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lundi 22 septembre 2025

Katherine Mansfield : Prélude et Sur la baie

 


Katherine Beauchamp qui prend pour nom de plume le pseudonyme de Mansfield emprunté à sa grand-mère est née à Wellington en Nouvelle-Zélande en 1888 et c’est en France, à Avon (Seine et Marne), qu’elle mourra, malade de la tuberculose en 1923. Elle quitte son pays pour l’Angleterre une première fois en 1906 au cours de laquelle elle a une liaison homosexuelle qui fait scandale à Wellington et est rappelée par ses parents puis elle repart en 1908, période où elle se retrouve enceinte, se marie (un mariage qui dure un jour), et perd son bébé. En froid avec sa famille bourgeoise et conservatrice, elle ne revient jamais dans son pays natal et  fait de fréquents séjours en France, à Menton, en particulier. Pourtant à la mort de son frère,  - Leslie Beauchamp- ,  avec qui elle était restée en contact alors qu’il servait sous le drapeau britannique en France en 1915, tous les souvenirs de son enfance remontent à la mémoire. Elle écrit dans son journal : 
  
« A présent, ce sont des réminiscences de mon pays à moi que je veux écrire. Oui, je veux parler de lui, jusqu'à l'épuisement absolu de mes réserves. Non seulement parce que c'est une «dette sacrée » que je paierai à la patrie où nous sommes nés, mon frère et moi, mais aussi parce que j'erre avec lui en pensée dans tous les endroits remémorés. Jamais je ne m'en éloigne. J'aspire à les faire renaître en écrivant.  »

 

Katherine Mansfield


Les nouvelles qu’elle écrit alors éclairent des moments heureux de l’enfance composés de petits riens, de bribes de vie, de sensations, de moments suspendus, une écriture que les critiques ont pu qualifier de  pointilliste,  et qui raconte l’histoire d’une famille, les Burnell, en tout point semblable à la famille Beauchamp. Dans Prélude, et Sur la Baie, elle-même y figure sous le nom de Kezia avec ses deux soeurs et son petit frère. Ces instants de bonheur lumineux, parfois fulgurants, souvent fugaces mais troués d’angoisse diffuse, sont vécus dans l’urgence, avec la conscience de leur fragilité et de leur brièveté. Prélude raconte le déménagement de la famille pour une maison plus grande. Sur la Baie relate une journée de la famille à la plage de Crescent Bay, les jeux des enfants, leur insouciance, les moments de bonheur et le vécu des adultes, leur insatisfaction, leurs désirs inavoués, qui contrastent avec l’innocence enfantine. La  présence de la mer y est constante, ce sentiment de l’insularité que Mansfield met ainsi en valeur dans son journal : 

"Oh ! je veux, l'espace d'un instant, faire surgir aux yeux du Vieux Monde notre pays inexploré. Il faut qu'il soit mystérieux et comme suspendu sur les eaux. Il faut qu'il vous ôte le souffle. Il faut qu'il soit « une de ces îles …" 

ou dans ce poème : 

"  La chatoyante, aveuglante toile de la mer
Etait suspendue dans le ciel, et le soleil araignée, 
Avec une cruauté besogneuse et effrayante,
Rampait dans le ciel et filait, filait. 
Elle pouvait le voir encore, les yeux clos
Et les petits bateaux pris comme des mouches dans la toile. "


Les caractéristiques du style de Katherine Mansfield 



Katherine Beauchamp avec sa petite soeur Jeanne (Lottie) et son petit frère Leslie (Boy)

                              Courtesy of the Alexander Turnbull Library


A travers les deux nouvelles Prélude et Sur la baie apparaissent les caractéristiques du style de Katherine Mansfield. L’écrivaine y expose le flot des pensées intimes de chacun, en variant les points de vue, celui des enfants Isabel, Kézia et Lottie, (le petit garçon est encore un bébé dans son berceau) et de leurs cousins Pip et Rags Trout; de la mère Linda épuisée par ses grossesses, qui redoute d’être à nouveau enceinte et qui n’aime pas ses enfants, à part peut-être ce bébé qui semble vouloir tisser un lien avec elle;  de la tante Beryl, belle, préoccupée uniquement d’elle-même, fantasque, toujours dans l’attente du grand amour ; de la grand-mère adorée et du lien spécial qu’elle a avec Kezia;  du père, Stanley, insupportable tyran domestique dont toutes les femmes sont bien heureuses d’être débarrassées quand il part travailler. Ces pensées que Katherine Mansfied nous livre sans intermédiaire, ce que l’on a appelé le « courant de conscience » (stream of consciousness ) nous permettent d’entrer en contact direct avec l’intériorité du personnage. Ainsi le père de famille partant au travail : 

« Ah ! le manque de coeur des femmes ! Et cette façon qu'elles avaient de trouver naturel que ce soit votre rôle de vous tuer à la tâche pour elles, alors qu'elles ne prenaient même pas la peine de faire attention à ce que l'on n'égare pas votre canne. » 

Ce stream of consciousness est l’une des caractéristiques du style de l’écrivaine, une technique d’écriture originale qu’elle partage, entre autres, avec Virginia Woolf, ce qui faisait dire à cette dernière : "Je ne voulais pas l’avouer, mais j’étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j’aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. " 

Une autre caractéristique est cette manière de passer du réel à l’imaginaire sans que le lecteur puisse avoir un repère et sans établir une barrière entre les deux. Ainsi lorsque les enfants jouent dans Prélude ou dans Sur la baie, ils deviennent d’autres personnages et nous sont présentés sous leur nom d’emprunt sans que rien ne nous y prépare, comme s’il s’agissait de la réalité. Ces passages assez étonnants et déstabilisants peignent la force de l’imagination enfantine et montrent que pour l’enfant la frontière entre le réel et l’irréel est mouvante et floue, ce que nous perdons en entrant dans le monde des adultes. De là naît une étrangeté et une poésie nostalgique propre à Mansfield lorsqu’elle parle des enfants.

C’est aussi un monde où les animaux et les objets sont dotés d’une vie propre, indépendante, doués de sentiments : 

"Nous sommes des arbres muets, tendant nos bras dans la nuit pour implorer nous ne savons quoi » disait le bois dans son chagrin."

De plus les nouvelles de Mansfield donne toujours une impression d’inachevé. C’est ce que j’ai pu observer non seulement dans les deux nouvelles citées ici mais aussi dans toutes les autres. Parfois, même, elles s’achèvent au moment où tout autre écrivain commencerait à écrire. Elles laissent le personnage en suspense, face à lui-même, à son devenir, d’où naît une sensation aiguë d’angoisse et de tristesse.  

Les thèmes :  la mer, l’insularité

 


Dans les deux nouvelles, le thème de la mer est omniprésent. La mer prend part aux différents moments de la vie quotidienne, encadre la vie des personnages.
 
Dans Prélude la famille déménage et les deux soeurs cadettes qui n’ont pas pu partir avec les autres, faute de place dans la voiture font le trajet de nuit. Tout le voyage en carriole se pare d’étrangeté aux yeux des fillettes qui ne sont jamais sorties la nuit. La petite Lottie qui a les yeux qui papillotent s’endort sur son vêtement et a l’ancre de son bouton imprimée sur la joue. Elle appartient à la mer jusque dans son sommeil. Katherine Mansfield a le talent de peindre les émerveillements de l’enfance, la façon dont les enfants sont réceptifs aux sensations, aux lumières, aux odeurs et comment la découverte de quelque chose de nouveau se pare pour eux d’une aura mystérieuse, comment ils peuvent transformer un instant fugace en éternité du souvenir.

Des étoiles étincelantes parsemaient le ciel et la lune suspendue au-dessus du port accrochait des fils d’or à la crête des vagues. On voyait le phare qui brillait sur l’île de la Quarantaine et les lumières vertes des vieux pontons à charbon.

La mer semble donner le LA, rythmer les moments de bonheur ou d’inquiétude comme une musique obstinée, toujours présente. 

Sur la Baie se déroule en une journée et commence à l’aube sous le brouillard qui enveloppe la vie, encore pleine de sommeil et qui a du mal à émerger de la torpeur. Entre rêve et réalité, veille ou sommeil, une splendide description de ce paysage, onirique, enchanteur, ouvre donc sur une journée ordinaire à la mer où toute la famille se retrouve. 

Le Toi-Toi argenté...


"Le soleil n’était pas encore levé et tout Crescent Bay était caché sous le voile blanc d’un brouillard marin."

"Il n’y avait rien pour indiquer ce qui était la plage où était la mer. L’herbe était bleue. D’énormes gouttes restaient suspendues au branches et elles tenaient bon; le toi-toi argenté et duveteux s’alanguissait sur sa longue tige et tous les soucis et tous les oeillets du jardins des bungalows s’inclinaient jusqu’à terre sous le poids de la rosée.
On aurait dit que la mer était montée doucement dans l’obscurité, qu’une immense vague était venue mourir, ici, oui, mourir, mais jusqu’où exactement ? Peut-être, si vous vous étiez réveillé au milieu de la nuit, auriez-vous vu un gros poisson donner un petit coup au carreau de la fenêtre, puis s’en aller comme il était venu."

 Les premiers personnages à apparaître sont le berger, le chien et les moutons qui semblent chassés du paysage  lorsque le soleil se lève, comme s’ils étaient un rêve appelé à disparaître devant la réalité.
Puis les premiers de la famille sur la plage pour le bain matinal sont l’oncle Jonathan Trout, un homme, joyeux, insouciant, mais seulement en apparence, et Stanley, le père, toujours pressé, imbu de son importance, « je n’ai pas le temps de batifoler », revêche, qui quitte vite la plage.

 Et là encore la mer prend parti : 

«  Au même moment, une énorme vague souleva Jonathan, le dépassa, puis alla se briser sur la grève au milieu d’un joyeux fracas. Quelle beauté ! Et voici qu’il en arrivait une autre. C’est ainsi qu’il fallait vivre - avec insouciance et légèreté, sans retenue. Voilà ce qu’il fallait… Vivre – vivre ! Et le matin parfait, si beau, si frais, qui se prélassait dans la lumière et donnait l’impression de rire de sa propre beauté, sembla murmurer : "Pourquoi pas ?"

La mer rythme les différents moments de la journée et met son grain de sel partout ! 

Déjà, dans la matinée, la plage est « jonchée de petits tas de vêtements et de chaussures; les grands chapeaux de soleil sur lesquels on avait mis des galets pour empêcher le vent de les emporter, avaient l’air d’immenses coquillages » et jusque dans les jeux d’enfants :
Lottie «  quand une vague plus grosse que d’habitude, une vieille vague toute barbue arrivait au galop vers elle, elle bondissait sur ses pieds, le visage horrifié et elle remontait à toutes jambes vers la plage; »

L’après-midi «La marée était basse; La plage était déserte: l’eau tiède de la mer clapotait paresseusement. Le soleil sans merci écrasait le sable fin de toute l’ardeur de ses rayons brûlants, cuisant sous son feu les galets, bleus, noirs et veinés de blanc. Il suçait les dernières gouttes d’eau au creux des coquillages. Il décolorait les liserons roses qui couraient partout sur les dunes. »

le soir
"Le soleil s’était couché. A l’ouest on voyait les grands amoncellements de nuages roses pressés les uns contre les autres »

Et même là nuit, quand la tante Beryl prête à tomber dans les bras d’un séducteur, le repousse tant elle le juge méprisable, la mer fait entendre d’abord son désaccord puis son approbation :

"En cet instant d’obscurité, le bruit de la mer devint profond et trouble. Puis le nuage s’éloigna et le bruit ne fut plus qu’un vague murmure comme si la mer s’éveillait d’un mauvais rêve. Tout était calme."

Les thèmes : La mort 


Puis il y a la grand-mère adorée de Kezia-Kathrine et ce très beau passage où la fillette prend conscience de ce qu’est la mort et du lien spécial qui la rattache à son aïeule : 

« Kezia demeura un instant immobile à songer à ces choses. Elle n'avait pas envie de mourir. Cela voulait dire qu'il faudrait s'en aller d'ici, de partout, pour toujours, quitter - quitter sa grand-mère. Elle se retourna vivement sur le côté.
"Grand-mère, s'écria-t-elle tout effarée.
- Quoi donc, mon poussin !
- Toi, il ne faut pas que tu meures." Kezia était catégorique.
"Ah, Kezia... " Sa grand-mère leva les yeux, sourit et hocha la tête. "Ne parlons pas de ça.
- Mais il ne faut pas. Tu ne pourrais pas me quitter. Tu ne pourrais pas ne plus être là."
Ça, c'était affreux.
"Promets-moi que jamais tu ne le feras, grand-mère", supplia Kezia.
La vieille femme continuait à tricoter.
"Promets-le-moi ! dis jamais !"
Mais sa grand-mère se taisait toujours. »


Dans la Garden party  que j'ai beaucoup aimé et qui se passe aussi sur l'île, la mort est le thème central.

Une très belle écriture !

Chez Fanja


samedi 20 septembre 2025

Angel Wagenstein: Abraham le poivrot, loin de Tolède : Plovdiv (2)

La vieille ville de Plovdiv : Maison  du marchand Argir Kuyumdzhioglu, musée ethnographique


Dans son livre Abraham le poivrot, Angel Wagenstein, décrit la ville de Plovdiv que j'ai visitée ce printemps.  La ville est à l'origine bâtie sur sept collines ( ou “ tepes ”) comme Rome mais l'une d'entre elles a été arasée. C'est la seconde ville de Bulgarie et la plus ancienne cité encore habitée d'Europe.  

 

 La vieille ville de Plovdiv

 

 La vieille ville de Plovdiv juchée sur sa colline, avec ses ruelles pavées, étroites, tortueuses qui montent à l'assaut des collines, ses maisons somptueuses du XIX siècle souvent devenues des musées, ethnographique, historique, Beaux-Arts, les vestiges thraces d'Eumolpias, ses églises, est un enchantement. Je suis tombée sous son charme !

 
Plovdiv : la vieille ville



Plovdiv : la vieille ville


Plovdiv : la vieille ville Maison Georgiadi : musée historique
 
 
 
Plovdiv : Eglise saints Constantin et Elena

 
 
Plovdiv : Eglise saints Constantin et Elena
 
 
  
Maison Nicolas Nedkovtich

 
 
Le quartier juif d'Ortaz Mezar 

 

 Wagenstein situe son récit dans le vieux quartier juif d'Ortaz Mezar. La ville contemporaine s'étend là autour de la mosquée Djumaya , au pied des collines.

"On appelle Plovdic « la ville au pied des collines », chaos de temps accumulé dans le désordre, au long duquel la Maritza n’avait cessé de frotter paresseusement contre ses rives des seins lourds, telle une bayadère de harem, ou des chairs desséchées par la canicule . Comme si quelqu’un avait jeté ici, près de son lit, à la manière d’énormes monticules de vieilles boîtes de conserve, les siècles épuisés."
 
 
Plovdiv : mosquée Djumaya




L'antique amphithéâtre

 

  

"Des arènes romaines à l’ombre du minaret turc et plus haut, au milieu des rochers, l’antique amphithéâtre, lui aussi fraîchement tiré du sommeil du passé, avec sa colonne qui inscrit au ciel la signature marmoréenne de l’hellénisme."


Plovdiv amphithéâtre romain


Les demeures du Réveil national 

 

Plovdiv : intérieur de la maison Klianti (XIX siècle) A noter la richesse la décoration


Plovdiv Maison Klianti


"Et à proximité de l’amphithéâtre, l’intime magnificence des demeures bulgares, contemporaines du Réveil national  bâtie aux temps tardifs du joug ottoman, lorsque les dominés devenaient à mesure plus riches et plus savants que leurs dominateurs."

Les demeures bulgares "du Réveil national" dont parle Wagenstein sont des maisons bâties au XIX siècle au moment où la fortune de marchands bulgares devient colossale et où renaît le sentiment national d'un pays dominé par l'Empire Ottoman depuis des siècles. Ivan Vazov dans Sous le Joug raconte la révolte de jeunes intellectuels idéalistes et la sanglante répression qui a suivi.

 

Maison du riche marchand  Stepan Hindliyan construite entre 1835_1840

 

 lorsque les dominés devenaient à mesure plus riches et plus savants que leurs dominateurs."

 

maison Stepan Hindliyan: la recherche dans l'ameublement et les tentures


Maison Balabanov


Maison Balabanov : le raffinement jusque dans les plafonds 

Maison Gieorgiadi: le raffinement jusque dans les plafonds 

Plovdiv : vue de la maison Klianti : cette splendide demeure avec sa petite église privée

Plovdiv : vue de la maison Klianti : cette splendide demeure avec sa petite église privée


La forteresse thrace d'Eumolpias

 

"Et une construction cyclopéenne domine le tout, faite de blocs de pierre dont chacun pèse plusieurs tonnes, traîné là on ne sait ni quand ni comment, mais sans doute dès le néolithique, les ruines de la forteresse thrace d'Eumolpias, que  l’on qualifiait déjà d’antique à l’époque de la guerre pour la Belle Hélène !"

 Une ville aussi ancienne que la cité de Troie mais encore peuplée !

La ville de Plovdiv et ses collines vues depuis les ruines de la forteresse Thrace d’Eumolpias

 

Philippopolis, la ville de Philippe de Macédoine

 
"
 Mais le plus cher à mes yeux, ce sont les parenthèses ouvertes dans son histoire infinie qui réunissent à distance deux nobles personnages, Philippe de macédoine, père d’Alexandre le Grand, qui conquit la ville et lui donna son ancien nom de Philippopolis et Abraham le poivrot qui couronna les églises de la ville et des environs de coupoles en zinc dont aucune, aujourd’hui encore, ne laisse passer la pluie. " 

Après la conquête romaine la ville est nommée Trimontium sous le règne de l'empereur Trajan. Puis elle est appelée Plovdiv lors de la victoire des Russes sur les Ottomans en 1878.

 


 

 

mercredi 17 septembre 2025

Angel Wagenstein : Abraham Le Poivrot, loin de Tolède (1)

  

Angel Wagenstein est un cinéaste et écrivain bulgare.

Né dans une famille bulgare d'origine juive séfarade, Angel Wagenstein a passé son enfance en exil à Paris (France) où sa famille s’est réfugiée pour fuir la répression des autorités bulgares de l'époque à l’égard des membres des mouvements socialistes et communistes. Il retourne dans son pays à la faveur d'une amnistie et, encore lycéen, milite dans une organisation antifasciste alors interdite. Des actes de sabotage lui valent d'être interné dans un camp de travail dont il s'évade pour rejoindre les rangs des Partisans. Dénoncé, arrêté, torturé et condamné à mort en 1944, il ne doit son salut qu'à l'arrivée de l'Armée rouge

À la fin de la guerre, il suit des études cinématographiques à Moscou (Russie) et signe par la suite les scénarios d'une vingtaine de longs-métrages, récompensés par de nombreuses distinctions internationales, dont, en 1959, le Prix spécial du jury du Festival de Cannes pour Étoiles, qui met en scène les amours d'un militaire allemand avec une déportée juive bulgare. Il a aussi réalisé des documentaires et des films d'animation.

Dans les années 1990, Angel Wagenstein s’est lancé dans l’écriture de romans. "Le Pentateuque ou les Cinq livres d'Isaac" - qui évoque avec humour la destinée des juifs d’Europe centrale - est un succès immédiat. Plus qu’avec ses productions cinématographiques, Angel Wagenstein est devenu un écrivain reconnu dans l'ensemble de l'Europe. Ses livres ont été traduits dans de nombreuses langues européennes ainsi qu'en hébreu. Source : Wikipédia


Abraham Le Poivrot

Zlati Boyadzhiev : Plovdiv la vieille ville


Abraham le poivrot, loin de Tolède est, après Le Pentateuque ou les cinq livres d’Isaac, le deuxième volet de la trilogie d’Angel Wagenstein sur le destin des Juifs d’Europe.  Le troisième volet Adieu Shanghai clôt la trilogie.

Abraham le poivrot, loin de Tolède  : Albert Cohen, Bulgare exilé à Israël, iconologue,  rentre à Plovdiv, sa ville natale, le temps d’un colloque au monastère de Batchkovo, " le plus ancien monastère conservé dans ces régions, bâti voilà neuf cent ans." C’est un spécialiste de l’école byzantine d’iconographie et de ses ramifications tant slaves que caucasiennes. 
 
Pour qui lit ce livre, comme je l’ai fait, en visitant Plovdiv, le plaisir est décuplé de se retrouver  avec le personnage face aux images des saints « fixés pour l’éternité sur les murs de la vieille église » dans les montagne des Rhodopes

« Les montagnes alentour exécutent avec enthousiasme leur oratorio automnal en orange, mordoré et rouge, sobrement soutenue par les ténébreuses basses des pins. »

Ou dans les vieilles rue du quartier Orta Mezar
"Tout ceci se passait voilà bien longtemps, lorsque Plovdiv comptait plus de tavernes que d’habitants et que la clarinette de Manouche Aliev emplissait jusque tard dans la nuit le cour des hommes de pont, de tristesse et de  joie."

Albert Cohen rencontre une amie d’école, Araxi, son amour d’enfance, partie en exil à Paris il y a bien longtemps, avec sa mère, la belle Mme Marie Vartanian, et qu’il n’avait jamais revue depuis. L’on apprendra ce qu’elle est devenue au temps du communisme qui a précipité la fin du vieux quartier tel qu’il était alors. Il revoit aussi un vieux photographe, Costas Papadopoulos, gardien de la mémoire de l’ancien Plovdiv, dont les  photographies jouent un grand rôle dans la mémoire collective, et font renaître la vie d’un quartier cosmopolite autour de sa synagogue. Comme revit aussi le grand-père d’Albert, Abraham, maître ferblantier, surnommé le Poivrot. Le récit tourne autour de cet homme hors du commun qui invente des histoires rocambolesques dont il est le héros pour son petit-fils et qui, entre pastis et rakis, philosophe sur la vie avec ses amis. 

 

Tsanko Lavrenov : Plodiv ( détail)

Souvent, la mémoire s’incarne dans un défilé de photos prises par Papadopoulos, images figées qui prennent vie et et se raniment sous la plume de Wagenstein.

La voilà, la taverne sous la treille, en face des vieux bains turcs, le premier havre du Poivrot, mais aussi son préféré dans sa longue navigation parmi les lagunes inexplorées de l’archipel des tavernes de Plovdiv. Et les vendeurs ambulants de douceurs orientales, balsusuk, kadingübek, kadayif, sans oublier le mahallebi d’un blanc nacré qui embaume la rose, aussi frémissante que le sein d’une jeune parturiente! Les voilà, les sveltes Turques qui ont enfilé le salira et chaussé les socques, toutes de noir vêtues, le visage couvert du Tasman immaculé qui ne laisse voir que deux yeux malicieux, pleins de vie. Et voilà aussi, les selliers, les étameurs, et la ferrailleurs, près du pont de bois, les marchands d’abricots secs, de pistaches, et d’amandes caramélisées.

Boyadzhiev : Le marchand de vinaigre Plovidv 

 

Ainsi nous apparaît le quartier, avec le pittoresque de ses populations mêlées, avec ses commerces débordants de denrées orientales, et le peuple si divers, si bariolé, le grand père avec ses amitiés, ses disputes et ses réconciliations, toute une vie chaleureuse et dense évoquée dans un style prolixe, vivant, plein de sève. 

 

Zlati Boyadzhiev le pope


Zlatti Boyadzhiev le pope(détail)
  

Une comparaison s’établit entre le Plovdiv d’aujourd’hui «  impersonnel et froid » et celui d’hier où toutes les  religions et les nationalités vivent ensemble dans une sorte syncrétisme bon enfant qui préside à l’éducation du petit Albert. Il y a des scènes hilarantes où le garnement est pris entre le pope qui lui assène « une claque pédagogique », le Hodja et le Rabin qui font de même ! A côté de ces trois figures religieuses, il y a, bien sûr, le maître d’école dont le rôle auprès des enfants n’est pas moins important. 

L’humour de l’auteur va souvent de pair avec la nostalgie quand il évoque un monde disparu qui n’est plus peuplé, pour lui, que par des ombres. Abraham Le Poivrot est une réflexion sur le souvenir et la mémoire qui déforme les faits si bien que l’on ne sait plus si la réalité que l’on recrée correspond à la vérité. Mais remarque l’auteur : « nos représentations et nos souvenirs déformés ne constituent-ils pas une réalité, mais une réalité autre, parallèle et imaginaire. » 

Humour aussi dans le sous-titre, loin de Tolède :  l'écrivain  donne quelques "précisions historiques" sur les origines de sa grand-mère, dont les ancêtres, les Mazal, ont été chassés d'Espagne au temps de Ferdinand et Isabelle, les Catholiques,  et du sinistre dominicain Thomas de Torquemada. Comparant sa grand-mère à "un arbre pourvu de racines profondément enfouies ", l'écrivain explique comment celle-ci, "comme toutes les grands-mères juives dans les Balkans" utilise un langage assez étrange et savoureux, hérité du ladino (latin populaire), du Spanol  et qu'elle-même nomme judesmo (juif). Aussi quand la grand-mère fait une scène à son mari,  poivrot et infidèle, ce n'est pas triste :

"Au nom de la vérité, il nous faut reconnaître notre incapacité à restituer, dans toute leur authenticité, les mots qui suivirent. Car le dialecte qu'utilisait la senore Mazal à l'occasion de semblables échanges interethniques s'avérait un indescriptible mélange de mots slaves aux terminaisons espagnoles, et inversement, d'archaïsmes en hébreu ponctués de jurons turcs, le tout dans une confusion obstinée des genres masculin et féminin, ce plat linguistique étant par ailleurs généreusement arrosé d'une sauce ladino." 
 

Un beau livre qui est à la fois plein d’humour, de vie et de chaleur humaine.
 

 


 


Angel Wagenstein : Abraham Le poivrot, loin de Tolède :  Plovdiv (2)

lundi 15 septembre 2025

Jules Verne : Kereban le têtu

 

 

Avec Kereban le Têtu, Jules Verne concocte pour ses lecteurs un roman comique où les portraits de personnages tirant vers la caricature, les situations absurdes, l’avalanche d’aventures en tout genre s’accumulent pour former un récit pour le moins original, étonnant, amusant. Le contraste entre le têtu Kereban « Quand j’ai dit non, c’est non ! » et le trop conciliant et molasson Van Mitten, son ami, est l’une des constantes et l’un des ressorts comiques du roman. Et que dire du pauvre Bruno, le serviteur, si fier de son embonpoint acquis au service de son maître et qui voit avec consternation son ventre maigrir au cours de ce voyage fou, fou, fou !
Mais, bien sûr, sinon cela ne serait pas Jules Verne, il s’agit d’un roman instructif aussi ! Jules Verne, fidèle à ses habitudes, nous fait visiter les pays traversés et l’Histoire de toutes ses régions riches de leur passé glorieux et qui se rappellent à notre présent, notamment quand on traverse la Crimée, russe depuis la Tsarine Catherine II.

Jugez plutôt du point de départ : Kereban le Turc, richissime négociant en tabac, rencontre à Constantinople son ami, Hollandais, Van Mitten, qui exerce le même métier que lui mais est venu se réfugier en Turquie pour fuir son épouse et ses déboires matrimoniaux. Il paraît que Jules Verne, dans ce roman, règle ses comptes avec sa femme ! 

- …Vous savez, les affaires!… les affaires!… Je n'ai jamais trouvé cinq minutes pour me marier !
- Une minute suffit! répondit gravement Van Mitten, et souvent même … une minute, c'est trop!


Kereban invite son ami toujours suivi de son fidèle serviteur Bruno à venir manger chez lui, dans sa belle propriété à Scutari (l’actuel Üsküdar) sur la rive asiatique du Bosphore, juste en face de Constantinople. Pour cela, il faut traverser le détroit en caïque, ce qui n’est l’affaire que de peu de temps.

 

En l'absence de pont la traversée vers Scutari (Uskudar) se faisait en bateau

Mais voilà que les autorités de Constantinople déclarent que désormais il faudra acquitter un droit de péage pour la traversée. Bien qu’il s’agisse d’une somme dérisoire pour un homme aussi riche que lui, Keraban s’indigne, refuse de payer; il s’entête, Il y va de son honneur ! Il ne paiera pas ! Et pour arriver chez lui, le voilà qui entreprend un voyage autrement coûteux et autrement long (2800 kilomètres), faire le tour de la mer noire avec ses amis. Il lui faudra traverser la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine, la Russie, la Géorgie et revenir en Turquie sur la rive asiatique.



De plus, allergique au progrès, Kereban refuse d’emprunter des moyens de locomotion moderne comme le train et de s’aventurer sur la mer en bateau car il craint le mal de mer. Et comme vous le savez maintenant, Kereban est têtu ! Bruno résume  la situation ainsi : 

« De toutes les têtes de Turc dans lesquelles on tape dans les foires, je ne crois pas qu’il puisse jamais s’en trouver une aussi dure que celle-là !  « 
- «  Ta comparaison, si elle n’est pas respectueuse, est très juste, Bruno, réplique Van Mitten. Aussi comme je me briserai le poing sur cette tête, je me dispenserai, à l’avenir, de frapper dessus ! »

 Ajoutez à cela qu’il faudra accomplir ce voyage en un temps record car Kereban doit impérativement arriver à Scutari pour le mariage de son neveu Ahmet avec la charmante Amasia, fille de son ami banquier d'Odessa. De plus, le mariage ne peut être reporté car ce serait renoncer à un héritage subordonné à une date précise. Rien n’est simple, tout se complique et ceci d’autant plus que le jeune homme se voit obligé par son oncle de partir avec lui et que, pendant son absence, la jeune fille et sa suivante vont être enlevées par d’affreux bandits qui veulent les vendre à un harem. 
Ah! l’Horreur ! Vous allez en vivre des aventures rocambolesques, vous enliser dans le delta du Danube, échapper à une meute de sangliers, risquer la prison à maintes reprises ou une collision avec un train ( et toujours à cause de l’entêtement de Kereban, le bien nommé) ! Vous allez sauver des jeunes filles en détresse dans une tempête, faire un quasi mariage forcé avec une Kurde, trois fois veuve, la noble Sardapoul ! Pauvre Van Mitten qui fuit son mariage pour tomber entre les pattes de cette matrone ! 
Mais bon à savoir, tout va bien se terminer avec encore moult quiproquos et moult entêtements de la part de notre héros !

Un curieux roman qui m’a bien amusée !


La Bulgarie

 


Comme j’ai lu ce livre non seulement dans le cadre du challenge de Jules Verne, de celui de la Carte d'Europe autour de la mer noire mais aussi de la Bulgarie, je me suis intéressée plus particulièrement à ce pays dans ce roman.
Le roman de Jules Verne  est écrit en 1883. Au début du voyage entrepris pas Kereban, l'écrivain écrit : « La Turquie d’Europe comprend actuellement trois divisions principales : la Roumélie (Thrace et Macédoine), l’Albanie, la Thessalie , plus une province Tributaire, la Bulgarie ».

La Bulgarie  après la victoire Russe contre  les  Ottomans en 1878  et le traité de San Stéfano devait devenir une grande principauté autonome mais la Grande Bretagne et l’Empire austro-Hongrois  s’y opposent  et le traité de San Stefano ne fut jamais appliqué.. 

«  La conséquence majeure, voulue par la diplomatie britannique, fut le traité de Berlin du 13 juillet 1878, qui eut pour but de contenir la Russie, et pour conséquence de réduire la Bulgarie de San Stefano à deux entités séparées : une « principauté de Bulgarie » vassale de l'Empire ottoman (entre le Danube et le Grand Balkan), et la « Roumélie orientale », province autonome de celui-ci (entre le Grand Balkan et le Rhodope). » « Ces deux petites principautés bulgares qui, malgré les réticences des puissances occidentales, parviennent à s'unir en 1885 en un royaume qui fait reconnaître son indépendance en 1908. Pour tenter de retrouver ses frontières de San Stefano, la Bulgarie s'allie à l'Allemagne durant les deux guerres mondiales. En 1946, elle est intégrée dans le « bloc de l'Est » qui se disloque en 1990. Elle est membre de l'Organisation mondiale du commerce depuis 1996, de l'OTAN depuis 2004, de l'Union européenne depuis 2007. (source Wikipédia)

Le soir du second jour les voyageurs atteignent Bourgas bâti sur le golfe du même nom en Roumélie  où ils dorment dans une auberge rudimentaire, puis  la route qui s’écarte du littoral, les ramène le soir à Aïdos jusqu’à Varna.

« Ils traversaient alors la province de Bulgarie, à l’extrémité sud de Dobroutchka, au pied des derniers contreforts des Balkans »
Jules Verne y décrit un passage difficile « dans des vallées marécageuses, tantôt  à travers de plantes aquatiques, d’un développement extraordinaire, dans lesquelles la chaise avait bien de la peine à ne pas glisser, troublant la retraite de milliers de pilets, de bécasses, de bécassines, remisés sur le sol de cette région accidentée. »

  



« On sait que les Balkans forment une chaîne importante. En courant entre la Roumélie et la Bulgarie vers la mer Noire, elle détache de son versant septentrional de nombreux contreforts, dont le mouvement se fait sentir jusqu’au Danube. »
 

Mais bien vite les voilà en Roumanie.


 

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