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jeudi 22 février 2024

Elsa Osorio : Double fond


 

Double fond, le roman de Elsa Osorio, écrivaine argentine, se déroule dans deux espaces temporels différents qui finiront par se rejoindre dans le dénouement.

2024 ; Le corps d’une femme, le docteur Marie Le Boullec, est retrouvé, échoué sur une plage de La Turballe, près de Saint Nazaire. Le commissaire Fouquet enquête et met sur l’affaire (officieusement)  une jeune  journaliste Française, Muriel Le Bris qu’il juge brillante, en lui faisant part de ses soupçons. La morte aurait été anesthésiée puis jetée dans l’océan d’une très haute altitude, avion ou hélicoptère. Ce procédé rappelle à la mémoire les vols de la mort pratiqués par la dictature argentine dans les années 1976-1983 pour se débarrasser des opposants sans laisser de trace. Cette technique employée pendant la guerre d’Algérie, fut enseignée aux argentins par des militaires français (L’OAS). Muriel aidée par Marcel, son petit ami, et par une vieille dame, Geneviève, amie de Marie le Boullec, découvre des mails entre un jeune argentin Mathias et celle qui semble être Marie Le Boullec  mais se présente sous le nom de Soledad Durant. Elle apparaît aussi sous un autre nom Maria Landaburu ? Un double fond ?

Qui est réellement Marie Le Boullec, médecin urgentiste, épouse d’Yves Le Boullec,  unanimement aimée et saluée par ses patients ? Pourquoi a-t- elle promis à Mathias de lui raconter la vie de sa mère, disparue, que le jeune homme n’a pas revue depuis des années ? Marie Le Boullec a-t-elle réellement été assassinée ou s’est-elle suicidée après la mort de son mari Yves Le Boullec ?

Emilio Eduardo Massera


1978 : Nous sommes en pleine dictature militaire depuis le coup d’état de 1976 dirigé par le général Jorge Rafael Videla, avec l'amiral Emilio Eduardo Massera appelé le commandant Zéro et le brigadier Orlando Ramón Agosti. Les opposants au régime,  entre autres les membres du FAR (force armée révolutionnaire) et les Monteneros, (organisation de lutte armée de tendance péroniste de gauche) sont enlevés, séquestrés à L’ESMA (école mécanique de la marine) qui devient un lieu sinistrement célèbre, tortures, viols, vols de bébés, assassinats…  Les victimes disparaissent, enterrés dans des fosses communes ou jetés à la mer lors des vols de la mort et les familles restent dans l’ignorance de ce qui leur est arrivé. Il y eut près de 30 000  desaparecidos ou disparus. Bien vite, les crimes ne concernent plus seulement les opposants mais ceux qui ont des biens, riches propriétés, entreprises, qui attirent la convoitise d’un régime organisé en mafia et qui s’enrichit de la confiscation des biens. Marcel, historien, oriente d’ailleurs  sa thèse sur la répression mafieuse en Argentine au temps de la dictature.

Ils avaient volé tous leurs biens aux disparus, ils s’étaient appropriés, par la torture, des terrains et des entreprises appartenant à des personnes qui n’avaient aucun lien avec le militantisme, le syndicalisme, ni les groupes armés révolutionnaires, et ces personnes sont  encore aujourd’hui disparus. Ils faisaient des affaires juteuses en Argentine et à l’étranger, avec le concours de la loge P2.

 

83 avenue Henri Martin


Juana, guerillera, officier montanera, a été emprisonnée à L’ESMA avec son fils Mathias âgé de trois ans. Affreusement torturée, elle a obtenu de son tortionnaire Raul Raidas dit le Poulpe que son enfant soit libéré et envoyé chez son père. Devenue la maîtresse de Raul, elle se dit « repentie » car c’est le seul moyen pour elle de survivre et d’épargner la vie de son fils qui est toujours menacée. Mais elle espère pouvoir un jour témoigner des crimes du régime. Toujours sous surveillance, privée de liberté malgré les apparences, elle est envoyée à Paris en 1978 pour infiltrer les comités du COBA, organisme qui prend position, à l’époque, en France, contre la dictature et le fait que Le Mondial du football ait lieu en Argentine.

83 avenue Henri Martin. Elle monte l’escalier qui conduit au bureau du Centre pilote de Paris , et de nouveau cette sensation : un cloaque puant dans des pièces élégantes et claires. La Folie est encore pire qu’à l’ESMA. C’est une annexe de l’ESMA, mais à Paris, à l’angle d’une avenue arborée, au premier étage d’un superbe immeuble.

 C’est en France qu’elle rencontre Yves Le Boullec et qu’elle en tombe amoureuse. Un amour réciproque mais qui met sa vie en danger car son amant Raul est d’une jalousie féroce. Obligée à paraître véritablement « repentie » aux yeux de la junte  sous peine de mort, elle est de plus considérée comme traître et menacée par les siens.  

Parallèlement à ces deux récits temporels un texte en italique semble être le récit promis par Soledad à Mathias sur sa mère, Juana, et joue le rôle de trait d’union entre les deux récits. Il nous en apprend plus sur l’horreur des crimes de masse en argentine avec la complicité silencieuse ou non du gouvernement français..

L’année dernière j’ai rencontré Poniatowski, le ministre de Giscard, quand il est venu en Argentine, et il était totalement d’accord avec nous sur la nécessité d’éradiquer le terrorisme. Et tu veux que je lui parle de victimes ?

 

L'amiral Massera et Alfredo Artiz lors de leur procès

 

Que dire de ce roman ? C’est qu’il m’a appris beaucoup sur la dictature en Argentine ! Et je dois ajouter que j’ai dû faire une incursion dans le net pour me documenter sur tous les personnages historiques du roman tant mon ignorance est profonde. Par exemple, je pensais qu'Elena Homlberg était un personnage fictionnel mais j’ai découvert que, attachée de presse à l’ambassade d’Argentine à Paris et pourtant proche de la dictature, elle avait été assassinée par ordre de l’amiral Massera. On rencontre ainsi à Paris Alfredo Astiz surnommé l’ange blond de la mort, tortionnaire de l’ESMA, responsable de la disparition de deux religieuses françaises.  Il est question aussi des mères de la place de Mai qui se réunissent avec la photo de leurs enfants disparus. Je me suis perdue dans les noms des responsables militaires parfois désignés par leur nom, parfois par leur surnom comme le capitaine de corvette Acosta, criminel de guerre, appelé Le Tigre. j'ai cherché aussi ce qu'était la loge P2, loge maçonnique secrète où se retrouvent mafia, criminels argentins, et bien d'autres d'où est issu Berlusconi.

Ma lecture n’a donc pas été aisée tout au moins au début et j’ai eu du mal à entrer dans l’histoire. D’autre part la trame narrative est complexe et parfois un peu trop enchevêtrée. J’ai trouvé aussi qu’il y avait des longueurs dans la partie enquête, les personnages fictionnels refusant de dire à Matthias la vérité sur le meurtre de Marie Le Boullec, et lui écrivant comme si elle était toujours vivante. On se demande bien pourquoi si ce n’est pour prolonger artificiellement l’enquête. Bref! Je n’ai pas tout aimé dans ce livre. Mais j’ai apprécié l'aspect historique et l'immersion pas obligatoirement agréable, on s'en doute,  mais nécessaire dans cette cette période tragique de l’histoire de ce pays et d'en savoir plus sur la complicité de la France, de l’église catholique et des Etats-Unis. Du coup, je suis allée me documenter sur les procès menés contre les responsables de ces crimes contre l’humanité. Il faut savoir que ceux-ci, en 1983, à la fin de la dictature, ont été protégés par des lois d’amnistie et ceux qui ont été condamnés lors procès de la junte en1985 ont été grâciés par le président Carlos Menem. Il a fallu attendre 2003 pour mettre fin à l’impunité. Une soixantaine de condamnations furent prononcées entre 2005 et 2009. En 2006 et 2010 deux témoins à charge payèrent de leur vie. De grands procès auront lieu en 2009, 2012, 2016, 2017. Au cours de mes recherches j’ai trouvé un procès en 2022 mettant en cause dix officiers pour les atrocités commises dans la caserne militaire de Campo de Mayo contre 350 personnes, dont des femmes enceintes et des ouvriers de l’industrie automobile. Une Histoire qui n'a jamais fini de s'écrire !

Et voilà ce que je lis dans wikipédia


Le procès de Luis Maria Mendia et les « vols de la mort »
En janvier 2007, lors de son procès, en Argentine, pour crimes contre l’humanité, l’amiral Luis Maria Mendia, idéologue des « vols de la mort », demanda la présence de Valéry Giscard d’Estaing, de l’ancien Premier ministre Pierre Messmer, de l’ex-ambassadrice à Buenos Aires Françoise de la Gosse et de tous les officiels en place à l’ambassade de France à Buenos Aires entre 1976 et 1983, pour qu'ils comparaissent devant la cour en tant que témoins.
Tout comme Alfredo Astiz, l’« ange de la mort », avant lui, Luis Maria Mendia a, en effet, fait appel au documentaire de la journaliste Marie-Monique Robin, Les escadrons de la mort – l’école française, qui montrait comment la France — et notamment des anciens de la guerre d’Algérie —, par un accord secret militaire en vigueur de 1959 à 1981, avait entraîné les militaires argentins. Ils demandèrent par ailleurs la présence d'Isabel Peron (arrêtée en Espagne début 2007), Italo Luder, Carlos Ruckauf et Antonio Cafiero.
Luis Maria Mendia accusa un ancien agent français, membre de l'OAS, d'avoir participé à l'enlèvement des nonnes Léonie Duquet et Alice Domon. Celui-ci, réfugié en Thaïlande, nia les faits, tout en admettant avoir fui en Argentine après les accords d'Évian de mars 1962.
Par ailleurs, début janvier 2010, l'ex-pilote militaire Julio Alberto Poch, détenu en Espagne, accepta d'être extradé pour répondre des accusations l'impliquant dans les « vols de la mort », dans lesquels il nie avoir eu la moindre participation.


https://www.france24.com/fr/20121127-argentine-proces-histoire-vol-mort-dictature-militaire-esma-armee-astiz-acosta-cavallo-miguel
https://www.rfi.fr/fr/ameriques/20171130-proces-esma-argentine-vols-mort-astiz-acosta-verdict-perpetuite

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_sale

 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/07/07/argentine-dix-officiers-condamnes-a-la-perpetuite-pour-des-crimes-commis-sous-la-dictature_6133675_3210.html


 


samedi 17 février 2024

Mariana Enriquez : Les dangers de fumer au lit



Les dangers de fumer au lit est le titre d’une nouvelle qui donne son nom au recueil de l’écrivaine argentine  Marianna Enriquez. Douze nouvelles qui ont pour fil conducteur des personnages, essentiellement féminins. Ainsi dans la nouvelle éponyme, la femme qui fume au lit, confrontée à son corps qui la lâche, à la solitude, n’a plus comme horizon que son drap troué par la cigarette, éclairé par les rais de lumière formant une constellation au-dessus de sa tête, une poésie du désespoir. Un monde réaliste et noir, peuplé d’enfants ou d’adolescentes rebelles dans lequel la mort est omniprésente, où le fantastique côtoie la misère, où les fantômes des enfants, enlevés, disparus du foyer familial, prostitués, battus, prennent possession des villes, rejetés par tous dans la vie comme dans la mort (Les petits revenants) où la magie noire convoque les chiens des enfers pour satisfaire les fantasmes d’une adolescente vindicative dans le texte saisissant intitulé La Vierge des tufières, où la magie noire s’exerce au détriment d’une fillette innocente comme dans Le puits, symbole de l'enfance sacrifiée. Le Caddie ressemble beaucoup à ce conte traditionnel dans lequel une fée récompense la personne qui a été charitable et punit ceux qui n'ont pas d'humanité. La fée est ici un vieillard miséreux et malade qui va faire périr tout un quartier en épargnant la seule famille qui a su faire preuve de compassion.

Ces nouvelles sont d’une force impressionnante, l’écriture en est ramassée, sans fioriture, un style coup de poing qui va droit à l'essentiel. Le mélange de détails horribles et d’imagination débridée où tout est possible, donne plus de poids à la critique sociale et politique d’un pays où la dictature a maintenu le peuple dans la misère et la violence, où les enlèvements étaient monnaie courante, les tortures, les viols et les exécutions sommaires également. (Je suis en train de lire Double fond de l'écrivaine argentine Elsa Osorio qui me plonge dans la terrible violence de la dictature.)

Pourtant Mariana Enriquez aime ses personnages, celles qui sont des victimes, qui sont du mauvais côté de la vie et elle fait partager sa compassion pour elles. Il y a donc une grande humanité dans ces textes par ailleurs féroces.    

 L’Exhumation d’Angelita, la première nouvelle qui ouvre le recueil est un bon exemple de ce mélange de noirceur et d’empathie :  la narratrice trouve des petits os dans le jardin après une pluie qui a transformé la terre en mare de boue :« Je les ai montrés à mon père. Il a dit que c’était des os de poulets » mais la grand-mère lui apprend la vérité :

«  C’était sa soeur, la numéro dix ou onze, ma grand-mère n’était pas très sûre, à l’époque on ne prêtait pas autant d’attention aux enfants. Elle était morte quelques mois après sa naissance, de fièvres, de diarrhées. Comme c’était un petit ange ils l’avaient assise sur une table décorée de fleurs, enveloppée d’un linge rose, appuyée contre un coussin, et lui avaient fabriqué des ailes de carton pour qu’elle monte au ciel plus rapidement.»  
Une petite fille, Angelina, enterrée à la va vite dans le jardin, une petite fille qui n'a même pas de numéro, une parmi tant d'autres comme tous ces enfants oubliés, effacés, niés, une petit fille qui pleure toutes les nuits quand elle est loin de sa famille et qui vient hanter la narratrice quand celle-ci vend la maison. Mais au milieu de cette horreur, de la banalité de la mort, l'on sent pourtant toute la tendresse de l’auteur envers cette créature car le petit fantôme ressemble beaucoup à un bébé malade, une tendresse qui, d’ailleurs, n’est pas dépourvue d’humour… noir  : « Si mon père avait su, ai-je pensé, lui qui s’était toujours plaint qu’il allait mourir sans avoir de  petits-enfants…
Je lui ai acheté des jouets, des poupées, des dés en plastique et des tétines… »


Lorsque Angelina découvre que les nouveaux propriétaires ont fait construire une piscine à la place du jardin, dispersant définitivement ses restes, la narratrice comprend qu’elle ne pourra jamais se débarrasser du petit fantôme : «… j’ai marché rapidement jusqu’à l’arrêt du 15, l’obligeant à courir derrière moi avec ses pieds nus, tellement décharnés qu’on pouvait voir ses petits os blancs.
 

 Un livre qui m'a remuée, qui m'a emplie à la fois de tristesse et de révolte, et qu'il faut parfois relire dans la foulée (le premier saisissement passé) pour mieux en sentir l'impact !



un livre lu dans le cadre du challenge d'Ingammic sur la littérature sud-américaine

Voir Moka qui a un avis différent

Shangols : ici

Bison :Ici

lundi 12 février 2024

Almudena Grandes : Les Secrets de Ciempozuelos


Je ne connaissais pas Almudena Grandes avant de voir sur Netflix ( et oui, on peut y trouver des pépites) Les patients du docteur Garcia du même auteur. C’est pourquoi j’ai été heureuse de dénicher à la médiathèque d’Avignon Les Secrets de Ciempozuelos d'Almudena Grandes qui  est un de mes coups de coeur ce mois-ci.


Hildegard et Aurora Carballeira

German Vélasquez a fui l’Espagne en 1939 après la victoire de Franco et s’est installé en Suisse. Son père, psychiatre réputé, condamné à mort par les nationalistes, s'est suicidé en prison. Or en 1954, Jose Luis Roblès, directeur de l’asile pour femmes de Ciempozuelos propose à German, devenu psychiatre lui aussi, de venir travailler dans son établissement afin de mettre au point le protocole d’un nouveau médicament susceptible de venir en aide aux malades mentaux jusqu’alors incurables. Si German peut revenir en Espagne en toute sécurité, c’est que le pays manque de psychiatres. En arrivant à l’asile, German découvre qu’elle abrite une patiente Aurora Rodrigue Carballeira, qu’il avait aperçue, lorsqu’il était enfant, dans le cabinet de son père, et qui défrayait alors la chronique, personnage devenue tristement célèbre en 1933 pour avoir tué sa fille Hildegard, jeune prodige. Il y fait également la connaissance d'une aide-soignante, María Castejón, à qui doña Aurora a appris à lire et à écrire. La jeune fille intelligente et sensible, dont le grand-père est jardinier à l’asile de Ciempozuelos, a vécu dans ce lieu depuis son enfance et est attachée à Aurora qui lui a ouvert les portes du savoir. German, fasciné par cette patiente, paranoïaque, espère en apprendre plus sur elle en interrogeant Maria. 

Bien vite, les jeunes gens sont attirés l’un vers l’autre mais outre la différence sociale - médecin/aide-soignante-, dans un pays où tout est hiérarchisé, un avenir est-il possible pour deux êtres que leur passé fragilise au coeur d’une terrible dictature ?

On peut se demander ce qui pousse German à accepter cette invitation, à se jeter dans la gueule du loup ? Ses collègues espagnols qui vivent la dictature comme une oppression et étouffent dans ce pays sans horizon, sans espoir n'osent lui poser la question.  Mais on le comprend peu à peu. La réponse est à la fois simple et complexe : Le désir, bien sûr, d’expérimenter en tant que chef du service ce médicament prometteur, le besoin de fuir un divorce difficile et de s'éloigner de la famille juive de son beau-père qui vit dans la douleur de la perte de son fils tué par les nazis,  fuir aussi un pays, la Suisse, qu’il trouve gris et froid, et puis la nostalgie de l’Espagne, de ses couleurs, de sa chaleur, le bonheur de revoir, après quinze ans d’exil, sa mère et sa soeur… La liste est longue.

C’est qu’il ne connaît pas, non plus, la réalité de l’Espagne franquiste, et ce qu’il découvre est au-delà de ce qu’il peut imaginer dans une dictature que Almudena Grandes qualifie au cours d’une interview de « prototypique à cause de son application nette de la terreur ».
 Et d’abord l’obscurantisme religieux avec une église catholique toute puissante qui pèse sur les esprits, brime les consciences avec l’obligation de participer aux offices, condamne la sexualité et où tout est péché, une église qui dénonce, punit, culpabilise, manipule ceux qui ne font pas partie des puissants. Ces derniers sont intouchables et l’hypocrisie des élites n’a d’égale que la stigmatisation et le mépris des pauvres. Maria va l’apprendre à ses dépens, elle qui est un temps domestique chez des bourgeois « méritants » et « bien-pensants » !

C’est ce que découvre German lorsqu’il dit à Maria avec un franc-parler qui paraît extraordinaire voire scandaleux dans cette société  :  «  Ce pays est vraiment bizarre ! Les gens n’ont que ça en tête. Ils espionnent, critiquent, disent du mal des autres, se signent parce que c’est péché, mais ils ne parlent que de ça, ne pensent qu’au sexe, c’est l’obsession nationale.  Cette dernière phrase, c’est ce qui m’a le plus impressionnée, j’ai eu peur de l’entendre évoquer ces choses-là si naturellement, comme s’il parlait la météo. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas entendu ce mot, sexe, prononcé aussi simplement, sans importance. »

Un gouvernement qui met à mal toute liberté, une société où personne ne peut exprimer sans danger des idées non-conformes à celles du régime. La sexualité, l’homosexualité, la lecture, le socialisme, tout est sévèrement réprimé. Une chape de plomb pèse sur le pays et chacun se méfie de son voisin, les parents demandent à leurs enfants de ne pas répéter ce qui s'est dit dans les foyers.

"Parler, lire des livres, acheter le magazine La Cordoniz, ou s’embrasser sur la bouche en plein jour, même chez soi, étaient des activités suspectes, qui pouvaient attirer l’attention d’une personne en lien avec la police."

L’Espagne et son penchant pour l’eugénisme, sa ségrégation sociale, son mépris des humbles mais aussi des femmes qui sont les premières touchées, tellement formatées qu’elles ne peuvent, même en pensée, échapper à la cage qu’on leur destine. Le roman est donc aussi un livre écrit en mémoire de ces femmes victimes d’une société qui les tient pour biologiquement inférieures.

Don Eijo Garay évêque franquiste


Tout cela, German va rapidement le découvrir quand il rencontre le père Armenteros, secrétaire particulier de don Eijo Garay, évêque de Madrid-Alcala et patriarche des Indes occidentales qui s’oppose à un traitement des malades mentaux.

« Ces créatures (il bougea le bras comme s’il voulait étreindre tous les malades qui l’entouraient) sont aussi des enfants de Dieu, sûrement les plus aimés. En les créant ainsi, le Seigneur a voulu qu’ils fassent partie de son oeuvre. Sincèrement, il nous semble préoccupant d’aspirer à corriger le plan divin. »

ou encore Antonio Vallejo Najera, directeur de l’asile pour hommes de Ciempozuelos, colonel de l’armée nationale, idéologue de l’eugénisme qui a pratiqué des expériences sur les prisonniers politiques pour isoler le gène du socialisme. 

Antonio Vallejo Najera

« Et je saluai l’idéologue de l’eugénisme fasciste espagnol, créateur de la théorie selon laquelle le marxisme était un gène pervers, intrinsèquement associé à l’infériorité mentale, qu’il fallait extirper à tout prix en fusillant tous ceux qui le portaient et en confiant leurs nouveau-nés à des familles irréprochables, qui sauraient neutraliser leur épouvantable héritage génétique grâce à une éducation religieuse et patriotique appropriée. »

 
Mais plus que tout, ce que dénonce Almuneda Grandes, c’est le silence qui s’est abattu sur la population, le silence qui est le seul moyen de se préserver de la dictature quand exprimer ses pensées devient dangereux. L’écrivaine rend sensible cette peur qui s’insinue en chacun d’entre eux lorsqu’il doit sans cesse contrôler ses pensées, cacher ses opinions, se méfier de son interlocuteur. Ainsi tout en nous racontant le passé, l’écrivaine s’interroge aussi sur le présent et nous montre comment, par la suite, dans l’Espagne démocrate, les petits-enfants n’ont pu exercer une pensée critique sur l’époque franquiste, n’ont pu comprendre le passé de leurs grands-parents, le silence toujours de rigueur rognant les ailes à la mémoire. C’est ce que veut dire Pedro Almodovar quand il écrit : « Almudena Grandes est un phare pour tous ceux qui, comme moi, veulent savoir d’où ils viennent... En plus d’être un roman-fleuve jouissif à lire, il est le meilleur antidote à l’inquiétude actuelle. »

Oui,  Les Secrets de Ciempozuelos est un roman additif, passionnant, qui épouse tour à tour des  points de vue différents, German, Maria, Aurora…  et fait alterner le passé, celui de German et de Maria, et les lieux, la Suisse et l’Espagne, avec une incursion dans l’Allemagne nazie et l’holocauste. Les  personnages, Maria et German, en sont extrêmement attachants et tous ceux qui gravitent autour d’eux sont intéressants. Avec leurs forces et leurs faiblesses, ils nous apparaissent profondément humains. On aime les accompagner tout au long de leur vie et de leurs épreuves. Il faut ajouter qu’en interrogeant le passé, Almuneda Grandes ne nous parle pas seulement du présent de l’Espagne mais aussi du nôtre. Elle nous rappelle que la privation de la liberté est peut-être l’une des plus grandes épreuves qu’un peuple ait à subir et que la dictature détruit jusqu’à l’âme et le coeur d’un pays.

Les Secrets de Ciempozuelos est le cinquième de la fresque écrite par l’écrivaine sur l’époque franquiste (Episodes d’une guerre interminable). Il est aussi le dernier car l’écrivaine est décédée en 2021. J’ai bien l’intention de les lire tous !



 

jeudi 8 février 2024

Rita Indiana : Les tentacules


Les Tentacules, roman de de Rita Indiana, écrivaine  caribéenne (Saint Domingue) est qualifié d’Ovni dans le paysage littéraire et l’on comprend pourquoi. Elle y mêle trois époques :

 2027

l'Orisha Yemaya, la déesse mère, de M G Alemanno

Le roman Les Tentacules se déroule dans la République Dominicaine ravagée par la pollution, où l’air dépose une suie grasse sur les vitres et les poumons, où règne la canicule, les épidémies, la misère, où l’on tue les réfugiés climatiques et où toute forme de vie marine a disparu. La mer grise ou brunâtre ne reflète plus le ciel mais la mort de ses coraux, de ses poissons. En 2027, une anémone survivante est un trésor que les collectionneurs se disputent à coups de millions. Là, vit Alcide, une jeune fille qui souhaite changer de genre et qui se prostitue pour vivre puis devient la domestique d’Esther Escudero. Bien vite, l’on s’aperçoit qu'Esther n’est pas une vieille dame ordinaire mais qu’elle est Omicunlé, le manteau qui couvre la mer, prêtresse de la Santeria, une religion populaire du peuple Taïno, dans les Caraïbes (l’équivalent du Vaudou à Cuba) et qu’elle considère Alcide comme un Orisha, un être d'essence divine destiné à sauver la planète de la catastrophe écologique. Grâce au Rainbow Bright, Alcide devient un homme sans avoir à subir une intervention chirurgicale. Accusé injustement du meurtre de sa patronne, il s’enfuit.

 2000

Rita Indiana

 Linda, une riche héritière, très impliquée dans la lutte écologique et son mari Giorgio Menicucci, mécène d’art, conscient de l’enjeu écologique cherche à créer un sanctuaire pour la préservation des espèces marines. Pour trouver des financements, le  couple propose une résidence à Playa Bo dans la ville de  Sosua, à plusieurs  artistes dans le but de créer un évènement qui attirera les donateurs. Parmi eux, Argenis, un peintre raté qui a pourtant une technique parfaite mais dont l’inspiration n’est pas contemporaine. C’est un personnage de macho aigri que l’on pourrait haïr s’il ne faisait pitié. Autour d’eux, le critique d’art cubain Ivan, Elizabeth, plasticienne, vidéaste qui se tourne vers la musique en réalisant une performance de DJ (comme Rita Indiana elle-même). Au thème écologique, l’écrivaine mêle donc aussi une réflexion sur l’art. Enfin, avec le personnage du domingois Malagueta, elle décrit le racisme et l’infériorité sociale à travers le vécu et l’intériorité de cet artiste noir.

«  Négro », s’entendit-il dire en crachant la fumée par la bouche. Un petit mot grossi au fil du temps par d’autres significations, toutes odieuses. Chaque fois que quelqu’un le prononçait au sens de pauvre, sale, inférieur, criminel, le mot s’enflait, il devait être sur le point d’exploser, et quand finalement cela arriverait, sans doute ne signifierait-il plus qu’une simple couleur. Son corps était ce ballon de chair qui contenait le mot, mille fois gonflé par le regard malfaisant des autres, de ceux qui se croyaient blancs. »

1991 et XVII siècle

Le dictateur Joaquin Balaguer

 

Mais Argenis et Alcide (on verra plus tard son nom masculin que je ne divulgue pas volontairement mais n’oublions qu’il est considéré par Esther comme le sauveur ) se retrouvent, de plus, projetés dans des époques antérieures de leur vie en 1991 et au XVII siècle, sur un navire de flibustiers.

Un roman complexe

 

Olokun le dieu de la mer voir ici

Présenté ainsi car j’ai essayé de démêler les fils, ce roman a l’air sage, voire classique : une dystopie sur fond de désastre écologique avec des retours dans le passé. Il n’en est rien  !  Quand je parle de fil, c’est presque au sens propre car le récit semble composé d’écheveaux complètement emmêlés et remplis de noeuds si bien que le passé et le présent ne s’opposent pas, ne se confrontent pas mais coexistent ! Et cela se traduit au niveau de l’écriture par la description de deux réalités vécues non pas d’un chapitre à l’autre, ni même d’un paragraphe à l’autre mais parfois dans la même phrase.

Sur la plaine des flibustiers, les couleurs du soleil couchant étaient les mêmes qu’à Playa Bo, car pour Argenis deux soleils plongèrent en même temps derrière l’horizon. Vivre ces deux réalités était un peu comme faire un puzzle sur une table tout en regardant la télévision; celle-ci était son présent prévisible et inoffensif, le monde des flibustiers était le casse-tête sur lequel il devait se concentrer… »

D’autre part, il ne faut pas oublier que le Merveilleux intervient aussi dans le récit. Dans les années 1991, dans la propriété du Taïno Nenuco, soutien du dictateur Balaguer alors en place, dans le tunnel de la plus grande anémone, germe l’embryon de celui qui va devenir le sauveur.

Tout doucement Nenuco lui dit : « Nous t’attendions, tu es venu de loin pour nous sauver Etoile d’eau, maintenant je vais t’aider à te souvenir ».

Ainsi, non seulement les personnages peuvent vivre au même moment dans des époques différentes, mais ils ont le pouvoir de s’incarner dans les dieux de la Santeria, qui par syncrétisme peuvent correspondre aux saints de l’église catholique, comme Yémaya, la mère des eaux, associée à la Vierge de Régla, patronne des marins...

Tu sais maintenant que tu es l’omo Olokun: celui qui sait ce qu’il y a au fond de la mer. Sers-toi de tes pouvoirs dont tu commences à prendre conscience pour le bien de l’humanité. Sauve la mer, Maféréfun Olokun, Maféréfun Yémaya : Qu’Olokun nous accorde la grâce, que Yémaya nous accorde la grâce »

Mais voilà, quand il faudra sauver l’humanité, le messager en aura-t-il le courage. Et nous ? A quels sacrifices consentirions-nous si nous en avions le pouvoir. C’est la question que pose ce roman dans son dénouement.

 Que penser de ce roman hors norme?

Les désastres de la guerre de Goya

 Les Tentacules paraissent s’étendre partout, sur tous les thèmes, dans tous les milieux, toutes les époques comme de longs bras qui se ramifient. Dans ce roman délirant, foisonnant, le Shakespeare de Prospéro côtoie le Goku de Dragon Ball et le Yoda de Stars Wars, en se mêlant aux rythmes des Daft Punk et des Chemical Brothers, avec des références à la série de tableaux sur Les désastres de la guerre de Goya  qui marque le début de la peinture moderne....

C’est un brillant exercice de style que j'ai admiré mais qui m’a surprise plus que séduite. Je ne peux pas dire que je l'ai vraiment aimé car les personnages n'existent pas réellement (à part, peut-être Argenis et encore !) et ils restent très démonstratifs. Ce qui m'a intéressée surtout dans ce roman, c'est la découverte des Dieux Santeria.



 LC avec Ingammic

lundi 5 février 2024

Mayra Santo-Febres : La maîtresse de Garlos Gardel

 

Dans La maîtresse de Garlos Gardel de Mayra Santo-Febres, écrivaine portoricaine, Micaela Thorné, une femme âgée, devenue gynécologue et phytologue, raconte la rapide liaison qu’elle a eue avec Carlos Gardel, surnommé le roi du Tango, quand elle était une jeune fille étudiante à l’école d’infirmière dans l’île de Porto Rico.
Nous sommes en 1935 qui est l’année de la mort de Carlos Gardel dans un accident d’avion, l’année aussi où Micaela va vivre avec lui une passion brûlante qui durera vingt-sept jours, période à la fin de laquelle elle est congédiée par l’impresario du chanteur comme une vulgaire chaussette ayant fini de servir ! Heureusement, comme il la vire rapidement, elle pourra valider son diplôme d’infirmière et plus tard continuer des études de médecine. Comme si, pour "suivre son propre chemin", il fallait absolument "le parcourir sans l'aide d'un compagnon". C'est la question qu'elle se pose face aux livres qui se rappellent à elle pendant sa liaison amoureuse et qui lui annoncent "des aventures différentes" :

La seule façon d'aller au bout de ces aventures-là est-elle toujours solitaire ? Libre d'attaches sentimentales ?

Carlos Gardel


Bien sûr, ce roman nous fait connaître la vie du célèbre chanteur né en France à Toulouse ou en Argentine, ou encore en Uruguay.  Le  récit nous explique le mystère autour du lieu de la naissance de celui qui vécut une enfance pauvre et violente en Argentine avant de triompher sur la scène. Il y a aussi une réflexion intéressante sur la danse elle-même qui naît dans les bas quartiers des grandes villes hispaniques et conquiert les classes sociales supérieures désireuses de s'encanailler surtout après l'anathème jeté par le Pape qualifiant le tango comme la danse du Diable !  Il y a aussi un passage sur la beauté de la tristesse et de la nostalgie, que l'on peut peut-être comparer à la "saudade" du  Fado portugais ?

 La tristesse est cette note qui s'étire comme un bandonéon. Elle fait grandir l'appel quand la distance se relâche, grandir la voix quand l'objet du désir est loin. C'est de là que viennent ce soupir et cette cassure dans la voix. C'est vers ce lieu-là qu'il faut tendre, faire battre le cœur, pour que la nostalgie atteigne ce qu'on a perdu et le fasse revivre dans la poitrine.

 
Bien sûr, Carlos Gardel est une personnalité célèbre et il est intéressant d'en savoir plus sur lui mais je l'ai trouvé antipathique et il m’a irritée comme m’a ennuyée la soumission de Micaela, personnage fictionnel autrement intéressant pourtant, dans sa conquête du savoir et sa recherche de l'indépendance. Bref ! je n’ai pas particulièrement apprécié cette histoire d’amour torride, assez classique finalement, l’un dans le rôle de « l’étalon » latin, l’autre dans le rôle de la fille noire éprise jusqu’à risquer de mettre sous éteignoir son intelligence et à perdre sa dignité.
Car Micaela est noire et, à ce titre, elle subit le racisme déclaré ou larvé de la société et de ses pairs, les autres étudiantes. Si elle peut envisager de poursuivre des études, ce qui est impensable dans le milieu où elle vit, c’est grâce à sa grand-mère, la « sorcière », guérisseuse, dont la connaissance des plantes médicales est si poussée que pour connaître ses secrets, un médecin, le docteur Roberts, parraine la jeune fille et lui fait obtenir une bourse. C'est donc une double lutte que mène Micaela, échapper au déterminisme social et se libérer en tant que femme amoureuse.
C’est ce que j'ai aimé dans ce roman ainsi que le personnage très fort de la grand-mère avec toutes les connaissances médicales qui ont trait aux plantes comme celle, mystérieuse, appelée le Coeur-de-vent, plante sorcière dont Micaela devenue médecin percera le secret scientifique.

"De la famille de l’Uncaria Tormentosa, connue dans ce pays sous le nom de Coeur-de-vent, la plante et son champignon contiennent des doses adaptogèniques d’hormones végétales, ainsi que d’autres composés qui peuvent être isolés pour traiter d’autres maladies."
"J’ai travaillé sur la plante pendant des décennies, classant ses constituants, mesurant sa composition."
 

De plus le roman est bien écrit avec de belles descriptions animées et vivantes de la vie dans les quartiers populaires et des paysages de l’île.

Les Mogotes (Cuba)


"J’ai regardé par la vitre. Les mogotes de calcaire défilaient les uns après les autres. Tout était vert. Nature dense et sauvage. J’ai commencé à déchiffrer la campagne. Malgré l’enchevêtrement d’arbres et de feuillages, je parvenais à identifier des hibiscus, un chêne cabelassier, des cèdres, un palmier royal, des acajous sur lesquels grimpaient du lierre, des Bromélies. Elles étaient bien là, les plantes, elles régnaient. Certains vivaient des autres, griffant le ciel en quête de plus de lumière. D’autres donnaient de l’ombre et des fruits tandis que des millions de feuilles se transformaient en excroissances, pour donner leur jus. "

LC avec Ingannmic  ICI



jeudi 1 février 2024

Prosper Mérimée : La Vénus d'Ille

 

Le fantastique est l’un des thèmes étudié en classe de quatrième. J’ai donc relu La Vénus d’IIle  de Prosper Mérimé pour accompagner ma petite-fille. Dans cette nouvelle qui se passe dans les Pyrénées orientales, au pied du Canigou, dans la petite ville d’Ille, le narrateur, un savant archéologue, est reçu par monsieur de Peyrehorade, antiquaire, qui l’invite à admirer la statue antique que ses employés ont déterrée au pied d’une souche d’olivier. Cette statue, d’une grande beauté, est une Vénus romaine mais le narrateur constate que l’artiste a donné à la Vénus un  expression méchante.  D’autre part, une inscription, Cave Amantem, que l’auteur traduit ainsi   « Prends garde à toi si elle t’aime. » semble avertir ses admirateurs qu’elle est dangereuse et qu’il ne faut pas prendre l’amour à la légère.


Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très brillants, avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion, qui rappelaient la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient.

 
Le narrateur est invité au mariage du fils de Mr Peyrehorade, Mr Alphonse, qui a lieu un vendredi, le jour de Vénus. Celui-ci dans un geste de défi passe l’anneau de mariage destiné à la fiancée, au doigt de la statue. Dans la nuit, après le mariage, on entend des pas sourds dans l’escalier et au matin on retrouve le jeune marié mort, étranglé. Son épouse rend la Vénus responsable.

Dans cette nouvelle, le choix de l’écrivain est de placer le récit sous la plume d’un témoin extérieur, l’archéologue, et non, comme dans le Horla, sous celle de la victime qui dit « je »  et rapporte les évènements tels qu’elle les vit. En fait, nous ne voyons et nous n’entendons que ce que nous raconte le narrateur et c’est notre imagination qui complète le reste. Ainsi tous les faits peuvent être interprétés différemment et libre à nous de voir le fantastique dans tous ces évènements ou de leur donner une explication rationnelle.
Ainsi monsieur Alphonse boit trop de vin de Collioure pendant le dîner. Il est ivre quand il explique au narrateur que la statue refuse de lui rendre la bague.  Propos d’ivrogne ou vérité ?  Les pas lourds entendus dans l’escalier peuvent être les pas du jeune homme aviné ou ceux de la statue venue réclamer son époux ?

Le silence régnait depuis quelque temps, lorsqu’il fut troublé par des pas lourds qui montaient l’escalier. Les marches de bois craquèrent fortement.
— Quel butor ! m’écriai-je. Je parie qu’il va tomber dans l’escalier.


La jeune mariée a-t-elle raison ou est-elle devenue folle ? La police suspecte un homme mais ne parvient pas à trouver le coupable. Fantastique ou réalité ? Et la chute de la nouvelle introduit la même interrogation : La statue est fondue en cloche mais depuis que celle-ci sonne au clocher de l’église les vignes ont gelé deux fois. Oui mais… l’hiver précédent, Mérimée a pris soin de nous le faire savoir au début du récit, bien avant la découverte de la statue, l’hiver avait été rude.

Ainsi le fantastique de la nouvelle fonctionne très bien. De plus, j’ai trouvé une grand intérêt dans les portraits dressés par Mérimée, certains avec beaucoup d’humour comme celui du guide du narrateur qui lui explique la longévité de la statue,

Une grande femme noire plus qu’à moitié nue, révérence parler, monsieur, toute en cuivre, et M. de Peyrehorade nous a dit que c’était une idole du temps des païens… du temps de Charlemagne, quoi !
 
d’autres avec sévérité comme celui du fils Peyrehorade, un imbécile sans cervelle et sans culture, lourd,   cupide. Il épouse sa jolie, intelligente et fine fiancée pour sa dot, sans se préoccuper de ses sentiments. Il n’a aucune délicatesse de sentiments. Ayant oublié la bague au doigt de la statue, il donne à sa jeune épouse un anneau, cadeau d’une de ses maîtresses.

Les deux cérémonies civile et religieuse s’accomplirent avec la pompe convenable ; et Mlle de Puygarrig reçut l’anneau d’une modiste de Paris, sans se douter que son fiancé lui faisait le sacrifice d’un gage amoureux.

 En conclusion, il mérite bien son sort, celui qui se moque de l’amour !


 Chez Je lis Je blogue


dimanche 21 janvier 2024

Henrik Sienkiewicz : Hania


 

Dans la nouvelle de  Henrik Sienkiewicz, Hania, l’écrivain polonais nous transporte à la fin du XIX siècle dans une famille  polonaise noble, propriétaire d’un domaine rural.
Là, vit Henri, l’aîné des enfants, héritier du domaine, qui, en l’absence momentanée de son père, se voit confier la tutelle d’Hania, la petite-fille de Nikolaï, un vieux serviteur, juste avant la mort de celui-ci. Henri adore sa pupille et se sent investi d’une mission, il surveille son éducation, demande qu’elle soit instruite avec ses frère et soeurs et qu’elle soit considérée comme leur égale. Il commande déjà la maisonnée en petit seigneur.

Malgré la pensée de la mort du pauvre Nikolaï, que j’aimais de tout mon cœur, je me sentais fier et presque heureux de mon rôle de tuteur. Me voir ainsi, moi, garçon de seize ans, le soutien d’un être faible et malheureux, cela me relevait à mes propres yeux, et je me sentais plus homme.

 
Henri a pour ami Sélim, dont le père possède des propriétés voisines; ce dernier est d’origine Tatare. Les familles vivent en bon voisinage malgré des religions différentes, chrétienne et musulmane. Les deux amis s’entendent bien et partagent les mêmes jeux, les mêmes activités. Ils partent loin de chez eux pour poursuivre leurs études et après avoir réussi à leurs examens, tous deux reviennent chez leur père.
 Henri aimait déjà sa pupille avant de partir, son amour se décuple en retrouvant Hania qui a grandi et s’est épanouie, devenue une belle jeune fille. Mais il n’ose avouer ses sentiments à quiconque. Et bien sûr, Sélim tombe amoureux lui aussi d’Hania qui lui répond favorablement, le récit s’accélérant et se terminant, avec ses deux exaltés, en drame.
 

Dans cette nouvelle, Henrik Sienkiewicz place dans un cadre idyllique (ou presque), une famille qui s’aime, un père qui admire son fils aîné, un jeune homme, Henri, conscient de ses responsabilités, des nobles qui sont bons et justes avec leurs domestiques et qui en sont aimés, des voisins tolérants,  bref !  une société patriarcale telle que Sienkiewicz la voyait à la fin du XIX siècle et dont il regrettait la disparition progressive. 


Maman tenait dans la maison une petite pharmacie, et soignait elle-même les malades. Lors de l’épidémie de choléra, elle passa des nuits entières dans les cabanes de paysans avec le docteur, s’exposa à de grands dangers, et mon père qui tremblait à cette seule idée, n’osa pourtant s’y opposer et ne put que répéter :
— Que faire ? c’est son devoir !
Mon père lui-même, malgré son apparente sévérité, la démentit souvent ; il abolit les corvées, excusa facilement les coupables, paya les dettes des paysans, fit célébrer les noces et baptiser les enfants, nous enseigna à respecter les gens, à répondre aux saluts des vieillards, et en fit venir parfois pour prendre leurs conseils. Aussi les paysans s’attachèrent-ils à nous et nous prouvèrent-ils par la suite plus d’une fois leur reconnaissance.

 
L’écrivain sait aussi manier l’humour et nous faire rire avec ses portraits de la gouvernante française avec ses papillotes ou du prêtre Ludwig.


 La nouvelle pourrait donner de prime abord l’impression d’être un conte de fées, le noble épousant la servante au-delà de la disparité sociale, si l’auteur ne semait, de ci de là, des indices qui préparent au drame et qui paraissent inquiétants :  Ainsi les deux jeunes gens sont souvent en rivalité, chacun essayant de surpasser l’autre, à cheval, ou à l’épée. Tous deux sont fort orgueilleux, ont un sens de l’honneur chatouilleux. Le père d'Henri, d’ailleurs, ne supporte pas que Sélim soit supérieur à son fils et Henri n’hésite pas à risquer sa vie pour ne pas le décevoir. Peut-être une mère aurait-elle pu comprendre son fils et empêcher le drame ? Mais celle-ci est absente, malade, partie se soigner à l'étranger.
L’écrivain analyse la psychologie des personnages, en particulier,  le caractère d'Henri, son orgueil, son impossibilité d’avouer ses sentiments par peur de la moquerie, ses sautes d’humeur qui peuvent aller jusqu’à la méchanceté, sa jalousie féroce et son égoïsme car il ne peut accepter de savoir Hania heureuse avec un autre. 

Mon caractère d’ailleurs était dissimulé et de plus, une grande différence existait entre Sélim et moi : j’étais sentimental, tandis que Sélim ne l’était pas pour un sou. Mon amour ne pouvait être que triste. Chez Sélim, il eût été joyeux. Je cachai donc mon amour à tous, je me trompai moi-même, et effectivement nul ne le remarqua. 

Quant à Sélim, sa propension à tout prendre avec légèreté, en riant, ce qui ne ménage pas l’amour propre de son ami, ses colères qui le rendent semblables à ses ancêtres des steppes, et surtout son caractère impulsif le poussent à des actes irréparables.

Lorsque Sélim demandait quelque chose et regardait quelqu’un, il semblait le pénétrer jusqu’au cœur. Les traits de son visage étaient réguliers, nobles, comme dessinés par un burin d’artiste ; la couleur en était basanée, mais tendre ; les lèvres, un peu saillantes, étaient d’un rouge vif, et les dents comme une rangée de perles.
Quand, par exemple, Sélim se disputait avec un camarade, — et cela arrivait assez fréquemment, — alors cette grâce disparaissait comme un mirage trompeur ; il devenait effrayant : ses yeux se replaçaient de travers et brillaient comme ceux d’un loup ; sur son front rougissaient les veines ; la peau de la figure brunissait, — en lui se réveillait le vrai Tatar, tel que ceux avec qui eurent affaire nos ancêtres. Par bonheur, cela ne durait pas.


Ainsi le "conte de fées" n'en est pas un et avec ce premier amour disparaissent toutes les illusions du jeune homme et une partie de sa jeunesse, ce qui témoigne du pessimisme de l'écrivain.  Mais si  la leçon est amère pour les deux personnages masculins, je dois dire qu’elle l’est plus encore pour Hania, le dénouement de la nouvelle se révélant d’une grande cruauté envers la jeune fille.

Je me suis demandée dans quelle mesure ce récit était autobiographique mais je n'ai pas trouvé de réponses malgré des ressemblances dans l'origine sociale d'Henryk et d'Henri.


 Chez Je lis Je blogue



 

lundi 15 janvier 2024

Annette Hess : La maison allemande

 

Dans La maison allemande de Annette Hess, nous sommes en 1963 et le deuxième procès des criminels nazis du camp d’extermination d’Autschwitz va avoir lieu à la grande la désapprobation de l’opinion publique, les journaux se faisant l’écho de  la population qui pense que l’on ne doit pas remuer le passé.

« Ce qui ressortait de la plupart des articles, c’était qu’il fallait tirer un trait sur le passé. Les vingt et un accusés étaient de gentils grands-pères et pères de famille, de braves citoyens travailleurs qui avaient traversé le processus de dénazification sans se faire particulièrement remarquer. »

Evan Bruhns, une jeune interprète allemand-polonais, est sollicitée pour traduite les  dépositions des victimes polonaises mais elle se heurte dès le début à l’opposition de ses parents Edith et Ludwig et de son fiancé Junger, un riche héritier.  Eva comme la plupart des jeunes gens de son âge a été tenue dans l’ignorance de ce qui s’est passé, les générations précédentes préférant laisser dans l’oubli l’horreur des faits et le rôle actif ou passif qui a été le leur.
Pour la jeune fille qui va traduire les témoignages et être au plus près des victimes, ce sera la prise de conscience de ce qu’a été le nazisme et l’horreur des camps de concentration. Elle découvrira la responsabilité, pour ne pas dire la culpabilité d’une grande partie de la population, y compris de ses parents. Sa compassion envers les victimes et son indignation sont d’autant plus virulentes que les accusés, presque certains de leur impunité, nient les faits et opposent indifférence et mépris aux juifs qui ont le courage de venir témoigner.  Et effectivement les peines retenues contre eux seront légères.
 

"Mais Otto Cohn leva la main.
_ J’ai une dernière chose à dire. Je sais que tous ces messieurs affirment qu’ils ne savaient pas ce qui se passait dans le camp. Le lendemain de mon arrivée, je savais déjà tout.  Et je n’étais pas le seul. Il y avait là un garçon de seize ans qui s’appelait Andreas Rapaport. Il a écrit  avec son sang sur le mur en hongrois : « Andréas mort à seize ans. ». Ils sont venus le chercher au bout de deux jours. Il m’a crié : «Je sais que je vais mourir. Dis à ma mère que j’ai pensé à elle jusqu’au dernier instant. » Mais je n’ai pas pu le lui dire car elle était morte aussi. Ce garçon, il savait ce qui se passait là-bas !
Cohn fit quelques pas en direction des accusés. Les deux poings levés , il criait.
-Il savait et vous non ? ! Vous, Non ?
!
Eva se dit que Cohn ressemblait  à un personnage de la Bible, Dieu en colère, et qu’à la place des accusés elle le craindrait. Mais ces messieurs en costume-cravate gratifiaient Cohn de regards méprisants, amusés ou indifférents. »

Pour Eva, le procès provoque un bouleversement qui va impacter toute sa vie. Un sentiment de culpabilité pèse sur elle. Les fautes des parents doivent-ils retomber sur les épaules des enfants ? C’est la question que pose ce roman.  Ainsi quand Eva va retrouver le coiffeur juif qui a survécu au camp de concentration et où sa mère l'amenait se faire coiffer, elle ne sait comment exprimer sa désolation. Après son départ,  celui-ci répond à une assistante qui demande ce que voulait sa visiteuse : " Ils veulent qu'on les console".

En même temps qu’elle découvre le passé, elle prend conscience de l’aliénation féminine dans l’Allemagne des années 60 où la femme a obligation de se marier et d’être une épouse obéissante et soumise, et obligatoirement  une mère de famille dévouée !  La dépendance dans laquelle Junger, son fiancé, veut  la maintenir n’a d’égale que le conformisme social du jeune homme même si celui-ci évolue comme on le verra au cours du récit. La différence de milieu social entre Junger qui se trouve à la tête de l’entreprise de son père et Eva, fille de propriétaires d’un petit restaurant dans un quartier populaire de Francfort, complète cette vision sociale.
Un autre personnage curieux, c’est Annegret, la soeur d’Eva, elle aussi victime des hommes. Peut-être aussi, porte-t-elle a sa manière le monstrueux passé de son pays ? Plus âgée que sa soeur Eva, elle a peut-être mieux compris ce qui se passait à ce camp ? Ses actes, ceux d’un esprit malade, sont aussi glauques que ceux des SS des camps de concentration mais le dénouement est assez surprenant, peut-être à l’image de tous ces bourreaux qui ont fini tranquillement leur vie dans leur lit, n’ayant jamais à rendre compte de leurs crimes comme on le verra  à l'issue du procès !
Un roman intéressant et lucide à la fois pour connaître cette période en Allemagne et pour l’analyse psychologique des personnages qui réagissent à ces faits.


 

vendredi 12 janvier 2024

Gouzel Iakhina : Les enfants de la Volga

 

Dans Les enfants de la Volga, Gouzel Iakhina raconte l’histoire des Allemands de la Volga, près de Saratov,  une communauté attirée en Russie par la tsarine Catherine II dans la seconde moitié du XVIII siècle  et qui a conservé sa langue, ses traditions et sa culture. En 1918, Lénine reconnait leur autonomie. Dans les années 1921-1922, les Allemands connaissent la famine, ce qui en décide certains à retourner dans leur pays d’origine. Les autres ont eu à subir les vicissitudes de l’histoire, réquisitions, collectivisation, déportation en Sibérie pendant la guerre de 1940-45; après la guerre, la communauté ne s’est jamais  reformée et a disparu.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’histoire du schulmeister (maître d’école) Jakob Ivanovitch Bach, un être laid, falot, effacé et solitaire, à la parole difficile, qui mène une vie monotone, réglée  par la cloche de l’école dans un petit village allemand au bord de la Volga. Le cours de cette terne existence va être rompu lorsqu’un riche fermier, habitant l’autre rive de la Volga gardée par de hautes falaises, le fait venir pour donner des leçons à sa fille Klara. La jeune fille doit apprendre l’allemand car son père a décidé de repartir en Allemagne. Comment le destin va réunir les jeunes gens, comment la mort de Klara à la naissance de sa fille va les séparer, comment l’existence de Bach va se dérouler à l’écart du Monde, des révolutions, de la guerre, un monde tourmenté qui ne fait irruption que de temps à autre pour bouleverser la vie de Bach, à l’abri de la haute rive du fleuve, c’est ce que je vous laisse découvrir…

Il y a comme d’habitude chez Gouzel Iakhina une puissance d’écriture assez fulgurante qui font de la Volga un personnage à part entière, une  frontière qui retranche du cours de la vie, force protéïforme selon les saisons, prise dans la glace en hiver ou déchaînée au moment de la débâcle.

Ils voguaient dans la nuit : la Volga était comme une mer d'encre. L'encre clapotait contre la coque, l'encre noyait l'horizon - on ne comprenait pas où s'arrêtait le fleuve, où commençait la steppe, où arrivait la steppe et où commençait le ciel. Les étoiles se reflétaient sur les flots d'encre, les feux de Gnadenthal y tremblotaient, et personne n'aurait pu dire, à cette heure, quelles lumières venaient des maisons, et quelles lumières venaient du ciel.

La nature tient une place prépondérante dans le roman avec des descriptions somptueuses qui font appel à tous les sens.

Ces images figées -la ferme de Grimm, les forêts sur la rive droite de la Volga, les steppes sur la rive gauche, la Volga elle-même, et la chouette chassant le mulot -, tout avait été pétrifiéen un instant par la puissance du froid et recouverte du cristal glacé le plus pur, comme une fourmi peut-être enfermée dans un morceau d’ambre transparent.
Les mélodies à peine audibles de ce monde engourdi - le crépitement des glaçons entre les rondins de l’isba, le grincement des troncs des chênes dans la forêt - disparaissaient peu à peu, se transformaient en silence. L’ouïe de Bach se dissolvait dans ce merveilleux silence, tout comme ses sensations et ses pensées venaient de se dissoudre dans la glace. »


De beaux passages, prenants, témoignent du talent de narratrice de l’écrivaine, comme lorsque Jakob Bach donne des leçons à Klara Grimm qu’il ne peut voir, séparé d’elle par un paravent dressé par la méfiance d’un père, lorsque la littérature tient lieu de trait d’union entre les deux personnages. On a parfois l’impression d’être dans un conte traditionnel comme ceux que Bach aime tant, où une belle jeune fille retenue prisonnière par un méchant génie  devra sa liberté à l’amour. Et Bach est souvent semblable à un personnage de conte :

« Une nuit, il se fit soudain réflexion qu’il était devenu comme un nain avide tremblant pour son or. Comme Udo Grimm, qui avait essayé de séparer sa fille du monde avec un paravent. »

 Mais comme nous ne sommes pas réellement dans un conte, la réalité sera tout autre ! Moments d’une grande beauté morbide, le corps de Klara conservé dans la remise-glacière pendant l’hiver, princesse morte se parant des joyaux scintillants du gel comme une Blanche Neige dans son cercueil de verre.

« Elle était couchée, plus froide et plus blanche que la neige, dans un coffre en bois où ils conservaient les oiseaux abattus, les poissons morts, ses cils -couverts de givre. Il pleurait parceque Klara était morte. »
« Le corps de la femme étendue sur la glace -pâle, avec le dessin capricieux de ses veines bleues. »


Et puis il y a l’amour du maître d’école pour les mots, le folklore allemand, les légendes et les traditions qu’il nous raconte ou plutôt qu’il écrit, lui qui bégaie et finit pas ne plus parler.   

Mais d’où vient alors que j’ai moins aimé ce livre que Zouleika ou Convoi pour Sarmacande ! Je me le suis demandé à plusieurs reprises quand je sentais mon intérêt faiblir.

Ma réponse est la suivante : les personnages, Bach surtout, s’abîment tous deux dans le silence, sont dans l’impossibilité de partager leurs sentiments, de communiquer entre eux. Il m’a donc été difficile de m’intéresser à eux tout le temps !  Bach paraît souvent immobilisé, prisonnier de son absence de paroles, comme de son impuissance à exprimer ses émotions. Evidemment, c’est ce que veut montrer l’écrivaine mais j’ai éprouvé de la frustration de ne pas en savoir plus. Ce n’est pas toujours facile de retenir le lecteur avec un antihéros !  D’autre part, j’ai trouvé que le roman avait des longueurs. Je n’ai pas été intéressée, par exemple, par tout ce qui concerne le personnage de Staline, jamais nommé, mais mis en scène d’un manière un peu trop démonstrative. Bref ! j’ai trouvé que l’intérêt du livre n’était pas constant. Et c’est dommage car Gouzel Iakhine est une grande écrivaine au style évocateur, puissant, poétique et original !



mercredi 10 janvier 2024

Jeux littéraires : autoportrait aux titres

 

Inside in my brain

 

 Décris-toi : Celle qui devint le soleil (et modeste avec ça !)

Comment te sens-tu ? La joie de vivre  ( Youpi! ) 

Décris où tu vis actuellement : La femme du deuxième étage (Et en plus, c’est vrai ! )

Si tu pouvais aller où tu veux, où irais tu ? :   Imaqa, une aventure au Groeland

( Oui! Mon amour des pays de glace et de neige en parfait désaccord avec ma frilosité de Méditerranéenne  ! )

Ton moyen de transport préféré ? : Le convoi pour Samarcande   ( Pourquoi pas ? le train ! ) 

Ton/ta meilleur(e) ami(e) est : L’attrapeur d’oiseaux ou Yvonne  ( Alors là, j'hésite !)

Toi et tes amies vous êtes : Les femmes du North End ou Les Maia   ( L'embarras du choix ! )

Comment est le temps ?:  La Tempête

Quel est ton moment préféré de la journée ? Le roi et l’horloger  :  (là, c'est tiré par les cheveux ! J'avoue ! )

Qu’est la vie pour toi ? : Le bal masqué  : ( A la manière de Shakespeare : Le monde entier est un théâtre... )

Ta peur ? La mort du poète

Quel est le conseil que tu as à donner ?:  Veiller sur elle     

La pensée du jour :  Du bonheur à donner 

Comment aimerais- tu mourir ? :  L’extinction des espèces (Tout de même pas, non !)

Les conditions actuelles de ton âme ? : La recherche de l’absolu

Ton rêve ? :  Le rêve du celte




lundi 8 janvier 2024

Guy de Maupassant : Le Horla

 


Je viens de relire Le Horla de Maupassant pour accompagner le travail de ma petite-fille après avoir découvert cette nouvelle quand j’avais son âge, après l’avoir étudié avec mes élèves, lu et relu avec chacune de mes trois filles et enfin, vu au théâtre dans un seul en scène (festival off Avignon 2013)  ! Et bien, on le croira ou non, il y a toujours quelque chose de nouveau à découvrir, un thème différent, un détail qui vous accroche cette fois-ci plus que cette fois-là. C’est le propre des classiques, la richesse et la polyvalence de la lecture !

 Il y a en fait trois versions de l’histoire dont la première s’intitule Le journal d’un fou (1885) et les deux autres, (1886 et 1887) Le Horla. La dernière, celle que dont je parle ici, est présentée sous forme de journal intime. Cette oeuvre est écrite cinq années avant la mort de Maupassant qui, atteint de la syphilis, décède, en 1995, dans la maison psychiatrique du docteur Blanche, le cerveau ravagé par la maladie, en proie à des crises d’angoisse, à de terribles hallucinations, gagné par la folie après avoir tenté de se suicider en 1992.

Maupassant, quand il écrit Le Horla, est déjà atteint de troubles psychiatriques. Son personnage, bien que fictionnel, est donc très proche de lui et ce récit permet d’avoir la description précise,  sous la plume d’un écrivain talentueux, des troubles neurologiques et de leur évolution liés à ce fléau qui touche de nombreux hommes célibataires au XIX siècle. Les jeunes filles ne sont accessibles que par le mariage, enfermées dans des couvents, ou, à défaut, comme le dit Rimbaud, à l'abri «sous l’ombre du faux col effrayant de son père ». Reste la fréquentation des prostituées :  La maison Tellier, maison close de Maupassant reste célèbre !   On pense aussi à Gérard de Nerval qui décrit les troubles psychiatriques engendrés par la syphilis dans Aurélia, cette oeuvre devenue un classique des études de médecine, un passage obligé des étudiants en psychiatrie !

La structure de la nouvelle fantastique
 
 
Le Horla

 

Cette nouvelle  fantastique, le Horla, est  aussi classique par sa structure :  

 Le réalisme :  Dans un cadre réaliste, l’action se déroule du 8 mai au 10 Septembre, en Normandie, sur les bords de Seine, près de Rouen. Le narrateur vit paisiblement dans ce décor idyllique quand il commence à avoir de la fièvre, à se sentir triste, anxieux, à perdre le sommeil, l’appétit… Les détails réalistes créent un décor concret qui rend plus vraisemblable l'apparition du surnaturel et instaure le doute dans l’esprit du lecteur.

Le surnaturel : Ce malaise qui va tourner à l’angoisse est dû à un élément perturbateur, un être invisible qui surveille constamment le narrateur, l’épie, et vient même se coucher sur lui pour l’étrangler ou boire son âme sur ses lèvres ! Une sorte de Vampire  !  
 Le Horla, c’est ainsi qu’il se nomme, en référence, pensent les critiques car Maupassant ne donne pas d’explication, à un mot Normand le Horsain qui signifie l’étranger. Le nom semble désigner celui qui est à la fois Hors et Là, au dehors et au dedans, oxymore décrivant ce double vampirique qui a pris possession du personnage et qui s’efforce de l’effacer.

Je suis perdu ! Quelqu’un possède mon âme et la gouverne ! Quelqu’un ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pensées. Je ne suis plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave et terrifié de toutes les choses que j’accomplis. »

Dès lors le narrateur se demande s’il n’est pas en train de devenir fou et va chercher des preuves de l’existence du Horla pour acquérir la certitude que celui-ci est bien réel : Des preuves ? Il en a et plusieurs ! le Horla boit l’eau et le lait qu’il pose sur sa commode, il tourne les pages d’un livre, il cueille une rose et la déplace, il empêche le miroir de réfléchir l’image du narrateur…
Des preuves de sa folie ? Il en a tout autant ! Ses maux physiques et mentaux ne cessent de s’aggraver, l’anxiété devient angoisse, la peur, épouvante, ses souffrances atteignent un paroxysme : troubles de la personnalité, dédoublement de la personnalité, effacement du moi,  hallucinations, paralysie du sommeil, paranoïa…
La présence du Horla ne cesse de s’affirmer détruisant le narrateur jusqu’à une sorte de crescendo au cours de laquelle la créature domine l’humanité et devient le maître de l’univers.

« Mais le Horla va faire de l’homme ce que nous avons fait du cheval et  du boeuf ; sa chose, son serviteur, sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. »

La chute de la nouvelle : L’écrivain a amené le lecteur à douter : il nous a rappelé que nos sens ne sont pas capables de tout saisir. La vue, l’ouïe, l’odorat… nous induisent en erreur. Donc, peut-être Le Horla existe-t-il vraiment puisque l’on ne peut voir l’invisible, sinon pourquoi sévirait-il jusqu’au Brésil selon ce que rapporte la très sérieuse  Revue du Monde scientifique ?  Ou bien, le  narrateur a sombré dans la folie comme semble l’annoncer l’incendie de sa maison  qui entraîne la mort de ses domestiques et la dernière phrase du récit : "Il va donc falloir que je me tue, moi !"

Le doute qui laisse planer le mystère en conclusion donne sa valeur a toute nouvelle fantastique.

 
Les qualités picturales des descriptions

 

La Seine vue sur Rouen

 Quand on lit la nouvelle pour la  première fois, c’est  l’aspect fantastique qui fascine le plus, bien sûr !  Mais il y a tout ce qui nourrit le texte et, en particulier, les qualités picturales de l'oeuvre ! 

Le narrateur vit dans une belle maison sur le bord de la Seine, près de Rouen «  la grande  et large Seine  qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux » qui passent devant la maison du narrateur composent un tableau riant et paisible de la Normandie.
A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu des clochers gothiques…. Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la flèche de fonte de la cathédrale et pleins de cloches qui sonnent dans l’air bleu des belles matinées…
semblable à un tableau de Monet.


Le voyage au Mont Saint Michel qui arrache le personnage à la peur et la folie  est le prétexte à une  magnifique description de l’abbaye que Maupassant fait surgir au milieu de « cette baie démesurée » » « entre deux côtes écartées se perdant dans la brume » « sur l’horizon encore flamboyant » du soleil couchant  « le profil de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique monument. »

Du crépuscule à l’aurore,  la  vision lointaine se rapproche ensuite jusqu’aux détails :  « j’entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu’une dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des escaliers tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de diables, de bêtes fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l’un à l’autre par de fines arches ouvragées. »
Diffusion de la lumière comme dans un tableau impressionniste, contrastes de couleurs, beauté plastique des formes, nous ressentons comme un apaisement cet intermède de beauté qui permet au narrateur d’échapper à l’horreur du Horla.

J’ai aimé aussi ce récit dans le récit  pendant lequel le moine compte au personnage les légendes du pays ou lorsqu’il lui explique que nous pouvons être trompés par nos sens en lui donnant comme exemple le vent

« Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, détruit les falaises et jette aux brisants les grands navire, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit, - l’avez-vous vu, pouvez-vous le voir ? Il existe, pourtant. »

 

 

Mais c'est par une seule phrase que Maupassant convoque, avec Bougival, ce lieu de divertissements populaires, guinguette, bal, canotage (on sait que Maupassant en est adepte),  non loin de Paris,  tous les peintres impressionnistes et c'est grâce à l'évocation de la fête et des plaisirs que le narrateur du Horla pense tenir la créature maléfique éloignée.

 

Auguste Renoir : Le Bal de Bougival

Auguste Renoir : Le déjeuner des canotiers

 

"J’ai été dîner à Bougival, puis j’ai passé la soirée au bal des canotiers... Croire au surnaturel dans l’île de la Grenouillère serait le comble de la folie."


Monet : La Grenouillère
Auguste Renoir : La Grenouillère


 
Canotage  : Berthe Morizot
 

Canotage :  Edouard Manet/ Gustave Caillebotte

 

Le théâtre est aussi un lieu où oublier la peur . Ainsi le personnage  se rend  à la Comédie française où l’on joue un pièce d’Alexandre Dumas fils et il assiste à la fête de la République le 14 juillet, « Les pétards et les drapeaux m’amusaient comme un enfant."

 

Claude Monet : le 14 juillet

La fête nationale est d'ailleurs prétexte à un monologue pessimiste sur la sottise la nature humaine, que ce soit de la part du peuple,  "un troupeau imbécile" "on lui dit : «  amuse-toi ! ».  Il s’amuse" et "ceux qui dirigent sont de sots, ils obéissent à des principes qui ne peuvent être que niais... ».

 

Le XIX siècle, le siècle des sciences

L'influence de Mesmer (1730_1815)


La nouvelle traite aussi des préoccupations scientifiques de l’époque de Maupassant. Et pour justifier sa croyance dans des forces invisibles qui échapperaient à l’homme et ne seraient donc pas de l’ordre du surnaturel  le narrateur s’appuie sur  les théories de Mesmer,  médecin allemand qui soignait ses patients grâce à un « fluide animal » appelé magnétisme ou mesmérisme. Il fait allusion aussi  aux pratiques des  médecins de l’école de Nancy ou école de la suggestion, Hyppolite Berheim et Ambroise Liébeault,  que Maupassant connaissait et qui utilisaient l’hypnose pour guérir l’hystérie.
La thérapie de l'hypnose encore très mal définie par les  médecins eux-mêmes a donné lieu à des controverses entre l’école de Nancy et Charcot, de la Salpétrière. Elle  est encore plus mal connue du grand public pour qui ces pratiques  flirtent avec l’occultisme et le spiritisme dans le désir de faire parler les morts.

Depuis que l’homme pense, depuis qu’il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de suppléer, par l’effort de son intelligence, à l’impuissance de ses organes. (…) De là, sont nées les croyances populaires au surnaturel, la légende des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des revenants, je dirai même la légende de Dieu, car nos conceptions de l’ouvrier-créateur, de quelque religion qu’elles vous viennent, sont bien les inventions les plus médiocres, les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des créatures. Rien de plus vrai que cette parole de Voltaire : « Dieu a fait l’homme à son image mais l’homme le lui a bien rendu ». « Mais depuis un peu plus d’un siècle, on semble pressentir quelque chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur la une voie inattendue, et nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans surtout, à des résultats surprenants. »

Ainsi dans Le Horla, le narrateur assiste à une séance d’hypnose au cours de laquelle sa cousine, hypnotisée, accomplit des actes qui lui ont été dictés par le praticien, sans que sa volonté soit sollicitée. Or, la conclusion du narrateur est que Mesmer  et ses successeurs, en jouant sur la faculté d'intervenir  par l'hypnose sur le psychisme de l'être humain, sont responsables de la montée en puissance du Horla,  ce « Seigneur » qui dominera le Monde.

"Ils ont joué avec cette arme du Seigneur nouveau (le Horla), la domination d’un mystérieux vouloir sur l’âme humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion... Que sais-je ?  Je les ai vus s’amuser comme des enfants imprudents avec cette horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à l’homme !"

La nouvelle annonce donc la fin de l'être humain !