pas tous d’origine naturelle. Le Honduras connaît, en effet, l’un des plus forts taux d’homicide de l’échelle planétaire. 80% de la cocaïne en direction des Etats-Unis transitent par ce pays, principalement à travers la Mosquitia. Les cartels règnent sur les zones rurales et les villes environnantes.


La cité perdue  ici forêt vierge de la Mosquitia Honduras
 
Evidemment avec cette entrée en matière, vous allez croire ce qui est annoncé dans la quatrième de couverture :  Ce récit, digne des aventures d’Indiana Jones… Mais non ! Cette relation de voyage est tout autre chose !

Enfin, pourtant, en un sens,  oui… Ainsi quand l’auteur se retrouve face à un énorme Fer de lance, un serpent extrêmement agressif, et dont le venin est mortel, ou quand, obligé de se lever dans la nuit, il met le pied sur une couche grouillante de scorpions et d’araignées dont les yeux brillent dans l’obscurité … Brrr!  La pluie ne cesse de tomber transformant en boue le campement, les mésaventures sont nombreuses, dont les pires sont peut-être dues aux insectes piqueurs qui transmettent d’horribles maladies, comme la leishmaniose appelée « lèpre blanche » qui ronge les muqueuses, le nez et les lèvres, ne laissant que des trous béants.

Un Fer de lance
 
Donc oui ! … mais non,  Douglas Preston n’écrit pas un roman mais un document sérieux, détaillé de ce voyage dont les membres sont d’éminents savants, archéologues, professeurs d’université spécialistes des civilisations latino-hispaniques, ethnographes américains ou honduriens… qui sont tous mus par un intérêt passionné pour l’archéologie, pour l’histoire de ce pays et ne sont surtout pas à la recherche d’un trésor mais de la connaissance ! Des cinéastes, un photographe, un écrivain (Douglas Preston) chargés de rendre compte de la mission les accompagnent, des soldats assurant la sécurité. 
 
Chris Fisher anthropologue et ethnologue et Douglas Preston (en tête) sur le site de la Cité

Preston relate les différentes étapes de la recherche de cette ville ancienne et explique comment l’existence de ruines extrêmement importantes est révélée en 2012 grâce à une technologie dernier cri, le Lidar, sorte de radar « qui bombardait au rayon laser une jungle dans laquelle aucun être humain n’avait pénétré depuis peut-être cinq cents ans. ». En Février 2015 a lieu la première expédition sur le site et le début des fouilles. Il y en a eu d'autres par la suite.
Nous découvrons d'abord les villes contemporaines du Honduras où l’équipe fait halte et la situation économique et politique du pays qui vient de subir un coup d'état (un nouveau !). Nous survolons la forêt luxuriante, si incroyablement dense et belle, impressionnante dans sa majesté malgré la déforestation illégale qui gagne certains coins. Nous participons aux premières fouilles du site vers lequel les explorateurs sont héliportés et qui révèlent l'existence de pyramides de terre, d'esplanades aménagées, places, terrains de jeu (?), d'un réservoir d'alimentation en eau pour les cultures. De nombreux objets sont détectés témoignant de la grande habileté d'une civilisation vieille d'un millier d'années. 


Pour autant les chercheurs n'affirment pas qu'il s'agit de la cité légendaire. Prudents, ils insistent cependant sur le caractère extraordinaire de cette découverte archéologique majeure et sur l'importance des vestiges qu'ils ont retrouvés. Depuis cette date les fouilles ont continué. 


L'homme-jaguar

Dans la livre de Douglas Preston, nous partageons les recherches érudites pour déterminer ce qu’était cette civilisation pré-hispanique qui a érigé la Cité blanche et la raison de leur départ brutal. Avec, bien sûr, une incursion vers les Mayas et  le site de Copan. L'intérêt du groupe ne se limite pas à l'archéologie mais englobe aussi les espèces végétales et animales et montre l'incroyable biodiversité de ce lieu où les hommes n'avaient plus pénétré depuis des siècles. Toute une foule de détails nous est donnée aussi sur le retour de l'expédition et ce qui arrivé à l’équipe de chercheurs par la suite. Preston présente les attaques et les controverses, souvent partisanes semble-t-il, que les chercheurs ont  subi de la part de détracteurs dont certains sont des universitaires.

Copan : site Maya

L'écrivain observe et note les évènements dont il est lui-même le témoin. Il tient un journal au jour le jour. Il dresse le portrait vivant, parfois haut en couleurs (comme l'ex-trafiquant de drogue d'un cartel colombien aux méthodes expéditives !) de chaque membre du groupe. Il procède aussi par interviews auprès de scientifiques, d'historiens, de médecins, sur des sujets variés pour les approfondir, il enquête avec une curiosité qui embrasse toutes les aspects de la recherche. Il élucide pour nous tout ce qui pourrait paraître obscur et nous apporte une foule de connaissances.

Je vous laisse découvrir les détails de ce documentaire intéressant qui nous fait découvrir plusieurs facettes de l’Honduras et de ses richesses patrimoniales.

             La Cité blanche recréée suite à la première expédition en 2015. Source site Gaia Merveille


Dans une sorte de large bassin qui dépassait à peine du sol, on pouvait voir le haut de dizaines de sculptures en pierre incroyablement élaborées. Au milieu des feuilles et des lianes, des objets recouverts de mousse prenaient forme dans la lumière crépusculaire de la forêt. La première chose que je vis fut la tête d’un jaguar rugissant, puis le rebord d’un pot orné d’une tête de vautour et d’autres grands récipients en pierre gravés de serpents; à côté d’eux se trouvaient un ensemble d’objets qui ressemblaient à des trônes ou à des tables, dont les bords et les pieds étaient pour certains, gravés de ce qui ressemblait à première vue à des inscriptions et des glyphes.



mardi 1 février 2022

Roberto Sosa : Les larmes des choses (Honduras)








 Voici ma première contribution pour le mois de Février 2022 au mois de la littérature latino-américaine  : avec  Ingammic ICI

Les larmes des choses : Roberto Sosa

Maman
a passé le plus clair des années de sa vie
debout sur un tertre de brique, le coeur rongé,
imaginant
qu’elle entrait et sortait
d’une petite maison à la porte blanche
protégée
par la fraternité des bêtes domestiques.
Imaginant
 que nous sommes nous ses enfants
ce que nous voulions être et n’avons pas pu être.
Croyant
que son père, le boucher aux pupilles de chat
et aux lèvres pincées de juge strict ne la battait
 pas jusqu’au sang, et que sa mère, enfin,
lui passait quelquefois une main tendre dans les
cheveux.
Et, au plus fort, par contrecoup, et comme d’un
 miroir,
elle suppliait Dieu
pour que ses ennemis tombent comme des coqs
pestiférés.

Brusquement, une à une, ces images très chères
ont été balayées par des mains d’hommes sans
 honneur
Si l’on y réfléchit,
tout cela, cette femme en marge l’a compris
elle,
l’héritière du vent, auprès d’une bougie. Elle qui devinait
la pensée, la froideur
des serpents,
et qui parlait aux roses, elle, équilibre délicat
entre
la dureté humaine et les larmes des choses


 Roberto Sosa

 

Roberto Sosa, poète hondurien, est né en 1930 à Yoro. Sa mère est hondurienne et son père salvadorien. De famille pauvre, il travaille dès l’âge de six ans pour aider ses parents mais il peut continuer à suivre des études et commence à écrire dès l'âge de treize ans.
En 1964, il commence publier dans une revue de poésie et  participe à la vie littéraire et intellectuelle de la capitale du Honduras, Tegucigalpa où il s’est installé. C’est avec le recueil Los Pobres en 1968  (les Pauvres) suivi en 1971 de Un monde para todos Divido (Un Monde divisé pour tous) qu’il s’est fait connaître.
Plus tard, il enseigne à l’université de Cincinatti  tout en retournant au Honduras. En 1980, la dictature militaire qui s’est installée à la tête du pays avec le soutien de l’administration Reagan, envoie ses Escadrons de la mort qui torturent et assassinent ses opposants, obligeant Roberto Sosa à s’exiler au Nicaragua. Il  revient plus tard dans son pays et c’est à Tegucigalpa qu’il meurt en 2011.

Seuls deux recueils sont traduits en français : Les Larmes des choses, éd. la Différence, 1990 et Un monde divisé pour tous, Seghers, 1998

C’est le recueil Les larmes des choses que je vous présente aujourd’hui. Traduit par Claude Couffon, préfacé par Philippe Oll-Laprune, il est précédé de Masque bas.
 

Le Honduras 


Pour comprendre Roberto Sosa, il faut savoir que sa patrie, le Honduras, depuis l’arrivée brutale des Espagnols, est une terre de divisions et de tragédies. Après la conquête, explique Philippe Oll-Laprune dans sa préface, se construit dans l’imagination populaire le mythe d’un paradis perdu, idyllique. Les indiens, en effet, privilégiaient les rapports de l’homme et de la nature, les Espagnols de l’homme à l’homme. D'où une fracture initiale, le sentiment de vivre une tragédie, un sentiment national mais qui rejoint l'universel. La conséquence de cette cassure «est la naissance de la division : séparation de l’homme et du monde et de l’homme vis-vis de l’homme. »  L’angoisse de la division qu’il a ressenti dès sa jeunesse, est donc le thème central des écrits de Sosa. Pour le poète «  cette cassure représente le symbole de la perte de l’innocence, de la pureté originelle », ce qui devient un autre thème récurrent.

Le Honduras (8, 5 millions d’habitants) est un pays où 74% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté, division entre la misère de la plus grande partie de la population et la richesse d’une poignée d’entre eux. Le pays n’a jamais cessé d’être le théâtre de coups d’état militaire portant à la tête des chefs d’état corrompus et totalitaires, souvent marionnettes à la solde des américains, coupables d’assassinats politiques. Les guerres civiles se succèdent. A cela il faut ajouter que le pays est devenu la plaque tournante du trafic de drogue en direction des Etats-Unis et est ravagé par les violences des cartels qui terrorisent la population. Le Honduras détient l’un des plus forts records du monde de la criminalité.

A l'heure actuelle Xiomara Castro, première femme investie présidente du Honduras, le 27 Janvier 2022, a promis de fonder un état démocratique et socialiste.

 

Les amants brutaux

Eux, les étrangers,
son arrivés d’autres mondes à ce sol qui nous a vus
naître
Nous sommes la lumière ont-il dit sans mâcher leurs
 mots.

Ils sont arrivés
multipliant la mort par trahisons à nous appeler leurs
amis,
à tout manger et à ne plus quitter ce sol
qui nous a vus naître, eux, les hommes linéaires et
métalliques,
eux, les amants brutaux
de la Mort.

Mort à la Mort.


 Un peintre hondurien

Quand j'ai cherché un peintre hondurien (je n'en connais aucun) pour illustrer ce billet, je suis tombée sur un artiste contemporain, né en 1958, présenté comme "le plus talentueux" du pays : Roque Zelaya. Autodidacte, peintre naïf, il crée des tableaux lumineux parlant de la vie quotidienne des habitants : mariage, travaux des champs, match de football, jolies jeunes filles... Des images du bonheur, de la vie simple dans un paysage radieux. Tout le contraire de ce que je viens de lire sur ce pays !

Roque Zelaya : le vent

 En fait ces images évoquent pour moi la petite maison à la porte blanche protégée par la fraternité des bêtes domestiques qu'imagine la maman de Roberto Sosa dans Les Larmes des choses.

 

Roque Zelaya : la plus jolie fille


Roque Zelaya

Roque Zelaya : Mariage

Roque Zelaya


 

En Amérique latine avec Ingammic ICI




mercredi 26 janvier 2022

Clara Dupont-Monod : S'adapter

 

Dans ce roman S’adapter de Clara Dupont-Monod, le narrateur ou plutôt les narratrices sont des pierres, celles du pays cévenol, toujours en connivence avec les enfants du pays qu’elles tiennent sous leur protection.
Et le ton est celui du conte :  « Un jour, dans une famille est né un enfant… » Mais un conte qui tourne mal. Dès l’incipit le lecteur achoppe sur un mot  « Inadapté »  :   «Un jour, dans une famille est né un enfant inadapté », mot qui annonce la tragédie, la souffrance, l’irréversibilité des choses.

Alors les pierres observent : « Les parents moururent un peu. Quelque part, dans les tréfonds de leur coeur d’adultes, une lueur s’éteignit. ». Mais ce sont les enfants qui intéressent les pierres et elles racontent comment ceux-ci vont vivre le handicap de ce petit frère qui peut ni bouger, ni parler, ni voir, et dépend entièrement des autres pour survivre.  S’adapter ! Chacun va se découvrir lui-même, chaque vie va être changée par celui qui vient d’arriver, détournée de son cours.

Ce livre dégage une émotion intense et pourtant tout en finesse et en demi-teinte. L’écrivaine présente ce fait brutal qu’est le handicap d’un enfant en conservant tout au long du récit le ton du conte. Il s’agit d’une histoire universelle, dont nous faisons tous partie. Les enfants n’ont pas de prénom, ils ne sont nommés que par leur fonction, l’aîné, la cadette et le dernier (celui qui naît après l’enfant inadapté), la nature crée un contrepoint poétique à la douleur et à la culpabilité mais aussi à l’amour et au dévouement, tous ces sentiments contradictoires mêlés. Le lieu n’est pas indéfini comme dans un conte. Il est au contraire bien réel - Les Cévennes avec ses rudes hivers, ses pluies torrentielles, sa beauté et sa sévérité, ses femmes et hommes enracinés dans la montagne- mais la nature a un aspect immémorial qui impose ses lois et auxquelles l’être humain doit se soumettre. C’est ainsi que l’enfant inadapté fait partie du monde, participe à l’essence des arbres et des pierres; il est là « de façon aussi évidente qu’un pli de la terre. » .

La langue de l’écrivain est belle, simple et précise, vivante et poétique :  

« Nous les pierres rousses de la cour, qui faisons ce récit, nous nous sommes attachées aux enfants. C’est eux que nous souhaitons raconter. Enchâssées dans le mur, nous surplombons leur vie. Les enfants sont toujours les oubliés d’une histoire. On les rentre comme des petites brebis, on les écarte plus qu’on ne les protège. Or les enfants sont les seuls à prendre les pierres pour des jouets. Ils nous nomment, nous bariolent, nous couvrent de dessins et d’écritures, ils nous peignent, nous collent des yeux, une bouche, des cheveux d’herbe, nous empilent en maison, nous lancent pour faire un ricochet, nous alignent en limite de goal ou en rails de train. Les adultes nous utilisent, les enfants nous détournent. »

J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman qui au-delà du drame de l’enfance handicapée et de vies bouleversées raconte une très belle histoire d’amour.

dimanche 16 janvier 2022

Jean Hagland : Apaiser nos tempêtes

 

J’avais bien aimé Dans la forêt de Jean Hegland même si j’avais quelques restrictions quant à sa conclusion. J’ai donc eu envie de lire Apaiser nos tempêtes, (windfalls, titre anglais), son nouveau roman paru en Juillet 2021.

« Un arbre se dresse sur un versant de colline battu par les vents. Seul entre les cieux qui s’assombrissent et la terre caillouteuse, il tend vers elle haut ses branches noueuses, qui sont en pleine floraison. Un soleil bas embrase les nuages lourds, réchauffe son tronc brisé, enflamme ses milliers de fleurs.
L’arbre a presque été fendu en deux - peut-être par la foudre, peut-être par le vent, ou par le poids de ses fruits lors d’un automne trop fécond il y a longtemps. Une moitié gît au sol à présent stérile. Mais la moitié vivante se tient fière, parée de fleurs blanches si nombreuses qu’elles semblent en suspens dans l’air lourd. Même les plus petites branches en sont recouvertes, et sur la photo, chaque pétale luit, telle la flamme d’une bougie. »

Cet arbre à moitié mort et qui renaît, chargé de fleurs blanches porteuses de lumière, est la métaphore des deux femmes, Anna et Cerise, qui sont les personnages principaux du roman. Toutes les deux subiront des moments difficiles voire tragiques, des saisons où la vie devient un hiver mais avec la résurrection du printemps. Comme dans Dans la forêt, la nature joue donc un grand rôle dans ce roman et la ville avec sa démesure participe au malaise de l’individu sur cette Terre en proie aux dérives des êtres humains.
 Anna et Cerise, se révèlent à la fois semblables et différentes :  L’une, Anna, d’un milieu aisé, qui a continué ses études, est artiste photographe; l’autre, Cerise, d’un milieu défavorisé, abandonne le lycée pour élever sa fille lorsqu’elle est enceinte par accident. Anna, elle, préfère avorter que de subir une grossesse indésirable. Elle ne connaîtra la maternité que lorsqu’elle le souhaite, mariée à un homme qui, lui aussi, veut être père.

Apaiser ma tempête explore plusieurs thèmes intéressants qui rendent le roman passionnant. A travers les épreuves parfois communes de deux femmes, l’écrivaine dépeint l’inégalité sociale entre elles, inégalité qui pèse sur Cerise comme un déterminisme. Celle-ci ne peut pas être maîtresse de sa vie et subit plus qu’elle n’agit, souvent sous influence, manipulée par l’un ou l’autre, privée d'avenir, ne recevant aucune aide sociale pour les mères célibataires dans un pays individualiste et indifférent,  jusqu’au drame final qui la jette, sans argent, dans la rue puis dans un foyer de femmes sans-abri.  Pourtant, elle est courageuse, n’abandonne pas la lutte et donne beaucoup aux autres, avec générosité.

A travers Cerise comme à travers Anna, Jean Hegland parle de la maternité et des transformations qu’elle génère dans chaque femme, elle analyse les sentiments de la mère vis à vis de l’enfant entre bonheur et fatigue. Elle écrit l’amour peau-contre peau, sensuel, des échanges entre mère et nourrisson, ce qui nous ramène, dans le meilleur sens possible, à notre condition animale. Mais elle montre aussi la fragilité des mères, leurs craintes, les interrogations et doutes sur l’éducation, les désillusions qui parfois marquent l’entrée de l’enfant dans adolescence. L’amour-rejet qui parfois en résulte. Ce qui lui a valu d’ailleurs un refus de son éditeur et une rupture de son contrat sous prétexte que « les mères n’éprouvent pas autant d’ambivalence qu’Anna et Cerise vis-à-vis de leurs enfants. » Et oui, le mythe bien entretenu car confortable (en particulier pour les hommes) de l’amour maternel inné, de la mère aimante et lisse, heureuse et sans faille...  est toujours à la mode de nos jours ! Parodiant  Simone Beauvoir, il faudrait pourtant affirmer  «  on ne naît pas mère, on le devient! ». Et oui, monsieur l’éditeur !

L’écrivaine défend aussi celles qui choisissent de ne pas être mère tout en montrant que ce n’est pas un geste anodin et en analysant l’état de vide, de manque, ressenti par Anna après l’avortement ( très belle scène avec la grand-mère). La critique du couple bien-pensant qui influence Cerise pour qu’elle garde le bébé mais l’abandonne au moment où elle va accoucher et va devoir élever son bébé toute seule, sans argent, est virulente. De même la scène où Anna doit se frayer un chemin dans la foule haineuse, massée devant l’hôpital, brandissant des pancartes contre l’avortement, dégage une grande violence.

A travers Anna la photographe, Jean Hagland pénètre aussi dans la conscience de l’artiste et avec elle s’interroge sur l’Art. Quelle place tient-il dans notre société? Est-il susceptible d’influer sur le cours de la vie, de changer les êtres humains ? Elle découvre pour nous le sentiment de déréliction éprouvé par l’artiste quand il se sent dans l’impossibilité de créer, quand le papier de la photo reste blanc comme la page de l’écrivain.

Un beau livre donc ! Les analyses de l’état de mère « sans sentimentalisme ni cynisme » « au-delà des clichés méprisants » (dixit J Hegland dans la préface)  sont si justes que bien des fois j’ai éprouvé un sentiment de vécu et je me suis sentie concernée. Mais le roman est assez riche en dehors de ce thème de la maternité, ne serait-ce que par ces deux personnages féminins attachants, pour plaire à tous et la langue de l’écrivaine se révèle d’une grande beauté.