"Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au contraire, ce qui, sur la fin — car le duc et le général ne cessèrent plus de parler généalogies — sauvait ma soirée d’une déception complète. Comment n’en eussé-je pas éprouvé une jusqu’ici ? Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l’avais seulement connu et rêvé à distance, d’un corps et d’une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m’avait donné l’impression de plate vulgarité que peut donner l’entrée dans le port danois d’Elseneur à tout lecteur enfiévré d’Hamlet. Sans doute ces régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n’y subsistaient que comme la cause dans l’effet, c’est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l’intelligence, mais nullement sensibles à l’imagination."
Singer Sargant |
Le côté de Guermantes, le troisième volume de La Recherche du temps perdu, fait pendant au premier volume Du côté de chez Swann, tous deux constituant les deux directions des promenades que le jeune Marcel faisait avec ses parents à Combray. L’un, du côté de la Vivonne et des nénuphars, représentait la grande noblesse, le château de Guermantes et l’image de la duchesse et des rêves de Marcel; l’autre, du côté des aubépines en fleurs, menait à la propriété de Swann alors ami de ses parents où il aperçoit pour la première fois Gilberte Swann.
Dans Le côté de Guermantes, nous apprenons le déménagement à Paris des parents de Marcel dans un appartement loué par la duchesse de Guermantes qui devient ainsi leur voisine. Ce volume est consacré à la famille de Guermantes : la duchesse Oriane a épousé le duc Basin de Guermantes. Celui-ci a pour frère, Palamède de Guermantes, qui porte le titre de baron Charlus. Robert de Saint Loup est leur neveu. Lui-même est fils de Madame de Marsantes, soeur de Basin et de Palamède. Madeleine, marquise de Villeparisis, est la tante de Basin et de Palamède et la grand-tante de Saint Loup. Enfin, la princesse et le prince de Guermantes sont leurs cousins.
Dans le premier volume Du côté de chez Swann, nous avons appris que Marcel, à Combray, amoureux du nom des Guermantes plus que de la duchesse elle-même, a bien du mal à faire coïncider le rêve et la réalité, le mystère, la noblesse, la couleur et la sonorité du Nom au personnage physique somme toute assez terre à terre d’Oriane !
Pourtant, il en tombe amoureux quand il la revoit à l’opéra, dans toute la magnificence de sa toilette, avec son charme de grande dame pleine d’assurance et d’aisance, courtisée par tous.
Ensuite, il apprend à la connaître d’abord dans le salon de la marquise de Villeparisis puis, quand elle l’invite chez elle, à l’hôtel Guermantes. C’est l’occasion pour Marcel, débarrassé de ces illusions, de voir les Guermantes tels qu’ils sont et de souligner leur morgue, toujours assortie d’une politesse exemplaire qui écrase celui à qui il s’adresse, leur affectation de simplicité, mais aussi leur médiocrité intellectuelle, l’esprit tant vanté d’Oriane de Guermantes reposant souvent sur des connaissances superficielles et toujours sur la méchanceté et le mépris.
"Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l’affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques."
On sent que Marcel, entré dans l’âge adulte, se place désormais en observateur et maintient une distanciation par rapport à ceux qu’il observe. Il occupe la position de l’écrivain.
Ainsi ce dialogue entre Oriane et Basin, à propos de madame de Cambremer dont le le duc a imposé la présence à Oriane et qui traite la grosse dame de vache. Le duc proteste, complice, affirmant que non, elle ne ressemble pas à une vache ! Tous les deux nous offrent l’image d’une scène de comédie mondaine où l’esprit de la duchesse fuse mais dont les personnages ne sortent pas grandis :
"Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.
— Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un côté, j’avais envie de lui répondre : « Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relation avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et d’autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j’ai fini par croire que votre Cambremer était l’infante Dorothée qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. …. "
Superficialité aussi quand il s’agit de traiter de fait politique ou social, à propos de l’affaire Dreyfus :
"— En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de son île ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent. Tout le monde éclata de rire. « Vous avez entendu le mot d’Oriane ? demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. — Oui, je le trouve très drôle. "
Elle ne manque d’ailleurs pas d’audace et même de panache. Ainsi lorsque recevant le Grand-Duc de Russie, elle s’écrie : « Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? »
Au cours de ces rendez-vous mondains Proust a donc le temps d’observer cette classe noble qu’il a longtemps admirée et idéalisée mais dont la fréquentation tue l'imagination. J’ai parfois trouvé fort long ces interminables conversations qui multiplient les exemples des traits d’esprit de la duchesse qui me paraissent surtout être du niveau de la médisance et des ragots. Chaque exemple est d’ailleurs intéressant mais l’ensemble m’a paru répétitif. J'en ai eu par dessus la tête de ces conversations généalogiques à
n'en plus finir qui témoignent de la vanité de la mondanité. A force de lire sur des gens inintéressants, même si le texte est forcément bien écrit ( Bien sûr, c'est Proust !), j'ai fini par m'ennuyer. Et même si j'admire la finesse d'analyse de l'écrivain, je ne peux m'empêcher de penser qu'il se répète et que le livre gagnerait à être élagué ! J'ai souffert pendant les mille pages de cette lecture en mauvaise compagnie ! Les Guermantes !! Et oui, je préfère quand Proust écrit sur la nature ou sur l'Art avec une si belle précision et tant de poésie, d'originalité et de justesse!
James Abott Whistler |
Cette prise de conscience de Marcel Proust va culminer sur une scène
brillante mais cruelle, d’une tristesse affligeante, où le duc et la
duchesse vont révéler d’une manière irrémédiable leur égoïsme, leur
superficialité, leur sècheresse d’esprit, leur vacuité, traits de
caractère qui caractérisent cette classe sociale. C’est la scène si
connue que j’appelle des chaussures rouges dans laquelle nous voyons
Swann dont la duchesse se dit l'amie, refuser de partir à Venise avec
elle et lui expliquer qu'il est malade et qu'il va mourir :
— Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.
— Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit ironiquement Swann. (...)
Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible : « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. » (...)
La duchesse remonta dans sa chambre. « Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d’eux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers noirs. »
— Ce n’est pas laid, dit Swann, et j’avais remarqué les souliers noirs, qui ne m’avaient nullement choqué.
— Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c’est plus élégant qu’ils soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n’aurait pas été plutôt arrivée qu’elle s’en serait aperçue et c’est moi qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J’aurais dîné à neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu’Oriane ne redescende. Ce n’est pas qu’elle n’aime vous voir tous les deux. Au contraire c’est qu’elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J’ai très mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal à l’estomac à tous les deux. Elle est bien moins solide qu’on ne croit. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :
— Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous !"
1088 pages dans la collection de poche |
Très élégante ellipse pour résumer un si gros bouquin entre la "vacherie " d'Oriane et l'épisode des chaussures rouges !
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