Pages

Affichage des articles dont le libellé est Littérature française. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Littérature française. Afficher tous les articles

vendredi 17 mai 2024

Marcel Proust : Du côté de chez Swann : Des noms de pays, le nom (III)


Dans cette troisième partie de Du côté de chez Swann : des Noms de pays : le nom, Marcel est à Paris. Il  doit partir à Venise et Florence mais la joie et l’excitation ressentis à l’idée de ce voyage  dont il a tant rêvé, lui donnent de la fièvre et le médecin lui interdit tout départ. Il n'est même pas autorisé à entendre la Berma au théâtre, ce qui l’aurait peut-être consolé.

La seule sortie permise est celle du parc des Champs-Elysées qu’il accomplit sous la surveillance de Françoise que ses parents ont pris à leur service après la mort de tante Léonie. Marcel s’y ennuie d’abord jusqu’au moment où il rencontre Gilberte et cherche à devenir son ami. Le sentiment amoureux qu’il développe envers elle ressemble beaucoup à celui de Swann pour Odette. Marcel vit cet amour comme une maladie et ce sentiment devient obsessionnel. Il souffre quand le jeune fille ne vient pas, il est jaloux de ses fréquentations, cherche à gagner sa préférence, à être distingué des autres dans son affection. Mais surtout il se torture pour connaître la réalité de son amour, pour savoir si l’image qu’il se fait d’elle n’a pas évolué et correspond bien à celle qu’il a emmagasiné dans son esprit :

Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu du nez qui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait l’importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à museau pointu. Tandis que je m’apprêtais à profiter de cet instant désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte que j’avais préparée avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point qui me permettrait dans les longues heures où j’étais seul d’être sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on compose, elle me passait une balle…. 

 
Et bien, je l’avoue je ne me suis pas passionnée pour cette troisième partie. J’avais l’impression de relire avec des variantes ce qui précédait dans Un amour de Swann et les angoisses, les minuties, les souffrances, de l'amour de Marcel qui semble toujours hésiter entre le réel et le rêvé m’ont paru lassantes.
En même temps ce qui est dit sur les noms de pays m’a intéressée et c'est lorsque j'ai pu les relier à l'histoire avec Gilberte qu'il m'a semblé mieux comprendre le texte.


Proust établit une distinction entre les mots et les noms propres, ces derniers ayant le pouvoir par  leurs sonorités  de convoquer l'imagination.

Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes — et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes — une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants.

Les passages ( très beaux stylistiquement ) où Marcel Proust parle de la puissance des noms de pays et des villes qui, avec la musicalité de leurs voyelles ou de leurs consonnes, éveillent des images, des couleurs, des odeurs, des sensations, donnent une vision des lieux hautement désirable.

Mais j’avais beau les comparer, comment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues : Pont-Aven, envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d’argent bruni ? 

Et ce désir qui naît envers un pays, une ville, ressemble beaucoup, nous dit-il Proust, à l’amour que l’on éprouve pour une personne. Mais Marcel n'est pas sûr de parvenir à appréhender le réel pas ce biais. L’image qui se forme dans son imagination pour une ville, risque bien de se ternir au contact de la réalité ou tout au moins ne pas être à la même hauteur que le rêve et ceci est vrai pour l’amour qu’il éprouve pour Gilberte.

Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête, et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables — les beautés des paysages ou du grand art.

Cette inadéquation entre le réel et l’imaginaire s’accompagne d’une vraie souffrance pour Marcel car il n'est jamais sûr de détenir l'image réelle de ce qu'il aime. Aussi les rencontres avec Gilberte qu'il désire plus que tout sont rarement heureuses. Il veut être convaincu de "la réalité" de l’imagination, ce qui est bien évidemment contradictoire et pour tout dire impossible.


 

LC avec Miriam


LC : La publication du billet du tome 2  A l'ombre des jeunes filles en fleurs est prévue pour le 3 Juillet. Besoin de souffler un peu ! Proust n'est pas une lecture si facile ( surtout cette troisième partie) oui, je sais, j'enfonce les portes ouvertes !  Parfois je m'ennuie parce que je trouve qu'il y a des longueurs, parfois je me fatigue et je ne peux le lire qu'en m'arrêtant souvent, parfois je m'enthousiasme et suis prise par le texte, et souvent ce texte est tellement dense que j'ai l'impression de passer à côté de beaucoup de choses.

 

 

 

 

 

jeudi 16 mai 2024

Marcel Proust : Du côté de chez Swann : deuxième partie : Un Amour de Swann (II)

 


 Un amour de Swann

Un amour de Swann, la deuxième partie de Du côté de chez Swann,  peut être considéré comme un roman dans le roman. Il a parfois été publié à part. C’est peut-être pour cela, je suppose, qu’il m'a été présenté comme plus facile et plus susceptible de plaire que Combray. Pour moi, il n’en est rien ! Un amour de Swann n’a pas la beauté et la richesse de Combray mais il offre une analyse subtile des rapports amoureux et est incontestablement un chef d’oeuvre d’ironie et une satire sans concession des classes sociales. On n’y retrouve plus la tendresse - malgré la critique-  qui était celle du jeune garçon de Combray mais une férocité qui donne à comprendre que l’écrivain a tout compris de la société qu’il fréquente. On sent que les illusions, le snobisme qui était le sien quand il désirait être reçu chez les Guermantes, sont totalement dissipés. C’est ce qui arrive à Swann quand il a épuisé les vanités de l’aristocratie, il n’en fait plus cas si ce n’est pour satisfaire ses désirs de conquête :

Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie.

Le récit se situe quelques années avant Combray, à une époque où le narrateur est trop jeune pour être témoin de ces scènes d’où l’emploi de la troisième personne par un narrateur omniscient qui connaît toutes les pensées et tous les sentiments de son personnage mais où se mêlent les deux temps à la fois, le temps de Swann et le temps de Marcel, ce dernier parlant à la première personne quand il décrit les relations de Swann avec son grand-père.

Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu dire d’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui qu’il appelait le « jeune Verdurin » et qu’il considérait, un peu en gros, comme tombé — tout en gardant de nombreux millions — dans la bohème et la racaille.


Charles Swann

Une coupe à la Bressant: acteur français (1818_1886)


Nous connaissons déjà bien Swann puisque nous l’avons rencontré à Combray où il possède un château et une belle propriété du côté de chez Swann (de  Méséglise )qui représente symboliquement le côté de la bourgeoisie opposé au côté de Guermantes qui est celui de la noblesse. En effet, Swann est le fils d’un riche agent de change qui était l’ami du grand-père de Marcel. Il est juif, ce qui attire parfois des commentaires défavorables sur lui en particulier dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs.  Nous savons aussi qu’il est marié à une femme du demi-monde, Odette du Crecy, que les parents de Swann ne veulent pas recevoir chez eux. Swann vient seul voir ses amis et sans le vouloir il contrarie l’enfant car lors de ses visites tardives car sa mère, ayant un invité, ne vient pas l’embrasser.

Swann est un dandy, toujours élégamment habillé, ses manières sont charmantes et raffinées. Il a une coiffure à la Bressant (célèbre acteur de l’époque) nous dit Proust et c’est sous ces traits que je l’ai imaginé. Swann fréquente les plus  grandes familles de la noblesse mais il le cache à ses amis bourgeois car il ne manque pas de tact et  ne veut pas avoir l’air de se vanter de ses connaissances aristocratiques. Lui aussi, comme Marcel Proust, a eu dans sa jeunesse le désir de paraître, d’être reçu dans la haute société, d’être reconnu. Il a réussi mais est lassé de cette vie mondaine qui lui paraît factice et superficielle.  C’est un homme qui sait faire preuve de délicatesse et de générosité et il est avant tout un grand amateur d’art. Il travaille sur Vermeer qui est son peintre favori. De ses voyages, en particulier en Italie, il ramène au jeune Marcel des reproductions d’artistes qui forment le goût de l’enfant.

Il rencontre Odette au théâtre puis il est introduit par elle chez les Verdurin, des bourgeois riches et prétentieux, et même si elle ne lui plaît pas, pris dans les rets que lui tend madame Verdurin qui aime bien faire les couples ( et les défaire), il finit par tomber amoureux d’elle lorsqu’il note qu’elle ressemble à la Séphora de Boticelli dans la chapelle Sixtine. C’est par l’intermédiaire de l’art qu’Odette trouve grâce aux yeux de Swann qui la pare de toute la séduction de la Renaissance italienne. Il  fait ainsi une projection sur cette jeune femme qui l’amènera à l’aimer car dit Proust « l’amour n’existe pas  réellement, il est en dehors de nous ».

 J’ai déjà écrit un billet sur cet amour douloureux, accompagné de trahisons, et qui remplit Swan de tristesse et de désespoir. Pourtant, quand Swann cessera de l’aimer et  il aura ces paroles cavalières pour conclure ce simulacre d’amour : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »  Car nous dit Proust à plusieurs reprises, «  il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une certaine muflerie ».

Cette conclusion laisse à penser que Swann en a fini avec Odette. Or, dès Combray,  nous savons qu’il  l’a épousée et qu’il a eu une fille, Gilberte. D’où la surprise : pourquoi l’a-t-il épousé s’il ne l’aimait plus ?  Nous l’apprendrons par Mr de Norpois dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Ce qui nous permet de constater que le livre de Proust n’a pas une structure classique chronologique. Nous savons dès le premier livre, première partie, ce qui ne nous sera expliqué que bien longtemps après dans le livre 2. Par contre la deuxième partie du livre 1, nous révèle ce qui s’est passé longtemps avant, une quinzaine d’années !  


Odette du Crécy devenu madame Swann

 La dame en rose

Renoir : Jeune femme assise

Odette nous l’avons rencontrée maintes fois. Elle est d’abord la dame en rose, celle que Marcel rencontre chez son oncle lors d’une visite inopinée. L’enfant comprend qu’elle est la maîtresse de son oncle :

« J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famille, notamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’aurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su que mon oncle n’en connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait l’air si simple et comme il faut. »


La dame en blanc

 

James Whistler

 

Odette dans la seconde rencontre avec Marcel est alors la dame en blanc. Elle est déjà madame Swann et se promène dans le jardin de son mari avec le baron Charlus. Elle appelle sa fille Gilberte que Marcel vient enfin d’apercevoir alors qu’il rêve d’elle depuis longtemps.

Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête…

 
Et le jeune garçon entend les commentaires désobligeants de son grand-père

Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! ») l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon amour.


La dame aux catleyas

Catleya

Enfin, quand elle devient la séductrice de Swann, Odette est la dame aux catleyas, une espèce d’orchidée qu’elle porte à son corsage et dans ses cheveux. Il faut dire que Swann est assez naïf au début de leur relation et n’ose pas faire des avances. Il y parviendra, enfin, quand il osera arranger les fleurs dans le décolleté de la dame, ce qui l’amènera plus loin. Désormais dans leur langage amoureux, « faire catleya » signifie faire l’amour.
"et, bien plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya » devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte de la possession physique — où d’ailleurs l’on ne possède rien — survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire « faire l’amour » ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles — ou crues telles par nous — pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas."


La critique de la société
 
La bourgeoisie : Bazille : Réunion de famille


Que ce soit chez les bourgeois, les Verdurin ou chez les aristocrates dans le salon de la marquise de Sainte-Euverte  Marcel Proust se livre  à des portraits qui possèdent une charge satirique puissante et sont de véritables caricatures. Tout en prêtant à rire, ils soulignent en même temps  les vices, les ridicules, le snobisme et le vide de cette société.


Les Verdurin

Madeline Lemaire, l'un des modèles de madame Verdurin


Madame Verdurin tient salon mais comme elle ne parvient pas à attirer la noblesse, elle se montre jalouse et vindicative envers tous ceux qui ne fréquentent pas exclusivement son salon et les chasse de chez elle. C’est une femme despotique qui veut dominer son entourage, en particulier son mari. Elle est sotte, vaniteuse, méchante, superficielle et toujours en représentation. Ceux qui l’entourent sont au même niveau qu’elle, ainsi le docteur Cottard et son épouse.

Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux — et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité — elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.


Les nobles

Le Dandy : Swann, le baron Charlus


Mais l’on retrouve chez les nobles les mêmes traits de caractère décuplés par leur appartenance à l’aristocratie qui les persuade de leur supériorité. En réalité, ils ne sont pas meilleurs que les autres et l’on découvre sous leur suffisance, la vanité, la superficialité, le goût du paraître, bref! le snobisme allié à la sottise, l’inculture et le vide absolu. Cette galerie de portraits brille des feux de l’esprit de Marcel Proust alors que M. de Saint-Candé n’a de l’esprit que dans son monocle ! Et voilà pour les hommes :

Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et, obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté ; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.


Mais les femmes ne sont pas mieux loties !

Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent : « Que voulez-vous ! ») qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement. «
« De l’autre côté de Mme de Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart, peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était méchante, ou parce qu’elle était d’une branche inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à côté d’un Saint Personnage, les mots qu’il est censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée.

 Quant à cette madame de Cambremer, elle est à plaindre quant elle devient la cible de Swann et Oriane de Laumes. C'est sa première apparition dans le roman et elle est accompagnée de la jeune madame Cambremer, sa bru.

« Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant.
— Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
— En effet cette double abréviation !…
— C'est quelqu'un de très en colère et de très convenable qui n'a pas osé aller jusqu'au bout du premier mot.
— Mais puisqu'il ne devait pas pouvoir s'empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d'achever le premier pour en finir une bonne fois. »
 

 
La princesse de Laumes, future duchesse de Guermantes dont la beauté, l’élégance et l’esprit préservent de la caricature n’est cependant pas à l’abri de la satire :

 Pour montrer qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est là ; et, bornant simplement son regard — pour ne pas avoir l’air de signaler sa présence et de réclamer des égards — à la considération d’un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien qu’une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui était inconnue.

Cette attitude me rappelle ce qu’écrit Laure Murat dans Proust, roman familial, sur le sentiment de la supériorité des nobles qui ne peut s’affirmer que par une modestie affectée. Plus tard, la princesse de Laumes critiquera d’une manière un peu sotte la noblesse d’empire affublée d’un nom de pont et de Victoire : Iéna !

Les valets

Mais il ne faut pas croire que le snobisme et la sottise ne concernent pas aussi le peuple. Dans l’antichambre du salon de madame de Saint-Euverte, les valets sont aussi beaux que les maîtres sont laids parce qu’ils ont été choisis pour être décoratifs, au même titre qu’une statue ou un mobilier, mais ils n’échappent pas à la règle quant à la suffisance et à la vanité. 

L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.

Billet sur  Un amour de Swann écrit pour Le jeudi avec  Marcel Proust ICI

 


LC avec Miriam


Demain Du côté de chez Swann : Des noms (III)

mercredi 15 mai 2024

Marcel Proust : du Coté de chez Swann : Combray (I)

 


Du côté de chez Swann, le premier tome de la Recherche du Temps perdu est publié en 1913. Le livre présente trois parties: 1) Combray  2) un amour de Swann  3) Des noms


Combray

Illiers-Combray XIX siècle

Dans Combray que Proust a commencé en 1909 et qui s’ouvre par le si célèbre incipit : « Longtemps je me suis couché de bonne heure », Marcel Proust fait revivre à son personnage les moments de son enfance passée avec ses parents à Combray dans la maison de ses grands-parents paternels. Marcel est un enfant hypersensible, doté d’une mauvaise santé et d’une vive imagination, amoureux des livres,  épris de vérité et d’absolu.

A Combray, la nature va être pour l’enfant une découverte fondamentale puisqu’elle façonne son univers de ses couleurs, de ses parfums, de ses formes et que la description qui en est faite dessine, au-delà du paysage naturel, un paysage intérieur, mental. L’enfant va s’initier à la nature au cours de ses promenades traditionnelles. A partir de la maison paternelle, deux directions sont possibles :  du côté de chez Swann (ou de Méséglise) et du côté des Guermantes, la particularité étant, aux yeux de l’enfant, que l’on ne peut passer de l’un à l’autre et que les deux côtés demeurent « dans des vases clos et sans communication entre eux. ».

 Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière (…).  Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. 
 



 Toute cette première partie est d’ailleurs enchanteresse et poétique tant les fleurs « naturelles » y sont présentes, magnifiquement décrites, douées d'une vie intime, en confrontation avec les fleurs cultivées, sophistiquées, portées à la boutonnière des mondains ou le décolleté de ces dames (l’orchidée, le catleya).

C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, distraite et vive.

Les fleurs témoignent du sentiment poétique de l’enfant mais sont liées aussi à sa « vie intellectuelle » et, plus tard, ce paysage intérieur le met directement en communication avec  son passé.

Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bleuets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon coeur."

C’est dans cette première partie que l’écrivain fait l'expérience de la madeleine sur laquelle est bâti tout l’édifice immense du souvenir des sept tomes de A la recherche du temps perdu. Fulgurante intuition qui, en rappelant à Marcel le souvenir de ce petit morceau de biscuit que sa tante Léonie lui donnait à goûter en la trempant dans son tilleul quand il était enfant, va permettre à l’écrivain de tenir le fil conducteur de toute son oeuvre, celui de la mémoire involontaire liée à des sensations, goût, odeur, son ... et des mécanismes de la création littéraire dans l’évocation du passé.

Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

 

Dans la haie d'aubépines : Carl Larsson  

On peut imaginer ainsi la première rencontre avec Gilberte


Avant de commenter la deuxième partie, Un amour de Swann, je dois dire que cette première partie Combray est d'une richesse que l'on ne pourrait épuiser. Il y a bien sûr, l'amour de Marcel pour sa mère à une époque contemporaine de Freud, la sensualité de Marcel qui s'éveille avec une scène de masturbation, la naissance de son amour pour Gilberte lors d'une rencontre devant les haies d'aubépine, l'homosexualité qui s'invite avec le personnage de mademoiselle Vinteuil et cette scène étonnante (sadisme ?) où cette dernière fait l'amour avec sa compagne en profanant le portrait de son père défunt, les préjugés sociaux, les parents de Marcel ne recevant pas Madame Swann qui n'est pas de leur monde, le snobisme de monsieur Legrandin, scène satirique à souhait, et celui du jeune Marcel attiré par les mondanités et qui est prêt à tout admirer dans la comtesse de Guermantes même si la réalité ne correspond pas à l'idéal rêvé...

Mais ce que je comprenais, c’est que Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vous les Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait : « Non je n’ai jamais voulu les connaître. ».

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre.

Je dois dire aussi que rien ne m’a autant plu, autant envoûtée que cette première partie intitulée Combray. Cela tient à ces descriptions magiques, odorantes, sensuelles,  vivantes, de la nature mais aussi des beautés architecturales, à cet amour des églises romanes ou gothiques… 

Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours.

… à cette manière de confondre la réalité et l’art quand les personnages semblent sortis d’un tableau de Moyen-âge ou de la Renaissance et que l’on retrouve un peu encore dans un Amour de Swann mais beaucoup moins. Quel style à la fois précis, détaillé, ciselé et qui parle à l’imagination, fait lever des images, des émotions, des idées. Un régal ! J’ai aimé le point de vue adopté, celui d’un enfant qui découvre le monde, avec cette fausse naïveté corrigée par la vision de l’écrivain adulte qui intervient avec ironie si bien qu’il y a des passages pleins d’humour, franchement amusants. 

Et puis j’ai aimé aussi les personnages qui, même lorsqu’ils sont traités ironiquement, le sont aussi avec tendresse et douceur -ce qui ne sera plus vrai par la suite - comme la tante Léonie, la grand-mère et la mère de Marcel. Quant aux personnages du peuple, ils sont vivants, ils sont vrais, ainsi Françoise et son aide la pauvre Charité, Théodore le commis de monsieur Camus, le jardinier … 

Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre :
— Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partir qui y vont.
— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc.
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
— Pardi, pour pas qu’on se sauve, disait Françoise.
Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé.


Dans Combray, on sent l’amour du jeune garçon et celui de l’adulte pour ces personnages disparus et la nostalgie d’une époque enfuie.

 Les jeudis avec Marcel Proust :  billets déjà publiés sur Combray

Les métamorphoses de Françoise ICI

Albert Bloch ICI

Tante Léonie la vieillesse ICI

L'art, la charité de Giotto, les asperges de Manet, les nymphéas de Monet ICI

Soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire ICI :

 

Demain 16 Mai : Du côté de chez Swann : Deuxième partie : Un amour de Swann

 


 LC avec Miriam ICI

 


lundi 13 mai 2024

Emmanuel Lepage, Sophie Michel et René Follet : Les voyages de Jules

 

J’avais trouvé magnifique la bande dessinée d’Emmanuel Lepage, René Follet et Sophie Michel : Les voyages d’Ulysse, aussi j’ai continué la lecture avec Les voyages de Jules qui est le troisième tome de la trilogie et où l’on retrouve les héros de cette histoire.
Dans ce livre le peintre Jules Toulet que nous avions rencontré précédemment écrit son journal pour Anna, la femme de sa vie où il raconte en même temps que son enfance  comment est née sa passion pour la mer et à qui il doit sa formation de peintre. C'est auprès de son maître vénéré Ammon Kasacz qu’il s’est initié à son art. Et si sa vie l’a amené à quelques trahisons liées à sa jeunesse, son insouciance, il a la satisfaction de revoir son vieux maître et de l’assister dans sa mort avec Anna et Salomé. 



Cette passion pour la mer se double d’une passion pour la littérature et c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai retrouvé toutes les oeuvres dédiées à la mer qui l’ont marqué : Robinson Crusoé, bien sûr, mais aussi Pêcheurs d’Islande, Le vieil homme et la mer, Moby Dick, Moonfleet, La complainte du vieux marin, L’île au trésor, Vingt mille lieues sous les mers…

 



Les illustrations sont très belles mais j’ai moins aimé  ce dernier livre que Les voyages d’Ulysse, peut-être parce que le texte qui imite la calligraphie de Jules ou d’Ammon -au cours des lettres qu'ils échangent -laissent moins de place aux illustrations, détournent de la contemplation et finalement l’ensemble m’a paru un peu brouillon, moins poétique et  moins réussi que le précédent.



Voir les voyages d'Ulysse  ICI

 

 


samedi 11 mai 2024

Céleste Albaret : Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont

 

Céleste et Odilon Albaret

Céleste Albaret a été la gouvernante de Proust de 1913 à 1922, année de sa mort et a longtemps refusé de publier ses souvenirs. Enfin, quand elle se décide à l’âge de 82 ans, elle confie le travail d’écriture à l'écrivain Georges Belmont, expliquant qu’elle a lu trop de mensonges, trop d’inexactitudes sur Marcel Proust et qu’elle doit à sa mémoire de rétablir la vérité telle qu’elle s’en souvient. 

" Mais aujourd’hui avant de quitter à mon tour ce monde, l’idée qu’il puisse subsister un doute et un mensonge sur tout ce que j’ai vu et qui est la vérité, m’est devenue si intolérable que je voudrais qu’il soit dit, une fois pour toutes que les pages qui vont suivre, notamment, sont l’exacte vérité de ma mémoire, et que j’ai suffisamment réexaminé , contrôlé, vérifié les faits dans mon souvenir pour avoir la certitude de ma fidélité absolue à la réalité de qui fut. C’est un testament que j’écris ici, non pas un témoignage."

Jeune lozérienne, enfant gâtée d’une famille aimante, Cécile est catapultée à Paris après son mariage avec Odilon Albaret. Celui-ci est chauffeur de taxi et a pour client régulier Marcel Proust. C’est lui qui présente Céleste à Marcel Proust car la jeune femme, loin de sa mère, dans cette grande ville inconnue, souffre du mal du pays. C’est ainsi qu’elle entre au service de l’écrivain, d’abord comme courriériste, puis comme gouvernante qui bientôt sait tout de son maître, de sa maladie, de ses besoins, de son traitement, les fumigations, de ses peurs de la poussière, de l’humidité, de tout ce qui peut provoquer l’asthme ou troubler son travail, lui qui fait doubler sa chambre de liège pour éviter le bruit.

 

La période du camélia

 

Si Marcel Proust eut une période mondaine que Céleste appelle « le temps du camélia » (à la boutonnière), qui satisfaisait son goût et son désir d'être connu et reconnu par la noblesse, elle est désormais bien terminée, remarque Céleste. Après la guerre, il travaille au lit, dormant peu et mangeant de même. Il ne sort plus de sa chambre que pour répondre encore à des invitations nécessaires pour nourrir son livre, entamant une lutte contre la mort pour parvenir à écrire le mot fin qui semble parfois impossible à atteindre. Il y a toujours quelque chose à ajouter, des passages à peaufiner.

Voyez-vous Céleste, je veux que dans la littérature, mon oeuvre représente une cathédrale. Voilà pourquoi ce n’est jamais fini. Même bâtie, il faut toujours l’orner d’une chose ou d’une autre, un vitrail, un chapiteau, une petite chapelle qu’on ouvre, avec sa petite statue dans le coin.

C’est Céleste qui a l’idée des " béquets", ces bandes de papier écrites de la main de Proust, qu’elle colle aux endroits où des rajouts sont nécessaires. Elle écrit aussi sous la dictée ou recopie des passages de l’oeuvre. Marcel Proust reçoit peu et c’est Céleste qui est chargé de filtrer les visiteurs. Il faut même qu’elle insiste pour qu’il reçoive Gaston Gallimard quand il vient lui annoncer qu’il a remporté le prix Goncourt pour A l’ombre des Jeunes filles en fleurs ( en concurrence avec Les Croix de bois de Dorgeles). Elle connaît ses amis et les jugements secrets qu’il porte sur chacun d’entre eux. Elle devient, au chevet de son maître, une prisonnière consentante, dormant aussi peu que lui, toujours là pour intervenir à ses moindres désirs, mais le faisant, elle insiste, parce qu’elle le veut bien et qu’elle en retire du bonheur malgré l’épuisement. 

La comtesse de Greffulhe, l'un des modèles de la comtesse de Guermantes

Céleste Albaret parle avec intelligence de l’oeuvre de Marcel Proust qu’elle connaît à la perfection. Ainsi, elle fait connaissance de nombreux personnages qui occupent la scène mondaine de l'époque, soit que Marcel Proust les reçoive chez lui, soit qu'il l'envoie porter des billets chez eux, le baron de Montesquiou, Jacques Rivière directeur de la RNF,  l'actrice Réjane, les Daudet, la mère et ses fils Léon et Lucien, Albert Le Cuziat, tenancier d'un maison pour hommes, la comtesse de Noailles, Reynaldo Hahn, madame Straus, veuve de Georges Bizet et la mère de Jacques Bizet, ami de lycée de Marcel Proust...

Mais aux questions des spécialistes sur les clés des personnages, elle répond :

Quand il me déclarait qu’il voyait son oeuvre comme une cathédrale dans la littérature, cela signifiait qu’il estimait qu’elle resterait debout aussi longtemps que les grandes églises qu’il aimait tant - et alors qu’est-ce que cela pouvait faire que son personnage de la duchesse de Guermantes, par exemple, soit pris pour une part à la comtesse Greffulhe ou pour une autre à Mme Straus - et à la comtesse de Chevigné, et pour le reste à dix autres ? Dans cent ans, quelle importance cela aurait-il qu’on le sache, et qui se souviendrait encore de ces dames ? Mais la duchesse de Guermantes et les autres personnages eux, seraient toujours vivants dans ses livres et devant les yeux des nouvelles générations de lecteurs.

 

Madame Straus  :

Et elle constate quant au sens de son oeuvre  :

"Il y avait un monde qu’il avait connu, toute une société et un mode de vie qui s’effritaient et tombaient peu à peu par pans entiers dans un autre monde qui se refaisait. Il l’avait vu; je suis sûre qu’il avait eu la perspective dès les début. Il avait vu la chute de ce monde, bien avant de la connaître. C’est cela qu’il a voulu décrire, un moraliste, avec tous les ressorts humains, toutes les beautés, mais aussi tous les ridicules. Il était terrible dans ses jugements. Oui, il a prédit la chute- voilà ce qu’il faut lire dans son oeuvre.  Si l’on ne sait pas y lire cela, c’est qu’on n’y a rien compris."

Céleste est enterrée au cimetière de Montfort-l'Amaury aux côtés de son mari et de sa sœur, Marie Gineste, qui fut également pendant quelques années au service de Marcel Proust.

 Comment a été accueilli le "testament" de Céleste Albaret ?  Je lis dans Wikipédia : « Traduit en plusieurs langues, Monsieur Proust connaîtra un grand succès public, mais sera mal accueilli en France par certains critiques, spécialistes de Marcel Proust, qui lui reprocheront d'avoir exagéré son intimité avec l'auteur, ne pouvant admettre qu'il ait passé tant de temps à se confier à « une servante inculte ». »

Je ne sais pas quel imbécile a écrit cette ineptie mais il serait digne de figurer dans un des portraits caricaturaux de Marcel Proust, tant il traduit de sotte suffisance, de snobisme et préjugés de classe. Ce qui témoigne de « l’intimité » de Marcel Proust et de Céleste, par exemple ?  C’est ce poème qu’il a écrit pour elle sous forme de plaisanterie :

"Grande, fine, belle et maigre,
Tantôt lasse, tantôt allègre,
Charmant les princes comme la pègre,
Lançant à Marcel un mot aigre,
Lui rendant pour le miel le vinaigre,
Spirituelle, agile, intègre,
Telle est la nièce de Nègre. »


 et  cette dédicace qu’il écrivit, en mai 1921, sur le feuillet de garde d’un exemplaire réunissant Le Côté de Guermantes II et Sodome et Gomorrhe I :

« À ma chère Céleste, à ma fidèle amie de huit années, mais en réalité si unie à ma pensée que je dirai plus vrai en l’appelant mon amie de toujours, ne pouvant plus imaginer que je ne l’ai pas toujours connue, connaissant son passé d’enfant gâtée dans ses caprices d’aujourd’hui, à Céleste croix de guerre car elle a supporté gothas et berthas, à Céleste qui a supporté la croix de mon humeur à Céleste croix d’honneur. Son ami Marcel. »

Une vraie, une réelle amitié malgré la différence sociale !  Et le résultat est un livre prenant, plein d’émotions, sincère, qui ne tourne pas à l'hagiographie mais est extrêmement positif, on s'en doute !  Et qui nous fait revivre l’écrivain comme nul biographe ne peut le faire, dans les moindres détails de sa vie intime, de ses habitudes, de sa maladie, de sa lutte épuisante pour finir son oeuvre, au plus près de sa création et ceci avec un respect, une admiration, un amour inconditionnels et, ce qui ne gâte rien, une connaissance de l’oeuvre qu’elle a vu naître et à laquelle elle participé à sa façon. 



LC Avec Fanja : Céleste, Bien sûr monsieur Proust

 

jeudi 9 mai 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann : Soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire...

 

Childe Hassam peintre impressionniste américain


Je suis à Stockholm mais je ne résiste pas à glisser ici une citation de Marcel Proust sur la mémoire et le temps retrouvé qui est au coeur de son oeuvre.


Childe Hassam peintre impressionniste américain


"... et pourtant ce parfum d'aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d'une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l'eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d'années successives, tandis qu'alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusqu'à aujourd'hui se détache si isolé de tout, qu'il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps – peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. Mais c'est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m'appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C'est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu'ils m'ont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon coeur."

 

 


jeudi 2 mai 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann Deuxième partie : Un amour de Swann

Sandro Boticelli : Séphora, l'épouse de Moïse, fresque de la chapelle Sixtine

" Il regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur, il ne s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. "

 L'amour de Swann

 Toute la seconde partie de Du côté de chez Swann, un amour de Swann traite de l'amour de Swann pour Odette, une femme entretenue, réputée pour sa beauté, mais que Swann trouve laide et pour laquelle il n'éprouve aucune attirance. Son mauvais goût pour les femmes un peu vulgaires, précise Proust, est inversement opposé à son bon goût pour l’Art.  Or l'une de particularités de Swann est de retrouver dans "dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons."

  

Le doge Loredan: Antonio Rizzo

 

"... dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi" 

 

Domenico Ghirlandaio: vieillard et jeune garçon


"sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy "

 

Le Tintoret : Autoportrait

 "... dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon."

On verra que Swann va encore plus loin, puisqu'il ne peut tomber amoureux d'Odette que parce qu'elle ressemble à une création de Boticelli ! La femme réelle ne l'attire que lorsqu'elle est magnifiée par l'oeuvre d'art. Aussi est-ce par l’art que Odette va s’introduire dans l’imagination de Swann et devenir objet de désir.

"Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. " 

L’amour n’est donc qu’une illusion, l’on ne voit dans l’être aimé(e) que ce que l’on a envie d’y voir, on ne l'aime que vu par le prisme de son imagination.

Déjà, dans du Côté de chez Swann, première partie Combray, Marcel Proust analyse l'amour du jeune Marcel pour Mademoiselle Swann, Gilberte, qu’il ne connaît pas mais qu’on lui a décrit comme jolie. Il projette dans l’image de la jeune fille tout le charme qu'il éprouve pour l’architecture gothique, les beautés du paysage normand et son amitié avec Bergotte un écrivain que vénère Marcel. C’est au point que la fillette acquiert toutes les qualités que le jeune garçon attribue à ce qui l'entoure . « c’était être tout prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste."
 
Plus tard, dans la troisième partie intitulée Des Noms, analysant son amour de jeunesse pour Gilberte, le narrateur vieillissant  dira : " Mais à l'époque où j'aimais Gilberte, je croyais encore que l'Amour existait réellement en dehors de nous".

  C’est ce que veut signifier Stendhal dans son Traité de l’Amour  :" Aux mines de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la taille d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections"

  C'est ce qui se passe pour Swann :

Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair."

L'amour vécu comme une maladie

 

Laure Muray, un des modèles qui inspira Proust pour Odette

On pourrait penser que le transfert que Swann accomplit en faisant d’Odette une « oeuvre florentine » et en conférant à son image une impression de noblesse qui l’introduit dans un « monde de rêve », lui enlèverait sa lucidité et sa faculté de jugement. Or, il n’en est rien. Swann sait qu’Odette est sotte, inculte, superficielle, dès le début de son amour. Il comprend rapidement - même s’il est naïf au départ - qu’elle est vénale, intéressée, menteuse, cruelle, dépravée. Mais rien ne peut l’empêcher de l’aimer puisque cet amour n’est pas une réalité mais une projection qu’il fait sur elle. Tous ses amis sont consternés de le voir devenir la victime d'une telle femme. Swann est semblable à la reine des fées, Titiana, de Shakespeare dans le Songe d’une nuit d’été lorsque celle-ci tombe amoureuse d’un âne à la grande consternation de son entourage :
Titiana, à Bottom. — Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs ; pendant que je caresse tes charmantes joues ; je veux attacher des roses musquées sur ta tête douce et lisse, et baiser tes belles et longues oreilles, toi la joie de mon cœur.
 On peut l’avertir de son erreur il est incapable de changer.  Cet amour est fait d'illusions et aussi de jalousie et s'apparente à une maladie tenace qui lui enlève tout amour-propre.