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lundi 14 septembre 2020

Pat Barker : Le silence des vaincues Rentrée littéraire 2020

Le silence des vaincues de Pat Barker 

Qui a dit que la rentrée littéraire n’était pas intéressante ? Pas moi en tout cas ! Le silence des vaincues est un coup de coeur.

 J’en aime le sujet : la guerre de Troie revue par une femme, Briséis, la captive d’Achille, son trophée, l’enjeu de sa rivalité avec Agamennon, la raison de sa colère et de son refus de se battre ! Et je trouve audacieux et intelligent de la part de Pat Barker cette Iliade débarrassée des ors de la légende, du grandissement épique qui auréole les guerriers grecs ou troyens. Les héros sont ramenés à leur condition d’hommes, les combats ne sont plus orchestrés par les dieux. Pat Barker refuse l’épopée parce qu’elle magnifie la guerre et elle nous ramène à ce que nous sommes, près de la terre ! Ce thème est introduit dès l’incipit du roman qui claque comme une gifle :
« Le GRAND ACHILLE, LE BRILLANT ACHILLE, le bouillant Achille, le divin Achille… Comme les épithètes s’accumulent ! Nous ne l’appelions jamais par aucun de ces noms; nous l’appelions « le boucher ».

La guerre, donc, vue à hauteur de femme : tuerie de masse, ivresse du meurtre et de la violence, la guerre et ses horreurs sans gloire qui révèle les pires instincts, folie, cruauté, qui peint les combattants tels qu’ils sont, couverts de sang et de souillures organiques, cervelles éparses, intestins déversés. Et le sort des des vaincues, toujours le même, éventration des femmes enceintes, assassinat de leurs enfants, viol, servitude sexuelle, esclavage, humiliations, maltraitance, avilissement, désespoir… Pat Barker nous révèle une autre réalité sous la richesse affichée des vainqueurs. Achille mange dans une vaisselle d’or mais la saleté et la misère règnent dans le camp des Grecs, odeurs délétères des latrines et de l’hôpital, amoncellement des dépôts d’ordure qui entraîne la peste, réinterprétation du récit homérien qui décrit l'épidémie comme une vengeance du dieu Apollon offensé en la personne de son prêtre Chrysès.

 Ajoutez à ces propos, un roman passionnant, addictif, plein de compassion, qui nous fait découvrir des êtres vivants, complexes, tourmentés, divisés, tout en nous plongeant au coeur de l’humanité, de ses souffrances, de ses contradictions. C’est aussi une grande réussite de l’écrivaine d’avoir évité le manichéisme, d’avoir su montrer la fragilité de ces « héros » devenus machines à tuer. Achille, enfant abandonné par sa mère, la déesse Thétys, quand il était enfant, souffrant toujours d’un manque affectif, Patrocle, empathique, mais se transformant en tueur sur le champ de bataille. Les rapports ambivalents des deux amis, entre domination, soumission et amour indéfectible. 

L’écrivaine connaît son Iliade sur le bout des doigts et nous fait partager le plaisir érudit, mis à la portée de tous, même de ceux qui ne connaissent par l’oeuvre d’Homère, de retrouver les personnages illustres, Hécube, Hélène, Cassandre, Ulysse, Nestor, Ajax…et d’assister aux grands sommets de l’histoire de Troie : la visite de Priam à Achille pour réclamer son fils Hector mort sur le champ de bataille, celle de de Chrysès, le prêtre d’Apollon, venu chercher sa fille Chryséis, la dispute entre Agamemnon et Achille, sa mort … Mais en même temps, elle démystifie tous ces personnages et nous parle des victimes, de ces femmes obscures, livrées à la soldatesque, battues, survivant dans la peur et dans la violence. 

C’est ainsi que le récit de Pat Barker offre une vision féminine ( féministe ? mais pas obligatoirement, tous les pacifistes peuvent se reconnaître dans cette proposition) de la guerre de Troie mais elle décrit aussi avec réalisme ce que sont toutes les guerres. A travers l’Iliade, elle nous parle de notre époque ou plutôt de toutes les époques et donne une vision universelle de la guerre avec sa corrélation, la violence faite aux femmes. Elle nous oblige à réfléchir à notre humanité qui n’a jamais pu et su éviter que les conflits dégénèrent en boucherie et qui n’a jamais su gagner en sagesse ! 

Un beau roman, au style efficace, sensible et vibrant, qui, tout en nous renvoyant à l’actualité, donne pour la première fois la parole aux femmes, reines déchues, filles violées, arrachées à l’enfance, esclaves battues, victimes d’hier et d’aujourd’hui. Une belle réussite !

16 commentaires:

  1. Bonjour, je reprends moi aussi et peu à peu la route vers les blogs.
    Une version un peu plus féminine, un oeil nouveau sur une époque, tout cela semble fort intéressant, merci!

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  2. Qui a dit que la rentrée littéraire n’était pas intéressante ? Pas tout à fait moi, mais presque... :-) (Goran : http://deslivresetdesfilms.com)

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    1. C’est surtout que je ne lis pas beaucoup de nouveautés (Goran : http://deslivresetdesfilms.com)

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    2. C'est vrai que l'on peut être déçu avec les nouveautés, il y en a tant et pas toujours du même niveau. Mais c'est une question de chance, on peut bien tomber.

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  3. Ce pourrait être bien à lire, avant de me (re)lancer dans l'Iliade (où apparaît cette captive dès l'entrée)

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    1. Avant ou après, peu importe ! c'est une autre lecture mais la même histoire !

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  4. forte de tes propositions je viens de le terminer et je te suis presque totalement
    j'ai aimé ce récit à hauteur de femme ce qui change un peu dans le monde antique, cela m'a rapellé un excellent roman que je te recommande : le chant d'Achille de Madeline Miller (en poche)
    un seul bémol pour moi, l'écriture prenante mais quand même approximative à moins qu'il s'agisse de problème de traduction, là l'éditeur n'a pas fait son boulot ce qui est dommage
    mais je reste positive comme toi malgré tout

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  5. Merci pour le conseil de lecture. Par contre, je ne comprends pas ce que veut dire "écriture approximative" dans ce contexte. Je sais qu'on lui a reproché de ne pas employer le style noble et de faire parler les soldats comme des soudards,ce qui se justifie amplement;elle prend le contrepied de l'épopée. Par contre, j'ai aimé le style qui est, en effet, très prenant.

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  6. J'avais noté cette phrase entendue à France Inter dite par JB Pontalis : "Il y a bien des façons de passer à l'acte. Se taire en est une."
    J'aime beaucoup le film de Visconti L'Innocent parce que le héros cynique ne peut rien, parce qu'ils sont morts,
    contre les deux personnes qu'il exècre : l'amant et l'enfant adultérin de sa femme

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  7. Cette année, j'ai décidé de lire quelques nouveautés, choisies surtout parce qu'elles me sont arrivées directement dans les mains, mais la rentrée littéraire ne provoque pas chez moi un grand enthousiasme en général.

    Ce livre a l'air passionnant en tout cas et l'auteur audacieuse. J'ignore pourquoi, mais j'associais cet éditeur à la romance (ou alors c'est bien le cas ?).

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  8. Oh, la mythologie vue d'un point de vue féminin, voilà qui ne peut que m’intéresser!
    Daphné

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