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mercredi 15 mai 2024

Marcel Proust : du Coté de chez Swann : Combray (I)

 


Du côté de chez Swann, le premier tome de la Recherche du Temps perdu est publié en 1913. Le livre présente trois parties: 1) Combray  2) un amour de Swann  3) Des noms


Combray

Illiers-Combray XIX siècle

Dans Combray que Proust a commencé en 1909 et qui s’ouvre par le si célèbre incipit : « Longtemps je me suis couché de bonne heure », Marcel Proust fait revivre à son personnage les moments de son enfance passée avec ses parents à Combray dans la maison de ses grands-parents paternels. Marcel est un enfant hypersensible, doté d’une mauvaise santé et d’une vive imagination, amoureux des livres,  épris de vérité et d’absolu.

A Combray, la nature va être pour l’enfant une découverte fondamentale puisqu’elle façonne son univers de ses couleurs, de ses parfums, de ses formes et que la description qui en est faite dessine, au-delà du paysage naturel, un paysage intérieur, mental. L’enfant va s’initier à la nature au cours de ses promenades traditionnelles. A partir de la maison paternelle, deux directions sont possibles :  du côté de chez Swann (ou de Méséglise) et du côté des Guermantes, la particularité étant, aux yeux de l’enfant, que l’on ne peut passer de l’un à l’autre et que les deux côtés demeurent « dans des vases clos et sans communication entre eux. ».

 Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d’eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière (…).  Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. 
 



 Toute cette première partie est d’ailleurs enchanteresse et poétique tant les fleurs « naturelles » y sont présentes, magnifiquement décrites, douées d'une vie intime, en confrontation avec les fleurs cultivées, sophistiquées, portées à la boutonnière des mondains ou le décolleté de ces dames (l’orchidée, le catleya).

C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu’en suivant, qu’en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, distraite et vive.

Les fleurs témoignent du sentiment poétique de l’enfant mais sont liées aussi à sa « vie intellectuelle » et, plus tard, ce paysage intérieur le met directement en communication avec  son passé.

Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bleuets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon coeur."

C’est dans cette première partie que l’écrivain fait l'expérience de la madeleine sur laquelle est bâti tout l’édifice immense du souvenir des sept tomes de A la recherche du temps perdu. Fulgurante intuition qui, en rappelant à Marcel le souvenir de ce petit morceau de biscuit que sa tante Léonie lui donnait à goûter en la trempant dans son tilleul quand il était enfant, va permettre à l’écrivain de tenir le fil conducteur de toute son oeuvre, celui de la mémoire involontaire liée à des sensations, goût, odeur, son ... et des mécanismes de la création littéraire dans l’évocation du passé.

Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

 

Dans la haie d'aubépines : Carl Larsson  

On peut imaginer ainsi la première rencontre avec Gilberte


Avant de commenter la deuxième partie, Un amour de Swann, je dois dire que cette première partie Combray est d'une richesse que l'on ne pourrait épuiser. Il y a bien sûr, l'amour de Marcel pour sa mère à une époque contemporaine de Freud, la sensualité de Marcel qui s'éveille avec une scène de masturbation, la naissance de son amour pour Gilberte lors d'une rencontre devant les haies d'aubépine, l'homosexualité qui s'invite avec le personnage de mademoiselle Vinteuil et cette scène étonnante (sadisme ?) où cette dernière fait l'amour avec sa compagne en profanant le portrait de son père défunt, les préjugés sociaux, les parents de Marcel ne recevant pas Madame Swann qui n'est pas de leur monde, le snobisme de monsieur Legrandin, scène satirique à souhait, et celui du jeune Marcel attiré par les mondanités et qui est prêt à tout admirer dans la comtesse de Guermantes même si la réalité ne correspond pas à l'idéal rêvé...

Mais ce que je comprenais, c’est que Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-même nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vous les Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait : « Non je n’ai jamais voulu les connaître. ».

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre.

Je dois dire aussi que rien ne m’a autant plu, autant envoûtée que cette première partie intitulée Combray. Cela tient à ces descriptions magiques, odorantes, sensuelles,  vivantes, de la nature mais aussi des beautés architecturales, à cet amour des églises romanes ou gothiques… 

Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours.

… à cette manière de confondre la réalité et l’art quand les personnages semblent sortis d’un tableau de Moyen-âge ou de la Renaissance et que l’on retrouve un peu encore dans un Amour de Swann mais beaucoup moins. Quel style à la fois précis, détaillé, ciselé et qui parle à l’imagination, fait lever des images, des émotions, des idées. Un régal ! J’ai aimé le point de vue adopté, celui d’un enfant qui découvre le monde, avec cette fausse naïveté corrigée par la vision de l’écrivain adulte qui intervient avec ironie si bien qu’il y a des passages pleins d’humour, franchement amusants. 

Et puis j’ai aimé aussi les personnages qui, même lorsqu’ils sont traités ironiquement, le sont aussi avec tendresse et douceur -ce qui ne sera plus vrai par la suite - comme la tante Léonie, la grand-mère et la mère de Marcel. Quant aux personnages du peuple, ils sont vivants, ils sont vrais, ainsi Françoise et son aide la pauvre Charité, Théodore le commis de monsieur Camus, le jardinier … 

Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre :
— Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partir qui y vont.
— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc.
Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
— Pardi, pour pas qu’on se sauve, disait Françoise.
Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût filé.


Dans Combray, on sent l’amour du jeune garçon et celui de l’adulte pour ces personnages disparus et la nostalgie d’une époque enfuie.

 Les jeudis avec Marcel Proust :  billets déjà publiés sur Combray

Les métamorphoses de Françoise ICI

Albert Bloch ICI

Tante Léonie la vieillesse ICI

L'art, la charité de Giotto, les asperges de Manet, les nymphéas de Monet ICI

Soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire ICI :

 

Demain 16 Mai : Du côté de chez Swann : Deuxième partie : Un amour de Swann

 


 LC avec Miriam ICI

 


8 commentaires:

  1. Merci pour ce billet détaillé et ces nombreuses citations. Cela me permet de toucher un peu du doigt l'œuvre de Proust et de le connaître un peu mieux.

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    1. Les citations sont plus longues que d'habitude car il est difficile de couper une phrase-fleuve de Proust sans lui enlever son sens ! Je ne fais qu'effleurer l'oeuvre, impossible de tout noter, de tout comprendre, d'approfondir ! Je suppose que commenter Proust est l'oeuvre de tout une vie !

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  2. Bon, comme tu t'en souviens peut-être, j'ai lamentablement échoué dans ma tentative de lire Proust il y a quelques années, pourtant motivée par une LC dont nous avions convenu.. je vois que tu es cette fois bien suivie dans ton projet, et j'en suis ravie !
    J'ai assisté l'été dernier à une lecture, au domaine de Malagar (ancienne maison de campagne de François Mauriac) d'un passage de La Recherche par Marianne Denicourt et André Marcon, mais même comme ça, j'ai eu du mal....

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    1. J'avais lu le tome 2 de la recherche A l'ombre des jeunes filles en fleurs quand j'étais au lycée car je voulais connaître Proust mais je n'avais pas eu envie de continuer. Là, j'ai vraiment été emballée par Combray dont je connaissais déjà de larges passages mais il y a des moments où je le trouve long et difficile surtout la troisième partie de Du côté de chez Swann. Je ne suis donc pas une proustolâtre, une inconditionnelle, mais je suis heureuse de le lire. Certains textes sont si beaux qu'ils te récompensent de tes efforts.

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  3. Je n'imaginais pas que tu écrives encore un nouveau billet sur cette première partie! Mais tu l'écris si bien. Elle est inépuisable! Nous avons aimé toutes les deux ces descriptions champêtres et fleuries!

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    1. Oui, cette partie de Combray est très belle. J'ai écrit un nouveau billet mais il y a encore tant de choses à dire !

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  4. Celui-là, je l'ai lu, du début à la fin, et je suis assez fière de moi.^^ J'avais plutôt apprécié en plus, malgré quelques longueurs ressenties tout de même. Je n'ai pas lu la suite, mais l'envie me viendra sûrement quand ce sera le bon moment.

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    1. C'est vrai qu'il faut un "bon moment". Pour moi, il est venu ! Mais je dois reconnaître que Proust demande un effort (en tout cas pour moi).

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